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Théodore de Banville

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Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris 6e arrondissement, est un poète, dramaturge et critique dramatique français. Célèbre pour les Odes funambulesques et Les Exilés, il est surnommé « le poète du bonheur ». Ami de Victor Hugo, de Charles Baudelaire et de Théophile Gautier, il est considéré de son vivant comme l’un des plus éminents poètes de son époque.

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Poésies

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    La chanson du vin Parmi les gazons Tout en floraisons Dessous les treilles, J'écoute sans fin La chanson du Vin Dans les bouteilles. L'Ode à l'Idéal Au fond du cristal Coule embaumée. La strophe bruit, Et, limpide, suit Sa sœur charmée. Les nectars vermeils Chantent les soleils De la jeunesse, Et tous les retours Qui font nos amours Pleins de tristesse ; Et le dieu cornu, Le beau guerrier nu, Dans les mêlées, Qui guide en rêvant Des femmes au vent Échevelées ; Le dieu des pressoirs Qui, sous les pins noirs Du mont Ménale, Fait, pendant la nuit, Courir à grand bruit La bacchanale ! Et le tambourin Des vierges sans frein Dans leurs querelles, Qui, loin des regards, Dans les bois épars S'aiment entre elles ; Et le chœur dansant Qui, rouge, et versant Dans son délire Le sang et le vin, Brise le devin Avec sa lyre ! Le Nectar nous dit : Ô vous qu'engourdit La Poésie, Plus de vains sanglots ! Buvez à mes flots La fantaisie. Ne réservez plus Vos vœux superflus Et vos tendresses Pour les impudeurs Et pour les froideurs De vos maîtresses. Nos claires prisons Montrent aux raisons Évanouies L'âme des couleurs, Du rhythme et des fleurs Épanouies ! Nos secrets plaisirs, Nés dans les loisirs, Ont à s'accroître, Pour les sens domptés Plus de voluptés Que ceux du cloître. Mais fuis, jeune élu, Le bois chevelu, Le flot rapide Et l'antre secret Où te rencontrait L'Aganippide ! Le thyrse est levé. Dans le lieu trouvé Pour les mystères, Hurlent de fureur Les vierges en chœur Et les panthères. Privé de tombeaux, L'impie en lambeaux Meurt comme Orphée. Dans l'onde à la fois Sa lyre et sa voix Pleure étouffée, Tandis qu'au lointain Bondit, le matin, Toute rougie, En vociférant Sur l'indifférent, La sainte Orgie !

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    La colombe blessée Ô colombe qui meurs dans le ciel azuré, Rouvre un instant les yeux, mourante aux blanches ailes ! Le vautour qui te tue expire, déchiré Par des flèches mortelles. Va, tu tombes vengée, ô victime, et ta soeur Peut voir, en traversant la forêt d’ombre pleine, L’oiseau tout sanglant pendre au carquois d’un chasseur Qui passe dans la plaine. Le jeune archer, folâtre et chantant des chansons, Passe, sa proie au dos, par les herbes fleuries, Laissant déchiqueter par les dents des buissons Ces dépouilles meurtries.

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    La coupe Le poëte en sa coupe, orgueil du ciseleur, S’enivre, et boit le vin amer de la douleur. Puis, après avoir bu le vin, il boit la lie Où dorment la tristesse et la mélancolie. Et puis, après la lie encore, tout au fond, Dorment en un flot noir l’accablement profond Et l’inutile amour de l’Idéal qui lève Son front chaste, et l’horreur effrayante du rêve. Et comme, en regardant longtemps ce flot moqueur, Le poëte qui sent se soulever son coeur, A dans ses sombres yeux l’égarement d’Oreste, La Muse lui dit: Mon bien-aimé, bois le reste! Paris, le dimanche 5 septembre 1886.

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    La femme aux roses Nue, et ses beaux cheveux laissant en vagues blondes Courir à ses talons des nappes vagabondes, Elle dormait, sereine. Aux plis du matelas Un sommeil embaumé fermait ses grands yeux las, Et ses bras vigoureux, pliés comme des ailes, Reposaient mollement sur des flots de dentelles. Or, la capricieuse avait, d’un doigt coquet, Sur elle et sur le lit parsemé son bouquet, Et, – fond éblouissant pour ces splendeurs écloses ! – Son corps souple et superbe était jonché de roses. Et ses lèvres de flamme, et les fleurs de son sein, Sur ces coteaux neigeux qu’elle montre à dessein, Semblaient, aux yeux séduits par de douces chimères, Les boutons rougissants de ces fleurs éphémères.

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    La fontaine de jouvence Il est une fontaine heureuse, dont l’eau tombe Dans un bassin plus blanc qu’une aile de colombe ; Cette eau limpide, avec de clairs rayonnements, Sur les dauphins de marbre éclate en diamants. Elle rend aux vieillards la jeunesse et la force. Mille jeunes Cypris, fières de leur beau torse, Sur l’azur de ses flots qui ne sont point amers Lèvent un pied plus blanc que la perle des mers. Celles qui n’aimaient plus les tourterelles blanches, Et ne tressaillaient pas dans le mois des pervenches, Ceux que laissaient glacés la Lyre et le bon vin, Sortent joyeux et beaux de ce Léthé divin ; Non beaux comme autrefois d’une beauté sévère, Mais semblables aux Dieux qui boivent à plein verre Le feu que le Titan pour nous a dérobé, Et qui puisent le vin dans la coupe d’Hébé. La Naïde aux yeux bleus, qui pleure goutte à goutte, Noie au fond de leur cœur la tristesse et le doute, Et, tournant leur esprit vers les biens éternels, Leur montre l’Idéal dans les plaisirs charnels. Voyez-les, souriants, fiers de leur belle taille, Dans ces riches habits de fête et de bataille Qui relèvent la mine, et qu’aux siècles anciens Peignaient avec amour les grands Vénitiens. Les couples sont épars : de jeunes femmes rousses Dont les yeux rallumés sont pleins de clartés douces, Avec leurs amoureux assis sur le gazon Effeuillent les bouquets de leur jeune saison. L’une parle à mi-voix, et, comme en un méandre, Erre par les sentiers de la carte du Tendre ; Celle-là, fière enfin de vivre et de se voir, Tantôt joue, et ternit l’acier de son miroir. Tandis qu’à ses genoux son compagnon étale, Jeune et fort comme un dieu, la grâce orientale, Une verse du vin dans le verre incrusté D’un jeune cavalier debout à son côté. Plus loin, deux rajeunis, sur la mousse des plaines, Mêlent dans un baiser les fleurs de leurs haleines ; Et, seins nus, une vierge en fleur, sans embarras, Tord ses cheveux luisants qui pleurent sur ses bras. Dans l’humide vapeur de sa métamorphose, Blanche encore à demi comme une jeune rose, Une autre naît au monde, et ses beaux yeux voilés Argentent l’eau d’azur de rayons étoilés. Dans les vagues lointains l’une l’autre s’enchantent, Agitant leurs tambours dont les clochettes chantent, De galantes beautés, honneur de ces pourpris, Qui teignent l’air limpide à leur rose souris. Et tous ces nouveau-nés de qui l’âme ravie Connaît le prix des biens qui font aimer la vie, Sans trouble et sans froideur cèdent à leurs désirs, Et vident lentement la coupe des plaisirs. O doux cygnes chanteurs, vous que la Poésie Retrempe incessamment dans son onde choisie, Amis, soyons pareils à ces beaux jeunes gens : Créons autour de nous des cieux intelligents. Cherchons au fond du vin les sciences rebelles, Et l’amour idéal sur les lèvres des belles, Et dans leurs bras, qu’anime une calme fierté, Rêvons la Jouissance et l’Immortalité. Mai 1844.

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    Les deux frères Patientez encore pour une autre folie. Les temps sont si mauvais, que pour son pauvre amant La Muse n’a gardé que sa mélancolie. Donc naguères vivaient, sous l’azur d’Italie, Deux frères de Toscane au langage charmant, Qui n’avaient qu’eux au monde et s’aimaient saintement. Deux lutteurs aguerris, formidables athlètes Jetés dans le champ clos de la société, Deux nobles parias, en un mot deux poètes, Fouillant dans la nature avec avidité. Mêlant tout, leurs douleurs stériles et leurs fêtes, Ils se cachaient ainsi, l’un sous l’autre abrité. Oui, frères en effet! J’ai dit qu’ils étaient frères: Je ne sais s’ils avaient sucé le même lait Ou s’ils s’étaient pendus aux gorges de deux mères, Mais ils craignaient de même et la honte et le laid. Tous deux comme un bonheur s’étaient pris au collet Pour s’être rencontrés le soir aux réverbères. Ils s’appelaient César et Sténio. Ce point Éclairci, leurs passés faut-il que je les dise? Le plus âgé des deux c’était César. La bise Avait connu longtemps les trous de son pourpoint, Comme la pauvreté son lit. De Cidalise, Ayant aimé trop tôt, je pense, il n’en eut point. Au fait, son existence avait été bizarre, Car il était né bon dans un siècle de fer. Rêveur dépaysé dont la folle guitare Câlinait le passant pour lui dire un vieil air, Le monde l’accabla de sa rigueur avare, Et le fit, de son ciel, rouler dans un enfer. Tout enfant, il aima sa mère, une danseuse De Parme, qui louait à tout prix son coton. Or, un jour, au sortir d’une nuit amoureuse Avec un Nelleri, seigneur d’assez haut ton, Comme il trouvait l’enfant d’une mine joyeuse, Elle le lui vendit pour cent ducats, dit-on. Ce seigneur l’aima fort trois jours. Mais sa maîtresse, Femme blonde aux yeux noirs, qui le tenait en laisse, Choya de préférence un horrible épagneul. Si bien qu’en un collège hostile à sa paresse, Par un beau soir d’été, César se trouva seul Comme un chevalier mort dans son rude linceul. Dans ces groupes d’enfants, compagnons de servage, Qui l’entouraient, cherchant son âme dans ses yeux, César ne se dit rien, sinon que sous les cieux Rien ne vaudrait pour lui sa liberté sauvage, Sa course vagabonde aux sables du rivage Et les enivrements de son cœur soucieux. Quoiqu’il fût ennemi de toute amitié fausse, Un d’entre eux, fin matois qu’on nommait Annibal, Par instants lui fit croire à ces rêves qu’exauce L’être à qui le soleil fait un manteau royal. Donc, voilà son ami qui le baisse et le hausse Comme un polichinelle au bout d’un fil d’archal. Plus tard il pend sa vie aux lèvres d’une femme Vénitienne, horrible et charmant amalgame De feux voluptueux dans un cœur endormi; Et lorsque enfin Thisbé l’appelait : son Pyrame, Il trouve un soir la belle ivre, et nue à demi, Qui rêve son remords aux bras de son ami. C’est ainsi qu’il était, malheureux et tranquille, Songeant aux vrais plaisirs si rares et si courts, Le front pâli déjà par la débauche vile, Et le cœur encor plein de ses jeunes amours, Quand, près de la taverne où s’écoulaient ses jours, Il vint à rencontrer Sténio par la ville. Papillon de la rose et frère de l’oiseau, C’était un doux jeune homme enivré d’ambroisie, Amoureux du repos et de la fantaisie, Laissant courir sa barque aux effluves de l’eau, Et dans les bras nerveux de sa Muse choisie Couché nonchalamment, comme dans un berceau. La vaste Poésie est faite avec deux choses : Une Âme, champ brûlé que fécondent les pleurs, Puis une Lyre d’or, écho de ces douleurs, Dont la corde se plie à ses métamorphoses, Et vibre sous la peine et sous les amours roses, Comme sous le baiser du vent un arbre en fleurs. Oh! lorsqu’on prend un livre et que l’on daigne lire Une riche pensée écrite en nobles vers, On ne sait pas combien la page et le revers Ont pu coûter souvent de farouche délire Et combien le gazon a de gouffres ouverts! C’est César qui fut l’Âme, et Sténio la Lyre. C’était un assemblage étrange, et que je veux Vous peindre : l’un riant d’un sourire nerveux Et sentant chaque jour le désespoir avide Graver sur son front large une nouvelle ride, Et l’autre, frais et rose avec de blonds cheveux, Et foudroyant le mal de son doute candide. Pareilles à deux fleurs au parfum pénétrant, Ils avaient confondu leurs deux âmes jumelles, Si bien que la souffrance avec de sombres ailes Emportait le bonheur pour le faire plus grand, Noyant sa douce voix dans les plaintes mortelles, « Comme un flot de cristal dans un sombre torrent. » C’est ainsi que César dans ses longues veillées Disait à Sténio ses désillusions, Ses premiers jours de foi, diaprés de rayons, Ses espoirs, et comment sans relâche éveillées, Des haines, par la nuit et l’enfer conseillées, Souillent de leur venin tout ce que nous croyons. Encore extasié de sa jeunesse franche, Pleine d’enthousiasme et de rêves touchants, Amoureuse des bois, de la nuit et des champs, Et de l’oiseau craintif qui chante sur la branche, Il lui parlait de l’homme, et disait ce qui tranche Les fils de soie et d’or de l’amour et des chants. Il lui disait comment, après des nuits de joie Où l’amour étoilé semble un firmament bleu, On s’éloigne à pas lents de la couche de soie, Emportant dans son cœur la jalousie en feu, Et comment à genoux, quand ce spectre flamboie, On frappe sa poitrine, en criant: Ô mon Dieu! Mais Sténio, pressant son âme parfumée Et blanche jusqu’au fond comme une jeune fleur, Enveloppait César de la foi de son cœur. Il disait, entouré d’une blanche fumée, Et caressant toujours sa cigarette aimée: Si c’est un rêve, ami, je veux rêver bonheur. Je veux croire à l’amour, à la nature, à l’ange, Au doux baiser fidèle, au serrement de main, Au rhythme harmonieux, au nectar sans mélange, Aux amantes qui font la moitié du chemin, Et penser jusqu’au bout que leur blonde phalange, En nous quittant le soir, espère un lendemain. Je croirai que le monde est une grande auberge Où l’hospitalité sans défiance héberge Comme le grand seigneur, le passant hasardeux, Et leur prête son lit sans se soucier d’eux. César, calme et pensif, répondait: Ô cœur vierge! Et, la main dans la main, ils souriaient tous deux. Mais lorqu’ils se quittaient, c’était comme une trêve Où chacun dans son cœur changeant de souvenir, Y sentait circuler une nouvelle sève Et comme un feu divin la force revenir. Car ils rêvaient tous deux, sans s’avouer leur rêve, Sténio de douleur, et César d’avenir! Et quand César voulait attendre sur sa route Le coursier de Lénore et le saisir aux crins, Il se disait en lui, comme l’homme qui doute: Qui soustraira mon frère aux dangers que j’ai craints? Je lui dois ma douleur, et je la lui dois toute, Et j’en garde pour lui les splendides écrins. Mais lorsque Sténio fut complet, que la gloire L’eut porté rayonnant à son temple d’ivoire, César pensa tout bas: Ô mort que je rêvais! Puisque j’ai pour toujours assuré sa mémoire Et qu’il sait à présent tout ce que je savais, Je n’ai plus rien à dire au monde et je m’en vais! J’étais le piédestal de sa blanche statue: Les peuples aujourd’hui la lèvent de leurs fronts. Puisque la seule foi que ma pensée ait eue Marche dans son triomphe, à l’abri des affronts, Je serai tombé seul sous le coup qui me tue, Et le repos m’attend dans la tombe: mourons! Oui, mourons aujourd’hui. Car si ma douleur cesse, Je laisse l’agonie à celle que j’aimais. Au milieu des plaisirs, du bruit, de la paresse, Des chants dont la splendeur ne s’éteindra jamais Avec tes pleurs divins lui rediront sans cesse: Regarde, ô lâche cœur, la tombe où tu le mets! Par malheur, Sténio ne savait pas maudire. Il perdit, le poète à la coupe de miel! Ces vers mélodieux pleins de rage et de fiel. Je cherche en vain, dit-il, mon superbe délire, Car moi, je n’étais rien que la voix d’une lyre, Et mon âme vivante est remontée au ciel!

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    La muse La muse est un oiseau, disait un maître ancien. Auguste Vacquerie. Près du ruisseau, sous la feuillée, Menons la Muse émerveillée Chanter avec le doux roseau, Puisque la Muse est un oiseau. Puisque la Muse est un oiseau, Gardons que quelque damoiseau N’apprenne ses chansons nouvelles Pour aller les redire aux belles. Un méchant aux plus fortes ailes Tend mille pièges infidèles. Gardons-la bien de son réseau, Puisque la Muse est un oiseau. Puisque la Muse est un oiseau, Empêchons qu’un fatal ciseau Ne la poursuive et ne s’engage Dans les plumes de son corsage. Mère, veillez bien sur la cage Où la Muse rêve au bocage. Veillez en tournant le fuseau, Puisque la Muse est un oiseau. Avril 1844.

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    La voie lactée Déesse, dans les cieux éblouissants, la Voie Lactée est un chemin de triomphe et de joie, Et ce flot de clarté qui dans le firmament Jette parmi l’azur son blanc embrasement Semble, dans sa splendeur en feu qui s’irradie, Produit par un foyer unique d’incendie. Mais quand notre regard dans l’éther empli d’yeux Monte vers l’Océan céleste que les Dieux Font rouler des Gémeaux de flamme au Sagittaire, Il y voit flamboyer des astres dont la terre Admire en pâlissant la sereine splendeur, Et dans le vaste flot sacré dont la candeur Éclate et de la nuit blanchit les sombres voiles, Il voit s’épanouir des millions d’étoiles. Telle est la Poésie: à travers le lointain Des âges, qui s’enfuit, comme au riant matin Devant les flèches d’or à vaincre habituées S’enfuit le triste choeur frissonnant des Nuées, Elle nous apparaît d’abord confusément, Lueur, flambeau, clarté, vaste éblouissement De porteurs de lauriers et de porteurs de lyre A l’homme encor sauvage enseignant leur délire; Puis nous reconnaissons parmi des spectres vains Les inventeurs sacrés, les beaux géants divins, Pareils à des lions dont la fauve crinière Embrase leurs fronts d’or que baise la lumière. O Calliope! muse aux chastes bras de lys, Avant tous, dans les jours lointains je vois ton fils Orphée, et je salue au riant crépuscule Ce roi héros qui fut le compagnon d’Hercule. Je le vois sur l’Argo; déjà courbant leurs fronts, Jason, Téphys, Idas de leurs gais avirons Frappent les flots; mais lui, tenant la lyre, il chante. Tous les monstres marins sur la mer qu’il enchante Montent, heurtant leurs flancs vermeils et se pressant Pour suivre le vaisseau rapide en bondissant; Et cherchant le héros avec un doux murmure, Le vent caressant fait voler sa chevelure. Puis je le vois, plus tard, soumettant à sa voix L’âpre désert, vainqueur des antres et des bois; Car, ô Déesse, alors sur les monts du Rhodope Ou sur le sombre Hémus que la nue enveloppe, Attirés par ses chants, pins, yeuses, cyprès, Les arbres pour venir l’écouter de plus près Déchiraient follement en leurs fureurs divines La terre qui tenait captives leurs racines; Et, sans songer à fuir leurs souffles arrogants Restant pour l’écouter dans les noirs ouragans, La colombe des cieux laissait tomber sa plume Sur le flot irrité du torrent blanc d’écume; Les aigles oubliaient de prendre leur essor; La tigresse tournait une prunelle d’or Vers ses regards voilés par ses longues paupières, Et sa voix éveillait des âmes dans les pierres. Temps quatre fois heureux où des vers ont changé Une arène infertile en Éden ombragé! þAu haut de la colline, une plaine déserte Et sans ombre, étalait son tapis d’herbe verte. Sitôt que le poëte issu du sang des Dieux Y vint, et que la corde aux sons mélodieux Résonna sous ses doigts, alors l’ombre prochaine Accourut. Ni ton arbre, ô Chaon! ni le chêne Touffu ne manqua, ni le frêne meurtrier, Ni l’érable qui saigne et le chaste laurier. Puis le tilleul ami, l’héliade pleureuse, Les tendres noisetiers et la tremblante yeuse Groupèrent leurs rameaux près du sapin sans noeuds Et du hêtre, étonnés de trouver auprès d’eux Le saule et le lotus amants des blondes rives; Puis le myrte léger, le buis aux teintes vives Qui bravent tous les deux le souffle des hivers, Et, le figuier poreux qui s’orne de fruits verts, Et le mûrier portant sa récolte sanglante, Et le prix immortel d’une victoire lente, La palme. Vous aussi vous vîntes, enlaçant L’ormeau, lierre aux cent mains, la vigne en l’embrassant! Et près de vous le pin, dont la tête se mêle Aux blancheurs de la nue, arbre aimé de Cybèle Depuis que son écorce emprisonna la chair Du bel Attis, et prit l’enfant qui lui fut cher; Enfin, suivant aussi le charme qui le guide, Le cyprès, des forêts mouvante pyramide, Arbre aujourd’hui, jadis ami du dieu changeant Dont la cithare est d’or et dont l’arc est d’argent. Et dès que sous ce dôme ombragé le poëte Eut doré de ses chants la paisible retraite Et que l’archet frémit, tout l’univers créé Vint rafraîchir sa lèvre à ce torrent sacré; Le lion, dont les yeux lancent la mort, cet hôte De la caverne sombre et de la forêt haute, Cessa pour un moment de répandre l’effroi, Le tigre dépouilla ses colères de roi, Et se laissa bercer dans un tendre vertige; Bien plus, en ce moment, ineffable prodige! Les stériles rochers où l’oiseau fait son nid Quittèrent la montagne et ses flancs de granit; La brise tut ses chants, l’aigle quitta son aire, Le ruisseau ralentit sa démarche légère, Et dans l’arbre amoureux les Dryades des bois Turent leurs vagues chants pour la première fois. Dans cet enivrement, les muses Aonides Quittèrent sans regret les demeures splendides Où l’écho retentit d’harmonieux accords, Et le mont verdoyant où les lys de leur corps Font comme une guirlande à la noire fontaine, Où le Permesse tombe et meurt dans l’Hippocrène, Où le sombre Olmius, avec un doux fracas, Bleuit d’un long baiser leurs membres délicats; Et les Dieux, sur l’Olympe où la jeune Déesse Leur verse à flots vermeils l’éternelle jeunesse Avec les vins sanglants par l’amour embrasés, Oublièrent enfin les immortels baisers. Chacun prêta l’oreille aux premiers chants du cygne: Celui qui ralentit les nuages d’un signe, Mercure ailé, Junon si belle en son courroux, Lyaeus accoudé sur les grands lions roux, Puis la blonde Aphrodite à la prunelle noire, Thétis, dont un rayon, baise les pieds d’ivoire, Mars, Diane, Pallas aux yeux profonds et bleus, Et Phébus rayonnant dans l’azur nébuleux. Sous ce profond regard de la voûte étoilée Le poëte eût senti son âme consolée, S’il n’eût été choisi pour la grande douleur Que les Dieux immortels égalent à la leur, Et s’il n’eût regretté ce type insaisissable Comme une goutte d’eau dans un désert de sable, Ce spectre qui de loin vous fait voir un sein nu Et fuit, vierge, un amant qui ne l’a pas connu. Oh! pour que dans mes vers ton doux nom resplendisse, Victime aux pieds légers, réponds, jeune Eurydice! Le ciel t’envoyait-il à notre humanité Pour montrer qu’ici-bas l’éternelle Beauté Ne se révèle à nous que dans l’éclair d’un rêve? Blonde et rieuse enfant, douce comme notre Ève, N’étais-tu pas, avec ton front chaste et divin, L’image du bonheur que nous touchons en vain, Qui nous apparaît tel que nos voeux le choisissent, Et qui s’évanouit quand nos mains le saisissent? Qu’avais-tu fait aux Dieux? A quoi pensait la Mort, Quand les bois gémissant la virent, sans remord Sur ta lèvre surprise éteignant la parole, Fermer ta bouche en fleur ainsi qu’une corolle? Eurydice! pendant que de son pas léger Elle fuyait les cris d’un insolent berger, Courant éperdûment dans les vertes campagnes De la Thrace, avec les Naïades ses compagnes, Elle tomba, mordue au pied par un serpent. Déroulant ses anneaux et dans l’herbe rampant, Le monstre au cou livide et qu’une bave arrose, Furtif, avait rampé vers son talon de rose, Et mis ses crocs affreux dans cette jeune chair. Les Dryades, pleurant son front qui leur fut cher, Crurent qu’en la perdant la terre était changée. On entendit gémir la cime du Pangée; Le dur géant Rhodope eut de longs désespoirs; Des sanglots éclataient parmi ses rochers noirs, Et le ciel vit les pleurs de la froide Orithye. Pour Orphée, anxieux et l’âme anéantie, Sur son front portant l’ombre ainsi qu’un noir vautour, De l’aube à la nuit noire il chantait son amour, Pâle, effrayant, en proie au sinistre délire, Et des cris douloureux s’échappaient de sa lyre. Enfin, brûlant toujours de feux inapaisés, Cherchant la vierge enfant ravie à ses baisers, Il pénétra parmi les gorges du Ténare; Il entra dans le bois où la lumière avare Se voile et meurt, où les vains spectres par milliers Se pressent, comme font des oiseaux familiers Qui vont rasant la terre et dont le vol hésite. Il apaisa le flot bouillonnant du Cocyte, Et même il vit au fond de l’enfer souterrain Les Dieux de l’ombre assis sur leurs trônes d’airain. Il chantait, voix mêlée à la lyre divine; Les Dieux voyaient l’Amour vivant dans sa poitrine; Sans doute ils eurent peur qu’en leur morne tombeau L’archer Désir lui-même avec son clair flambeau Ne parût, et domptant le Styx aux vagues sombres, Ne redonnât la vie au vain peuple des Ombres. Muse! tu sais comment, subjugué par ses vers, Pluton qui règne, assis près des gouffres ouverts Et des pics trop brûlés pour que l’herbe y verdisse, Rendit au roi chanteur la tremblante Eurydice, Et comment, ô douleur! vaincu par son amour Orphée, en arrivant presque aux portes du jour Se retourna pour voir plus tôt la bien-aimée. Elle s’évanouit en légère fumée. La mort couvrait de nuit son visage riant, Et, triste, elle appelait Orphée en s’enfuyant Vers le gouffre béant et d’où sortaient des râles Tendant encor vers lui ses mains froides et pâles, Et repassant déjà le fleuve au noir limon. Pendant sept mois entiers, sur les bords du Strymon, Orphée en pleurs, de tous évitant les approches, Dans les antres glacés vécut parmi les roches . Parmi les durs frimas où fleurissent les lys De l’âpre neige, aux bords glacés du Tanaïs Il erra, savourant le funeste délice De sa douleur, toujours chantant son Eurydice. Les Ménades hurlant dans leurs terribles jeux, L’aperçurent un jour du haut d’un mont neigeux. Les tigres à ses pieds se couchaient pleins d’ivresse, Et les chênes, suivant sa voix enchanteresse, Venaient vers le divin poëte en se mouvant. L’une d’elles, sauvage et les cheveux au vent, S’écria: Le voilà, celui qui nous méprise! Et les cris furieux se mêlaient dans la brise, Et le son de la flûte et le bruit des tambours Épouvantaient la nue, et devant les Dieux sourds, Rouges, à coups de thyrse, à coups de branches d’arbre, Lui jetant de la terre et des rochers de marbre, Même pour l’en frapper, dans les sillons bourbeux Arrachant follement les cornes des grands boeufs, Comme un farouche essaim, les Ménades hurlantes Déchirèrent son corps avec leurs mains sanglantes, Et leurs cris étouffaient ses plaintes et sa voix Impuissante à charmer pour la première fois, Car un dieu dans leurs coeurs avait mis cette fièvre, Et l’âme du héros s’échappa de sa lèvre. þLes oiseaux, les lions, les rochers et les bois Te pleurèrent, Orphée! Attirée à ta voix Si souvent, la forêt laissa comme une veuve L’ornement de son front pour te pleurer; le fleuve Crût de ses pleurs; voilant son sein de toutes parts Avec son deuil, la nymphe eut les cheveux épars. Le corps gît en lambeaux; et prodige! quand l’Hèbre Roule avec lui la tête et la lyre célèbre, La lyre cherche un son plaintif, qu’en expirant La voix plaintive mêle aux plaintes du torrent.þ On dit qu’en ce moment, par un instinct de mère, Calliope sentit une douleur amère; Que sa voix tressaillit dans son essor vainqueur, Et que son divin sang reflua vers son coeur. Saluant du regard ses légères compagnes, Elle vole dans l’air, plane sur les campagnes, Et pâle, ses cheveux dénoués sur son flanc, Touche enfin, mais trop tard, au rivage de sang. Elle ne pleura pas, la mère douloureuse! Mais regarda longtemps le flot que le flot creuse, Et laissant retomber ses voiles, montra nu Le chef-d’oeuvre sacré de son corps inconnu. C’en est fait, ce beau corps a roulé sous la vague, Le fleuve soulevé pousse un murmure vague, Fait briller son oeil glauque, et, trois fois agité De caresser dans l’ombre une divinité, Cherche dans son transport une force nouvelle Pour meurtrir follement cette chair immortelle. Ivre, le vent gémit, et les arbres dans l’air Font craquer sourdement leurs grands rameaux; l’éclair Enveloppe le ciel d’un sanglant crépuscule, Et frissonnant, le jour s’épouvante et recule, Et toute la Nature, émue en ce moment, Jette de sa poitrine un long gémissement. Les hommes, effrayés et baissant la paupière, Brûlent un encens pur dans leurs temples de pierre, Jusqu’à ce que le ciel, en essuyant ses pleurs, Déroule avec Iris l’écharpe aux sept couleurs, Et que l’onde calmée où ce rayon s’argente Couvre son dos uni d’une moire changeante. Alors, le regard trouble et la bouche en sanglots, La Muse reparaît sur l’écume des flots, Non telle qu’autrefois Cypris, la vierge blonde, Jaillit dans la clarté sur l’écume de l’onde, Mais farouche, plaintive, et sur un sein de lys Te serrant, douce Lyre, échappée à son fils! Puis elle alla s’asseoir aux sables du rivage, Les yeux illuminés d’une terreur sauvage, Les cheveux dénoués et mêlés de roseaux, Et l’épaule bleuie à l’étreinte des eaux. Là, pleine d’amertume en son âme qui saigne, Et regardant les fronts que la lumière baigne, Elle chercha des yeux le mortel assez grand Pour tenir la cithare où pleure un souffle errant. Mais nul n’osa prétendre à ce divin trophée De mort et d’harmonie. Ainsi mourut Orphée, La Lyre. Mais plus tard ce fut de son esprit Errant dans les grands bois où l’herbe en fleur sourit, Mais que le bûcheron frappe de sa cognée; Ce fut de son amour, de son âme indignée Que naquirent tous ceux dont le chant vif et clair S’envole dans l’orage en feu comme l’éclair Et plane comme un aigle au sein des cieux féeriques, Les dompteurs, les charmeurs, les poëtes lyriques: Tyrtée, Alcée en pleurs dont les vers fulgurants Ont jeté la terreur dans l’âme des tyrans, Et dont la sombre haine invincible et crispée Se retrouve, ô Chénier! sur ta tête coupée; Pindare que d’en haut suivent les Dieux épars, Qui chante dans le bruit des coursiers et des chars Et qui s’envole au but sacré tout d’une haleine! Et toi, grande Sappho, reine de Mitylène! Lionne que l’Amour furieux enchaîna, Près de la mer grondante, avec son Érinna, Elle enseignait le rhythme et ses délicatesses Au troupeau triomphal des jeunes poétesses, Et glacée et brûlante, au bruit amer des flots Elle mêlait des cris de rage et des sanglots. Éros, qui nous atteins avec des flèches sûres, De quels feux tu brûlas et de quelles blessures Son chaste sein meurtri par le baiser du vent! Mais comme rien ne meurt de ce qui fut vivant, Sa colère amoureuse et de souffrance avide, Plus tard devait dicter sa plainte au fier Ovide Qui, choisissant l’amour, eut la meilleure part, Et frémir dans les vers d’Horace et de Ronsard. Mille chanteurs ont dit chez nous, riants Orphées, Les chevaliers héros protégés par les Fées; Villon, ce bel enfant qui n’eut ni feu ni lieu, A chanté sa ballade en riant comme un dieu, Et Marot, comme un Faune escaladant la cime Du mont sacré, baisa les lèvres de la Rime; L’harmonieux Ronsard fit vibrer sous ses doigts La glorieuse lyre où sommeillent des voix, Et joyeux, anima de son archet d’ivoire Un Tempé souriant près de la verte Loire. Pindare, son aïeul, lui dit les grands secrets, Et les Nymphes baisaient son front dans les forêts. Attirant sur ses pas, au milieu des Déesses, Un troupeau louangeur de rois et de princesses, Il nous rendait Properce et Tibulle et ce doux Catulle, et ses chansons apprivoisaient des loups. Au tiède renouveau, sous la verdure tendre Cythérée amenait son enfant pour l’entendre. Comme un rouge Soleil entouré d’astres d’or Il régnait, et, charmeur d’âmes, volait encor Le Sonnet et la rime enflammée à Pétrarque; Et par lui, ravissant l’inexorable Parque, Victorieuse, comme en un festin d’amour Le vin de pourpre emplit un vase au pur contour, L’âme française entra dans les mètres d’Horace Élégants et précis. Voilà comment la race D’Orphée, ainsi qu’un vol d’abeilles au doux miel, Arriva jusqu’à nous des profondeurs du ciel. Mais bien avant que sur la terre émerveillée L’Ode aux cris éclatants ne se fût réveillée, Un homme colossal, une lyre à la main, Se leva pour chanter un combat surhumain. Comment dire ton nom, ton nom, géant Homère! Qui dominas du front cette Grèce ta mère, Et qui, roulant tout bas, spectre pâle et hagard Ta prunelle d’azur, sans flamme et sans regard, Laissas couler un jour de ta main gigantesque Toute l’Antiquité, comme une grande fresque! Où sont tes Dieux ravis dans l’éblouissement Et tes héros plus grands que tes grands Dieux? Comment Donnerai-je à mon vers une assez forte haleine Pour chanter les héros et le chanteur d’Hélène? Qui t’instruisait, ô Roi? Quels secrets épiés T’apprirent ces mortels qui rampaient sous tes pieds? Qui t’avait révélé, vieux mendiant des routes, Le ciel éblouissant et les splendides voûtes? Qui t’a fait voir un jour, d’un oeil épouvanté, Le maître dans sa gloire et dans sa majesté? N’étais-tu pas le fils d’Apollon, dieu de Sminthe, Qui dicte à ses enfants une suave plainte? Ou, dieu toi-même, un jour, l’âme pleine de fiel, Jupiter t’avait-il précipité du ciel, Et ne cachais-tu pas, dans ton idolâtrie, Un souvenir lointain de ta vieille patrie? Nul ne le sut. Tu vins, et d’un ton compassé, Un pied sur l’avenir, l’autre sur le passé, Tu chantas à grands flots ces créations pures, Fleuve où s’abreuveront les cent races futures! Tu marchais, échangeant, fier de ta pauvreté, Quelque repas furtif pour l’immortalité, Disant au peuple sourd à force d’insolence: Nation, je te voue à la nuit du silence! Pour l’immense avenir enflant ta large voix, Mendiant, t’asseyant à la table des rois, Et parmi les rayons, comme un essaim farouche Les mots harmonieux murmuraient sur ta bouche. Dans les enchantements de tes superbes vers, Tu mis les deux splendeurs qui charment l’univers, La Force et la Beauté sereine, et pour éclore Ton oeuvre s’éveilla dans une ardente aurore. Le mot fatal brilla, l’autel fut consacré, Le monde de l’idée étincela créé. Pour la beauté d’abord tu nous donnas Hélène, Forme terrible et pure en son manteau de laine, Pour laquelle à jamais les hommes et les Dieux Se livrent sans relâche un combat odieux, Et, comme sur un mont les roches ébranlées, S’écroulent à longs cris dans tes grandes mêlées; Hélène, au sort fatal qu’elle fuyait en vain, Que Vénus réservait pour un bonheur divin, 385 Et qui, dès que le blond Pâris ouvrit la bouche, Pensa voir Lyaeus, le roi libre et farouche, Le dieu charmant, riant, jeune, en qui s’est mêlé Le sang de Jupiter au sang de Sémélé! Hélène qui, riant sur sa couche fatale, Tuait dans un baiser l’Asie orientale, Et serrant sur son sein l’enfant aux blonds cheveux, Étouffait un empire entre ses bras nerveux! Prophétesse en courroux, triste et fière lionne, Comment saluas-tu la mère d’Hermione, Lorsque endormant Pâris sur le navire ailé, Ses chants retentissaient dans le détroit d’Hellé! Oh! quand tout l’avenir de carnage et de cendre Passa comme un flambeau sur l’âme de Cassandre; Lorsqu’elle vit au loin, comme un jeune lion, Achille déchirer les princes d’Ilion, Que, le regard fixé sur toutes ces détresses, Elle arrachait son voile et ses cheveux en tresses, Quel frisson dut la prendre au haut de cette tour Qui devait sur son front s’écrouler à son tour, Et d’où ses yeux ont vu, dans l’horrible mêlée De mille égorgements, la Guerre échevelée! Oui, ce furent bien là des combats palpitants Et tels qu’en avaient eu les Dieux et les Titans, Quand ces monstres hideux, fils de la Terre énorme, Pour élever au ciel leur phalange difforme, Sur l’escalier fatal que leur main exhaussa Posèrent pour degrés Pélion sur Ossa! Quels combats et quels chocs! Vénus et Diomède, Phoebus, Neptune, Ulysse et Minerve à son aide; Hector guidé par Mars et par Bellone, Hector Dont les chevaux ardents brisent des harnois d’or, Et derrière eux l’Asie ardente à se répandre De l’Axius d’argent aux rives du Méandre; Atride et les Ajax au carnage excités; La Grèce impitoyable et toutes ses cités, Depuis Cos, où les rocs semblent de noires tombes, Jusqu’à Thisbé, séjour aimé par les colombes! Oh! parle! redis-nous de combien de héros Les Dieux ivres d’horreur se firent les bourreaux! Chante encore, apparais sous le deuil qui te navre, Muse! excite nos pleurs, montre-nous le cadavre D’Hector, que tu suivis en tes longs désespoirs, Balayant la poussière avec ses cheveux noirs! Vierge, enfle tes clairons; c’est là que tout commence, Et rien n’eût rappelé cette Iliade immense, Si, las de cette mer où tout poëte but, Le père des héros n’eût vers un autre but Tourné sa poésie enivrante et pressée, Et gardé quelque amour à sa soeur l’Odyssée, Rêverie à plis d’or, chant limpide et vainqueur, Dont chaque note éveille un écho dans le coeur! Oh! que de passions et de saintes idées Y dorment gravement, hautes de cent coudées! Que de drames en germe étalés sous les fleurs! Avec quel charme on suit du sourire ou des pleurs Ce héros qui, jouet du courroux de Neptune, Portant de tous côtés son étrange fortune, Va parmi les flots verts, destructeur des cités, Braver le dur cyclope et ses atrocités, Suivre des yeux Pallas, guerrière vengeresse, Dormir près de Circé la brune enchanteresse, Et s’asseoir en haillons au grand festin des rois, Ces fils de Jupiter, dont l’éclatante voix De leur noble origine était comme une preuve, Et dont l’enfant lavait ses robes dans le fleuve! Comme on prête l’oreille au chant simple et divin Qui jaillit au repas d’une coupe de vin, Et peint avec amour ces beautés extatiques Rayonnant au sommet sur les ombres antiques, Ou qui, nous démasquant les recoins de l’autel, Fait éclater les Dieux de leur rire immortel, Devant le filet d’or à la maille serrée Où Vulcain près de Mars enferme Cythérée! Odyssée! Iliade! ô couple ardent et fort! Vaste dualité, fille d’un même effort! O lyres à cent voix! ô douces Philomèles! Coupes aux flancs sculptés! créations jumelles! Quel homme eût jamais cru qu’un délire nouveau Eût pu vous enfanter dans le même cerveau? Pourtant, marchant pieds nus dans la ronce et les pierres, Il tenait dans ses mains les géantes guerrières, Et jusqu’au but sacré, sans redouter l’affront, Il porta sans pâlir ces filles de son front. Mais quand ce créateur eut son oeuvre finie , Cet inventeur des chants, ce héros, ce génie, Consumé par les feux d’une céleste ardeur, S’affaissa sous le poids de sa propre grandeur, Et, les regards fixés aux cieux, où sur leurs ailes Ses vers avaient porté des Déesses nouvelles, Colosse, s’endormit au revers du chemin, Fier, souriant encore, et tenant à la main Sa lyre de héros, plus noble que l’épée D’Achille. Ainsi mourut Homère, l’Epopée. Mais, ô Muse! il revit pour jamais comme un dieu, Dans un temple idéal ouvert sur l’azur bleu: Nous le voyons, géant environné de gloire, Dans la lumière, assis sur un trône d’ivoire. Ses Filles à ses pieds, d’un geste souverain, Tiennent encor la rame et le glaive d’airain. Et là, Virgile avec sa longue chevelure, Lucrèce, à l’oeil épris de la grande Nature, Le conteur de la guerre effrayante, Lucain Portant dans sa poitrine un coeur républicain, Dante, sombre et vêtu de sa robe écarlate, Tasse, Arioste enfant qui nous berce et nous flatte, Camoëns tout mouillé par le flot de la mer, Milton qui se souvient du ciel et de l’enfer, O Muse! tous ces rois, tous ces conteurs épiques, Nés pour chanter les chocs des glaives et des piques, Tous ces grands inspirés qui, même privés d’yeux, Plongent dans l’insondable éther, et voient les Dieux Et leurs palais qui dans la lumière se dorent, Veillent, silencieux, près d’Homère et l’adorent; Car ils sont tous les fils de son glorieux sang. Ils sont même sortis de son robuste flanc, Ceux-là qui, vendangeurs aux doigts tachés de lie, Ont suivi Melpomène, ou la brune Thalie Dont on craint le regard charmant et meurtrier: Eschyle au vaste front couvert du noir laurier, Dont le Mède a connu la bravoure intrépide, Sophocle, et le charmeur des femmes, Euripide, Et cet Aristophane irritable, au grand coeur, Dont la colère chante avec les voix du choeur, Ménandre, Plaute esclave, et le sage Térence, Le vieux Corneille, honneur éternel de la France, Et Racine qui prend les âmes, et Regnard, Et La Fontaine encor sans égal dans son art, Qui, dans son Iliade ingénue et subtile, Fait du renard Thersite et du lion Achille. Tous adorent Homère et vers lui sont venus Par le hardi chemin qu’ont touché ses pieds nus. S’ils n’ont pas, comme lui, des cimes escarpées Précipité le flot des larges épopées, C’est que l’homme enfermé dans les champs et les murs, Toujours courbé vers l’or ou vers les épis mûrs, Et n’ayant plus d’amour pour les collines veuves, Se trouva trop petit pour boire à ces grands fleuves. Alors pour nous fixer au monde où nous passions, Vint le Drame vivant qui peint les passions, Et sa riante soeur, la folle Comédie, Qui jette sur nos moeurs la satire hardie. Un masque sur le front, effroyable ou rieur, Des chercheurs, attirés par l’homme intérieur, Avec le dur scalpel vinrent déchirer l’âme Et l’éclairer tremblante à leurs torches de flamme, Soulevèrent du doigt l’enveloppe qui ment, Surprirent le secret de chaque mouvement, Et léguant devant tous leur étude profonde A la postérité, cette voix qui féconde, Chantèrent au soleil, harmonieux Memnons. Mais par-dessus leurs voix et par-dessus leurs noms Rayonnent sur la scène où leur souffle respire, Le justicier Molière et le divin Shakspere! Deux sages, deux voyants brûlés du même feu, Et qui sur notre monde ont laissé pour adieu Mille créations palpitantes d’extases, Dont le sein est vêtu de rêves et de gazes, Et qui, sur notre ennui, du haut de leur ciel pur, Jettent de longs regards d’incendie et d’azur. Oh! le bon sens joyeux et brutal de Molière! Ce dilemme subtil, acharné comme un lierre, Cette franche tirade ou bien ces mots si courts, Étincelles d’esprit qui charmèrent les cours, Oh! qui nous les rendra? Quand donc, pleins de querelles, Reverrons-nous gonfler ces charmants Sganarelles Dont l’honneur outragé crève comme un ballon? Quand roucoulerez-vous, ô reines de salon! Ces madrigaux ouvrés et ces fadaises tendres Qu’improvisaient pour vous de précieux Clitandres? Quand donc les Vadius avec leurs Trissotins Viendront-ils débiter leurs supplices latins Aux tout petits pieds blancs de nos Muses, dont mainte Laisse derrière soi Bélise et Philaminte! Hélas! chaque Henriette aujourd’hui sait le grec! Et toi, qui regardais les bavards d’un oeil sec, Alceste soucieux, Céladon misanthrope, Qui vers ton cher soleil, comme l’héliotrope, Tournes tes yeux ardents, reviendras-tu des bois Pour gourmander un peu notre monde aux abois! Ces Jourdains lamés d’or et ces Josses orfèvres, Comme ils nous manquent tous avec leur rire aux lèvres! Comment nous laissent-ils, ces amis? et comment Nous sommes-nous passés de ce troupeau charmant? Oh! comme ils savent tous des façons bien apprises! Comme ils mènent à bout leurs folles entreprises! Comme tous ces maris, bouffons dont vous riez, Sont bien aux yeux de tous triplement mariés! Et comme ce marquis, bel ourdisseur de trames, Qui leur vole à plaisir leurs filles et leurs femmes, Est un charmant vaurien dont un regard séduit Magiquement, la jeune Agnès dans son réduit! Il s’appelle Damis, Horace ou bien Valère; Il est tendre et charmant jusque dans sa colère; Il est fait comme un dieu, rose comme un enfant, S’avance avec un air superbe et triomphant, Et passe, d’une main la plus blanche du monde, Son peigne dentelé dans sa perruque blonde. Aussi les fleurs de cour, aux yeux extravagants, Laissent-elles tomber leurs coeurs avec leurs gants Devant ce dédaigneux, qui se baisse à grand’peine Pour ramasser à terre une âme toute pleine! Et c’est justice, au fait, car ses rubans sont lourds Et parent follement son habit de velours; Ses canons précieux sont du plus grand volume, Et son chapeau lissé disparaît sous la plume. De plus, il sait jeter son or à pleines mains, Et d’un large mépris couvre tous les humains. Après tout, les Orgons et les pères Gérontes Ont le tort d’être laids comme l’ogre des contes, De garder leurs écus comme des Harpagons, D’être vêtus de noir et de sortir des gonds, Au lieu de chantonner ces paroles magiques Dont rêvent les Agnès comme les Angéliques. Puis, comment laissent-ils auprès de leurs trésors, Eux qui, Dieu sait pourquoi, sont si souvent dehors, Ces soubrettes d’esprit aux gorges découvertes, Dont la robe et la main à chacun sont ouvertes, Et qui, tout en jouant aux vieux de si bons tours, Veillent folâtrement sur le nid des Amours? Filles de bon conseil, retorses comme un juge, Promptes à la réplique ainsi qu’au subterfuge, Vous faites bien pendant à ces dignes Scapins Dans leurs manteaux d’azur que Watteau nous a peints! Heureusement votre âme est encore assez probe Pour démasquer Tartuffe, un allongeur de robe, Qui cache à tout propos son coeur licencieux Sous le manteau divin de l’église et des cieux, Et qui, tout en parlant de l’enfer lamentable, Pousse pieusement Elmire sur la table; Tartuffe, ce penseur aux lèvres de rubis Que nous trouvons partout et sous tous les habits; Qui tâte des deux mains en profond philosophe, Le désir sous les mots, la chair avec l’étoffe, Et dans ce monde étrange où le mal est tyran Serait leur maître à tous, s’ils n’avaient pas don Juan! C’est le roi, celui-là! c’est le roi, faites place! Regardez! c’est don Juan qui porte un coeur de glace, Qui, tenant dans sa main le magique rameau, Corrompt la grande dame et l’enfant du hameau, Raille, sans essuyer le sang après sa manche, Son père en cheveux blancs, après monsieur Dimanche, Et qui, par les replis d’un labeur sombre et lent, Jusqu’à l’hypocrisie a poussé le talent! C’est don Juan qui, debout devant l’homme de pierre, A subi ses regards sans baisser la paupière, Et qui tenait si bien sa coupe entre ses doigts Que son coeur et sa main n’ont tremblé qu’une fois! O spectacle éternel! ô fiction mouvante, Qui par sa vérité nous glace d’épouvante! Quand le divin Molière, une lampe à la main, Éclaira devant tous les plis du coeur humain, Les peuples, ignorant si le bouffon qu’on vante Suscitait devant eux la Sagesse vivante, Applaudissaient déjà ses grotesques portraits, Sur les passants du jour copiés traits pour traits. Car ils sont bien réels tous, avec leur folie! Ces types surhumains costumés par Thalie Ont une passion sous leur rire moqueur; Sous leurs habits de soie on sent frémir un coeur. S’ils incarnent l’Amour, la Fourbe ou l’Avarice, Ils sont hommes aussi, la terre est leur nourrice! Leur langage profond, dont chacun a la clé, Est un clavier superbe; et rien n’eût égalé Ce théâtre vivant qui frissonne et respire, Si Dieu n’eût allumé l’autre flambeau: Shakspere! Dans le monde réel plein d’ombre et de rayons, Tout ce qui nous sourit, tout ce que nous voyons, Les cieux d’azur, les mers, ces immensités pleines, La fleur qui brode un point sur le manteau des plaines, Les nénuphars penchés et les pâles roseaux Qui disent leur chant sombre au murmure des eaux, Le chêne gigantesque et l’humide oseraie Qui trace sur le sol comme une longue raie, L’aigle énorme et l’oiseau qui chante à son réveil, Tout revit et palpite aux baisers du soleil. C’est de lui qu’ici-bas toute splendeur émane; C’est lui qui répandant la clarté diaphane, Charme le tendre lys comme le jeune aiglon, En secouant au loin ses cheveux d’Apollon, De même, dans ce monde aux choses incertaines, Où la voix du poëte est le bruit des fontaines, Où les vers éblouis sont la brise et les fleurs, Les rires des rayons, les diamants des pleurs, Toute création à laquelle on aspire, Tout rêve, toute chose, émanent de Shakspere. Shakspere, ce penseur! ombre! océan! éclair! Abîme comme Goethe! âme comme Schiller! Or pur dont la splendeur s’éveille dans la flamme! Oeil ouvert gravement sur la nature et l’âme! Phare qui, pour guider les pâles matelots, Rayonne dans la nuit sur des alpes de flots! Mille autres avant lui, farouches statuaires, Ont tourmenté l’argile au fond des sanctuaires Sans avoir entendu le mot essentiel, Et voulaient dans leurs mains prendre le feu du ciel; Mille autres ont chanté, mais devant le prestige De leur création, ils ont eu le vertige; Sur eux, comme une houle, a passé l’univers; A peine si leurs noms surnagent sur leurs vers Mais la grande pensée atteint avec son aile Une aire énorme au haut d’une cime éternelle, D’où ses mille rayons au monde épouvanté Jettent l’intelligence et la fécondité. Le sang qui de son coeur s’écoule comme une onde, A jeté son reflet de pourpre sur le monde. Ainsi de ce sommet grandiose où nos yeux Voient flamboyer son front à mi-chemin des cieux, Shakspere sur la terre a semé des poëtes, Ceux-ci remplis d’amour, et ceux-là de tempêtes. Tout rêve, tout héros, vêtu de pourpre ou nu, Dans sa vaste pensée est au fond contenu; Ainsi que Charlemagne il a tenu le globe, Et pourrait emporter dans les plis de sa robe, Avec leur pauvre lyre et leurs grands piédestaux, Nos géants d’aujourd’hui drapés dans leurs manteaux. Et s’il faisait un jour comparaître à sa barre Les courtisans musqués de sa Muse barbare, Comme de Henri quatre au sombre Richard trois, Ses rois démasqueraient des fantômes de rois! Eux seuls savent porter le sceptre et la couronne; Car il les portait bien, celui qui les leur donne, Lui qui, les yeux remplis d’éclairs, et non content De fouler sous ses pas un royaume éclatant, S’élevait au-dessus de notre fange immonde, Et dans un pays d’or se refaisait un monde! Lui, créateur, à qui, sans craindre son effroi, Dieu lui-même avait dit: Macbeth, tu seras roi! Oh! comme en se penchant sur cet univers sombre, Où fourmillent ses fils et ses peuples sans nombre, L’oeil se baisse aussitôt et se ferme, ébloui D’avoir vu rayonner dans cet antre inouï Tant d’âmes de héros et tant de coeurs de femme, Déchirés et tordus par l’orage du drame! Qui pourrait s’empêcher de craindre et de pâlir Avec Cordélia, la fille du roi Lear, Adorant, fille tendre, ainsi qu’une Antigone, Son père en cheveux blancs, sans trône et sans couronne, Parfum des derniers jours, pauvre Cordélia, Seul et dernier trésor du roi qui l’oublia! Qui, répétant tout bas les chansons d’Ophélie, Ne retrouve des pleurs pour sa douce folie? Qui dans son coeur éteint n’entend sourdre un écho, Et n’aime Juliette écoutant Roméo? Comme ces deux enfants, ces deux âmes jumelles Que le premier amour caresse de ses ailes, Aspirent en un jour tout un bonheur divin, Et meurent, enivrés de ce généreux vin! Juliette n’a pas quatorze ans; c’est une âme Enfantine, où l’amour brûle comme une flamme; Elle vient au balcon mêler dans chaque bruit Les soupirs de son rêve aux cent voix de la nuit, Si belle qu’on croirait sur son front diaphane Voir le vivant rayon de la nymphe Diane, Et le coeur si naïf qu’en ce calice ouvert Le zéphyr qui murmure au sein de l’arbre vert Apporte des serments pleins d’une douce joie! C’est lui! c’est Roméo! Sur son pourpoint de soie La nuit pâle et jalouse a répandu ses pleurs: Il a sur son chemin écrasé mille fleurs, Il a par des endroits hérissés, impossibles, Franchi facilement des murs inaccessibles; Il lui faudra braver, pour sortir du palais, Mille cris, les poignards de tous les Capulets! Qu’importe à Roméo? c’est pour voir Juliette; Juliette sa soeur, pauvre amante inquiète Qui dans cette heure douce où Phoebé resplendit, Le rappelle cent fois et n’a jamais tout dit; Et qui, trop pauvre alors, pour pouvoir encor rendre Son coeur à Roméo, l’aurait voulu reprendre! Oh! lorsque tes cheveux aux magiques reflets Inondent ton beau cou, fille des Capulets! Quand on a vu pendant cette nuit enchantée Rayonner ton front blanc sous la lune argentée! Et toi, qu’à ton destin le ciel abandonna, Toi qui nous fais pleurer, belle Desdemona, Toi qui ne croyais pas, pauvre ange aux blanches ailes, Qu’on pût voir parmi nous des amours infidèles, Desdemona candide, ange qui va mourir, Quand on a dans son coeur entendu ton soupir Et ce que tu chantais en attendant le More: La pauvre âme qui pleure au pied du sycomore! Quand on connaît vos soeurs, ces anges gracieux, Évoqués une nuit de l’enfer ou des cieux, Miranda, Cléopâtre, Imogène, Ophélie, Ces rêves éthérés que le même amour lie! Quelle femme ici-bas ferait vibrer encor Le coeur extasié par vos cithares d’or? Mais ce qui le ravit dans une molle ivresse, C’est ce théâtre bleu fait pour notre paresse, D’où, comme le bon sens, la grave histoire a fui, Et laisse le rêveur chanter son chant pour lui. On n’y mesure pas les poisons à la pinte; Sans quinquets enfumés, ni ciel de toile peinte, Mille gens plus pimpants qu’un sonnet de Ronsard, En faisant des bons mots s’y croisent au hasard. Là, des ruisseaux d’argent, dans des pays quelconques, Versent leurs diamants aux marbres de leurs conques, Des arabesques d’or se brodent sur les cieux; Les arbres sont d’un vert qui ferait mal aux yeux; Tout est très surprenant sans causer de surprises, Et dans tout ce soleil on est baigné de brises. Les héros vont partout sans y porter leurs pas, Ne sont d’aucune époque et ne demeurent pas. Les bouffons sont hardis comme des philosophes; Les femmes ont au corps les plus riches étoffes, Des robes de brocart, de saphirs et d’oiseaux, Souples comme une vague ou comme les roseaux; Des mantelets aurore ou bien couleur de lune Jettent mille reflets sur leur épaule brune, Avec mille bijoux, plumages et colliers. Parfois sous de riants habits de cavaliers, Égrenant sur leurs pas de folles épigrammes, Elles courent les champs, enamourent les femmes, Ont un beau nom de page, et vont prendre le frais Avec leurs diamants dans de petits coffrets. Des Céladons rimeurs, amants d’une Égérie, En habit de satin font de la bergerie, Sont en grand désespoir, et, couchés sur le dos, Regardent le soleil en faisant des rondeaux. Mais la belle est un peu tigresse, et désappointe Le concetti final, au moyen d’une pointe. Les amoureux, gens nés, prennent bien leurs revers, Parlent en prose, à moins qu’ils ne disent des vers, Et ne s’empressent pas vers leur épithalame, Sachant qu’Hymenaeus, au dénoûment du drame Viendra tout arranger avec ses vieux flambeaux. Mais, pour servir de fleurs ils ont des madrigaux Et les fichent après un arbre, qui s’empresse De les faire tenir sans faute à leur adresse. Dans des chars blonds, formés d’une écorce de noix Et de fils d’araignée en guise de harnois, On voit passer au loin de gracieuses fées Qui chantent au soleil, bizarrement coiffées. Les Ariels ont tous deux sexes; les lézards Savent la pantomime et cultivent les arts. Des gens à tête d’âne arrivent, quoi qu’on die, Devant des seigneurs grecs jouer leur tragédie, Où l’homme avec un chien représente Phoebé Dans les tristes amours de Pyrame et Thisbé. Mais lion et Phoebé, tout semble tant habile, Qu’on leur dit: Bien lui, Lune! et: Bien rugi, Lion! Le père Anchise arrive avec le galion Pour reconnaître exprès à la fin, chose due, Sa fille Perdita, c’est-à-dire perdue. Au lieu d’avoir des noms anglais, turcs ou romains, Tous ont des noms charmants pour courir les chemins: Mercutio, Célie, Orlando, Rosalinde, Parolles, Pandarus, Corin, Sylvio! L’Inde Où l’on passe un flot rose en jonque de bambous, Tandis que recueillis, seuls comme des hibous, Des hommes fort dévots font saigner leur échine; L’Eldorado, Kiou-Siou, Kounashir, et la Chine Qui sur sa porcelaine a des pays d’azur, N’ont rien de plus riant, de plus bleu, de plus pur Que ce rêve, où parfois la rose Fantaisie Près du chêne Saxon jette les fleurs d’Asie. C’est un monde limpide où dorment en riant Les mystères du Nord aux clartés d’Orient, Où près des flots d’argent brillent dans les prairies Des plantes d’émeraude aux fleurs de pierreries, Où des bouvreuils jaseurs, pour payer leur écot, Vocalisent, perchés sur un coquelicot! C’est comme notre amour qui parlerait, ou comme Un chant qui redirait ce qui chante dans l’homme; C’est comme un zéphyr calme, ou comme un sylphe ailé Qui caresserait l’âme. Et rien n’eût égalé Ce beau théâtre empli d’une âme singulière, Si nous n’avions pas eu l’autre flambeau: Molière! Car leur Muse à tous deux était la même enfant, Jetant au ridicule un regard triomphant, Ayant la liberté d’une fille espagnole, Un éclair dans les yeux comme dans la parole, Pourtant fière et naïve, et trouvant quelquefois Un mot mystérieux et voilé dans sa voix, Comme en leur soleil d’or l’Armorique ou l’Irlande Ont des brouillards pensifs couchés sur une lande. Elle qui, le sein nu, par les coteaux voisins, Tordait sur ses cheveux la vigne et les raisins, A présent soucieuse au désert où nous sommes, Car tout son avenir était dans ces deux hommes, Gémissait de les voir, par un effort uni, S’user à découvrir le problème infini. Car la science offerte aux coeurs des foules vaines Est comme le sang pur échappé de nos veines, Et ceux qui sur la scène ont répandu la leur, En gardent pour toujours une étrange pâleur. Quand tous deux effaçaient, délaissant leur royaume, Lui le rouge d’Argan, lui le fard du fantôme, Dieu savait chaque jour par quel changement prompt Une ride nouvelle illuminait leur front. Et la Muse pleurait sur leur métamorphose, Elle essuyait ses pleurs de sa basquine rose, Et voulait soutenir avec sa faible main Ces Atlas accablés d’un univers humain. Puis enfin, las un jour de leur tâche première, Grands astres consumés par leur propre lumière, Ils moururent devant les peuples étonnés, Debout comme il convient aux hommes couronnés! Alors ce fut sur nous comme une nuit étrange, Où nul rayon d’en haut ne dora notre fange, Où rien ne traversa le murmure profond Que soulève l’idée et que les choses font. Seulement, au lointain, sur les vertes collines, On entendait gémir dans les brises divines Un mélange confus de sanglots et de voix. C’était le cri plaintif des Muses d’autrefois, Exhalé, frémissant d’une douleur amère, Sur la lyre d’Orphée et la lyre d’Homère! Et leur plus jeune soeur, cet ange des amours, Qui des plus pâles nuits jadis faisait des jours, Qui du poëte aux rois étendait son empire, Cette soeur de Molière, amante de Shakspere, Racontait sa détresse au choeur aérien. Qui me consolera? disait-elle, mais rien Ne répondait encore à ses paroles vaines. Son sang libre et jaloux gonflait partout ses veines, Mais dans la nuit profonde où sommeillait la foi, Nul flambeau ne disait à l’homme: Lève-toi! Et comme les débris de cette antique Égypte, Où, dans leur pyramide ou leur obscure crypte, Dorment les Sésostris auprès des Néchaos, Notre art, monde autrefois, redevenait chaos. Puis, après bien longtemps, lorsque sur des idées Mortes en germe avant qu’on les eût fécondées, Les sons, comme des flots qui tourmentent leurs quais, Se furent bien longtemps dans l’ombre entrechoqués, Le peuple vit soudain rayonner sur sa face Un point resplendissant de lumière vivace. Et comme on demandait quel était ce flambeau Qui jetait sur la nuit un prestige si beau, Les plus sages ont vu que c’était l’auréole Au front du jeune enfant marqué pour la parole, Comme furent jadis les hommes de Sion, Et venu pour grandir sa génération. Ce n’était qu’un enfant. L’airain aux Feuillantines L’avait bercé jadis de ses voix argentines: Dans un jardin antique ombragé comme un bois, La Nature, qui parle avec ses mille voix, Lui disait chaque jour le secret grandiose. Ivre de chants, de fleurs et de parfums de rose, Il complétait son âme, oubliant, oublié, Par un passé de gloire à l’avenir lié, Méditant sans effort pour sa pensée agile Virgile par les champs et les champs par Virgile; Dans son coeur inspiré, mais grave et sérieux, Cherchant déjà le sens des bruits mystérieux, Aux lauriers paternels, aux doux baisers de mère, Comprenant les deux mots que lui disait Homère, La Grandeur et l’Amour, et de mille rayons Enveloppant déjà tout ce que nous voyons. Dans son rêve, planant au loin sur les rivages, Il aperçut, auprès des Bacchantes sauvages, S’acharnant sur leur proie ainsi que des bourreaux, Le fleuve ensanglanté par le chaste héros. Puis, y voyant gémir sur leur divin trophée Les soeurs de l’Harmonie et la mère d’Orphée, Il regarda le monde, et, sachant dans son coeur Les secrets oubliés du lyrisme vainqueur, S’écria, plein déjà du céleste délire: Je serai l’Harmonie et je serai la Lyre! Et, sans faiblir après sous ce sublime effort, Il dit aux fronts courbés, se sentant assez fort Pour ourdir à son tour quelque sublime trame: Je serai l’Epopée et je serai le Drame! Il se leva sur nous. Et l’homme triomphant Tint si bien ce qu’au monde avait promis l’enfant, Que le vieillard pensif dont la jeune Amérique Se souviendra, lui dit d’une voix homérique: Vous êtes l’avenir et je suis le passé! Et que, dernier de tous, il a tout surpassé. Lui seul, faisant saillir dans tout problème sombre L’ombre par le rayon et le rayon par l’ombre, A fait briller à flots sur nos illusions L’immuable clarté faite de trois rayons, Trinité solennelle à nos yeux apparue, Triple aspect du foyer, du champ et de la rue. Le foyer! oasis aux souvenirs anciens, Où dans la solitude on est tout pour les siens, Sanctuaire où l’on sent comme il est bon de vivre La tête dans les mains et les yeux dans un livre! Là tout est doux, charmant, simple et mystérieux: C’est l’épouse qui suit votre rêve des yeux, Ce sont les beaux enfants pleins d’avenir, aux lèvres Rouges comme les fleurs des vases de vieux Sèvres; Et la vierge étonnée, en son coeur ingénu, De voir son front si pur, et si blanc son bras nu; Puis c’est un vieil ami qui cause de Tacite, Qui lit à coeur ouvert dans Virgile qu’il cite, Et dont les souvenirs, d’âge en âge espacés, Vous reportent, jeune homme, à vos plaisirs passés. Foyer, doux manteau d’ombre! ô naïve peinture Flamande, que chacun refera! la nature A-t-elle plus que toi d’harmonie et de chants? Qui pourrait t’égaler, sinon l’air et les champs? Car les champs sont aussi le grand poëme, et comme Un livre écrit par Dieu pour l’extase de l’homme. C’est là que chaque lèvre, allant chercher son miel, Boit, abeille, les fleurs, et, poëte, le ciel! C’est là qu’un doux zéphyr fait frissonner la lyre, Et que le mot s’écrit pour ceux qui savent lire; Ce sont des ruisseaux d’or, de larges horizons, Des fruits divers donnés à toutes les saisons, Des cascades, des fleurs, de grandes voûtes d’arbres, Des cailloux anguleux plus brillants que des marbres, Des oiseaux garrulants qui s’envolent troublés, De gais coquelicots qui dansent dans les blés, Des lacs aux flots unis où, sans cesse jetée, La lumière dessine une moire argentée, Des cieux pleins de blasons qui paradent au loin, Et de vagues parfums qui s’exhalent du foin! Et sur ce beau décor, un choeur immense, un monde: La verte demoiselle avec l’insecte immonde, Le corbeau velouté, les boeufs aux larges reins, Cherchant leurs Brascassats ou leurs Claudes Lorrains! Chacun marche en sa voie. Au fond de la prairie La génisse au flanc roux court dans l’herbe fleurie, Les oiseaux attentifs portent au fond du nid La mousse dérobée aux angles du granit, L’insecte fait son trou, la verte demoiselle Se mire dans le flot scintillant qui ruisselle, Et dans une clarté l’épi s’ouvre au soleil. Chacun cherche son but dès le premier réveil: La fourmi son brin d’herbe, et l’homme sa charrue. Et comme aux champs, hélas! chaque homme dans la rue Doit labourer l’argile, et dans un tourbillon Remplir encor sa tâche et creuser son sillon, Et, sans devancer l’heure où la moisson commence, Disputer aux oiseaux du ciel, herbe ou semence, Les grains qui deviendront épis. Tout penseur doit Désigner le vrai but, et le montrant du doigt, Protéger tour à tour les peuples qu’on enchaîne, Et le bon Roi, souvent insulté sous le chêne! Cerveau lumineux, coeur où déborde l’amour, Il doit, leur prodiguant sa pitié tour à tour, Au milieu des abus toujours prêts à nous mordre, Conserver et grandir la liberté par l’ordre, Pour rajeunir sans cesse et pour purifier L’atmosphère du champ et celle du foyer. Triple aspect du foyer, du champ et de la rue, O trilogie énorme avec le temps accrue, Pour dégager de toi la tranquille clarté, Il fallait un penseur qui, de tous écarté, Reçut, seul entre tous, de la muse d’Homère La royauté, nectar qui fait la coupe amère! Aussi la Muse eut-elle un regard triomphant Lorsque, sur le berceau divin de cet enfant, Elle vit, consolée enfin de son désastre, La flamme de l’esprit s’allumer comme un astre! Si bien que cet enfant, ce rêveur radieux, Calme, indulgent et fort comme les demi-dieux, Ce grand porte-lumière, élu dès sa naissance, L’illumina plus tard de sa reconnaissance; Et sentant ce jour-là tous les peuples divers Assez grands pour la voir avec leurs yeux ouverts, Il la leur montra, belle, ingénue et sans voiles, Ayant sur ses bras nus la blancheur des étoiles, Et dans la coupe, où luit l’éclair d’un diamant, Buvant le vin de pourpre avec son jeune amant, Le beau printemps vermeil les salue et les fête, Et, comme un choeur sublime, autour de ce poëte En qui revit l’orgueil des temps évanouis, Des poëtes nouveaux se pressent éblouis. Les voilà. Ce sont eux, les héros qui délivrent! J’entends leurs cris d’amour et leurs voix qui m’enivrent, Et, dans la route sûre où je suivrai leurs pas, Je vois tous ces vainqueurs de l’ombre et du trépas. Byron n’est plus; il dort dans la gloire suprême, Fier, adoré, superbe, et la Muse elle-même, De son âme brisée emportant le meilleur, Baisa le pâle front de ce don Juan railleur. Lamartine aux beaux yeux, qui charme et qui soupire, Près du lac frissonnant chante encor son Elvire; Les deux Deschamps, brisant la maille et les réseaux, S’élancent dans l’air libre ainsi que des oiseaux; Sainte-Beuve revoit ses maux et nous les conte; Vigny, doux et hautain, sous son manteau de comte Garde pieusement notre orgueil indompté; Musset, les yeux brûlants, pâle de volupté, Sent dans son coeur brisé naître la poésie; Barbier rugit; Moreau célèbre sa Voulzie; En Valmore Sappho s’éveille et chante encor; Delphine, sa rivale, en ses longs cheveux d’or Triomphe, poétesse à la toison vermeille; Laprade s’est penché sur Psyché qui sommeille; Méry taille et sertit, merveilleux joaillier, Les rubis indiens en un rouge collier; Brizeux nous a rendu les fiers accents du Celte; Sous ses longs cheveux noirs, beau rhapsode au corps svelte, Gautier, pensif et doux, qui semble un jeune dieu, Réfléchit l’univers dans sa prunelle en feu, Et quand Heine, d’un vers joyeux et plein de haine, Perce les serpents vils de la Bêtise humaine, On croit voir sur la fange et dans l’impur vallon Pleuvoir les flèches d’or de son père Apollon. Nos horizons lointains de clarté se revêtent, L’air vibre, et c’est ainsi que ces lyriques jettent Aux quatre vents du ciel leurs chants nobles et purs; Et la Muse les guide aux prodiges futurs, Et mûrit lentement leur oeuvre qu’elle achève, Sage, car elle sait; jeune, car elle rêve! Son jour se lève bleu. Sur ses bras assouplis Flotte un voile pourpré. Les temps sont accomplis. O Déesse, âme, esprit, clarté, Muse nouvelle, Qui renais du passé plus farouche et plus belle, Toi qui mènes aussi tes enfants par la main, Charmeresse au grand coeur, montre-moi le chemin!

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    Théodore de Banville

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    Le démêloir Quelle est celle-ci qui s’avance comme l’Aurore lorsqu’elle se lève, qui est belle comme la Lune et éclatante comme le Soleil, et qui est terrible comme une armée rangée en bataille ? Cantique des cantiques. Je sais qu’elle est pareille aux Anges de lumière. Elle a des rayons d’astre éclos sous sa paupière, Et je vois aux candeurs de son pied calme et pur Qu’il a marché longtemps sur les tapis d’azur. Sa bouche harmonieuse et de charme inondée Semble, à son doux parfum de roses de Judée, Avoir vidé la coupe aux noces de Cana, Et chanté dans les cieux le Salve Regina. Mais ces tempes de marbre et ce sourcil farouche, La superbe fierté du front et de la bouche, Ces rougeurs, ce duvet pleins de défis mordants, L’insolente fraîcheur de ces tons discordants, Ces ongles lumineux et ces dents de tigresse A des instants furtifs trahissent la Déesse. Quand, pareille aux Vénus que je chante en mes vers, Sous un grand démêloir d’écaille aux reflets verts Elle fait ruisseler, en sortant de l’alcôve, Cette ample chevelure à l’or sanglant et fauve, Quand ses mains de statue achèvent d’y verser Le flot d’huile épandu, le soleil fait glisser Sur ces âpres trésors, qu’à loisir elle baigne, Un rayon rose au bout de chaque dent du peigne. Février 1844.

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    Le pressoir À Auguste Vitu Sans doute elles vivaient, ces grappes mutilées Qu’une aveugle machine a sans pitié foulées ! Ne souffraient-elles pas lorsque le dur pressoir A déchiré leur chair du matin jusqu’au soir, Et lorsque de leur sein, meurtri de flétrissures, Leur pauvre âme a coulé par ces mille blessures ? Les ceps luxuriants et le raisin vermeil Des coteaux, ces beaux fruits que baisait le soleil, Sur le sol à présent gisent, cadavre infâme D’où se sont retirés le sourire et la flamme ! Sainte vigne, qu’importe ! à la clarté des cieux Nous nous enivrerons de ton sang précieux ! Que le cœur du poète et la grappe qu’on souille Ne soient plus qu’une triste et honteuse dépouille, Qu’importe, si pour tous, au bruit d’un chant divin, Ruisselle éblouissant le flot sacré du vin !

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    Le printemps Te voilà, rire du Printemps ! Les thyrses des lilas fleurissent. Les amantes qui te chérissent Délivrent leurs cheveux flottants. Sous les rayons d’or éclatants Les anciens lierres se flétrissent. Te voilà, rire du Printemps ! Les thyrses de lilas fleurissent. Couchons-nous au bord des étangs, Que nos maux amers se guérissent ! Mille espoirs fabuleux nourrissent Nos coeurs gonflés et palpitants. Te voilà, rire du Printemps !

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    Le stigmate Une nuit qu’il pleuvait, un poète profane M’entraîna follement chez une courtisane Aux épaules de lys, dont les jeunes rimeurs Couronnaient à l’envi leur corbeille aux primeurs. Donc, je me promettais une femme superbe Souriant au soleil comme les blés en herbe, Avec mille désirs allumés dans ces yeux Qui reflètent le ciel comme les bleuets bleus. Je rêvais une joue aux roses enflammées, Des seins très à l’étroit dans des robes lamées, Des mules de velours à des pieds plus polis Que les marbres anciens par Dypœne amollis, Dans une bouche folle aux perles inconnues La Muse d’autrefois chantant des choses nues, Des Boucher fleurissants épanouis au mur, Et des vases chinois pleins de pays d’azur. Hélas ! qui se connaît aux affaires humaines ? On se trompe aux Agnès tout comme aux Célimènes : Toute prédiction est un rêve qui ment ! Ainsi jugez un peu de mon étonnement Lorsque la Nérissa de la femme aux épaules Vint, avec un air chaste et des cheveux en saules, Annoncer nos deux noms, et que je vis enfin L’endroit mystérieux dont j’avais eu si faim. C’était un oratoire à peine éclairé, grave Et mystique, rempli d’une fraîcheur suave, Et l’œil dans ce réduit calme et silencieux Par la fenêtre ouverte apercevait les cieux. Le mur était tendu de cette moire brune Où vient aux pâles nuits jouer le clair de lune, Et pour tout ornement on y voyait en l’air La Melancholia du maître Albert Dürer, Cet Ange dont le front, sous ses cheveux en ondes, Porte dans le regard tant de douleurs profondes. Sur un meuble gothique aux flancs noirs et sculptés Parlant des voix du ciel et non des voluptés, Souriait tristement une Bible entr’ouverte Sur une tranche d’or ouvrant sa robe verte. Pour la femme, elle était assise, en peignoir brun, Sur un pauvre escabeau. Ses cheveux sans parfum Retombaient en pleurant sur sa robe sévère. Son regard était pur comme une primevère Humide de rosée. Un long chapelet gris Roulait sinistrement dans ses doigts amaigris, Et son front inspiré, dans une clarté sombre Pâlissait tristement, plein de lumière et d’ombre ! Mais bientôt je vis luire, en m’approchant plus près Dans ce divin tableau, sombre comme un cyprès, Dont mon premier regard n’avait fait qu’une ébauche, Aux lèvres de l’enfant le doigt de la débauche, Sur les feuillets du livre une tache de vin. Et je me dis alors dans mon cœur : C’est en vain Que par les flots de miel on déguise l’absinthe, Et l’orgie aux pieds nus par une chose sainte. Car Dieu, qui ne veut pas de tare à son trésor Et qui pèse à la fois dans sa balance d’or Le prince et la fourmi, le brin d’herbe et le trône, Met la tache éternelle au front de Babylone ! Février 1841

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    Le thé Miss Ellen, versez-moi le Thé Dans la belle tasse chinoise, Où des poissons d’or cherchent noise Au monstre rose épouvanté. J’aime la folle cruauté Des chimères qu’on apprivoise : Miss Ellen, versez-moi le Thé Dans la belle tasse chinoise. Là, sous un ciel rouge irrité, Une dame fière et sournoise Montre en ses longs yeux de turquoise L’extase et la naïveté : Miss Ellen, versez-moi le Thé.

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    Neige La neige tombe en flocons Sur les toits, sur les balcons. C'est à se croire en Norvège. Les gazons gèlent, tapis Sous un merveilleux tapis. Car il neige, il neige, il neige.

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    Les roses Le Printemps rayonnant, qui fait rire le jour En montrant son beau front, vermeil comme l’aurore, Naît, tressaille, fleurit, chante, et dans l’air sonore Éveille les divins murmures de l’amour. O Sylphes ingénus, vous voilà de retour! De mille joyaux d’or la forêt se décore, Et blanche, regardant les corolles éclore, Titania folâtre au milieu de sa cour, A travers l’éther pur dont elle fait sa proie, Tandis que la lumière, éclatante de joie, Frissonne dans la bleue immensité des cieux. Beauté qui nous ravis avec tes molles poses, Dis, n’est-ce pas qu’il est doux et délicieux De plonger follement ta bouche dans les roses? Novembre 1888

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    Les tourterelles Cependant qu'étrangère à la nature en fête, Elle rêvait sans but sur sa couche défaite, Le soleil frissonnait sur l'or et les damas ; Le doux air de l'été, qui chasse les frimas, Chargé de la couleur et du parfum des roses, Entrait, et redonnait la vie à mille choses. Le vin était de pourpre, et les cristaux de feu. Alors, comme, en jouant, deux cygnes d'un lac bleu, Comme deux lys jumeaux que leur beauté protège, D'un vol silencieux, deux colombes de neige Franchirent l'azur vaste et vinrent se poser Sur la fenêtre ouverte, et dans un long baiser Se becqueter sans fin en remuant les ailes. Or, la douce beauté, voyant ces tourterelles, (Tandis que de la mousse et des feuillages verts S'exhalaient alentour mille parfums amers,) Laissait, l'âme enivrée à la brise fleurie, Dans le bleu de l'amour errer sa rêverie. Dis-moi, que faisais-tu loin d'elle, ô bel enfant ! Tandis que sur son col et sur son dos charmant Couraient à l'abandon ses tresses envolées, Que faisais-tu, perdu sous les longues saulées, Et que te disaient donc, ô timide rêveur ! Les brises de l'été si pleines de saveur ?

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    Lorsque ma soeur et moi Lorsque ma soeur et moi, dans les forêts profondes, Nous avions déchiré nos pieds sur les cailloux, En nous baisant au front tu nous appelais fous, Après avoir maudit nos courses vagabondes. Puis, comme un vent d’été confond les fraîches ondes De deux petits ruisseaux sur un lit calme et doux, Lorsque tu nous tenais tous deux sur tes genoux, Tu mêlais en riant nos chevelures blondes. Et pendant bien longtemps nous restions là blottis, Heureux, et tu disais parfois : Ô chers petits. Un jour vous serez grands, et moi je serai vieille ! Les jours se sont enfuis, d’un vol mystérieux, Mais toujours la jeunesse éclatante et vermeille Fleurit dans ton sourire et brille dans tes yeux.

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    L’automne Sois le bienvenu, rouge Automne, Accours dans ton riche appareil, Embrase le coteau vermeil Que la vigne pare et festonne. Père, tu rempliras la tonne Qui nous verse le doux sommeil ; Sois le bienvenu, rouge Automne, Accours dans ton riche appareil. Déjà la Nymphe qui s’étonne, Blanche de la nuque à l’orteil, Rit aux chants ivres de soleil Que le gai vendangeur entonne. Sois le bienvenu, rouge Automne.

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    L’hiver Au bois de Boulogne, l’Hiver, La terre a son manteau de neige. Mille Iris, qui tendent leur piège, Y passent comme un vif éclair. Toutes, sous le ciel gris et clair, Nous chantent le même solfège ; Au bois de Boulogne, l’Hiver, La terre a son manteau de neige. Toutes les blancheurs de la chair Y passent, radieux cortège ; Les Antiopes de Corrège S’habillent de martre et de vair Au bois de Boulogne, l’Hiver.

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    L’été Il brille, le sauvage Été, La poitrine pleine de roses. Il brûle tout, hommes et choses, Dans sa placide cruauté. Il met le désir effronté Sur les jeunes lèvres décloses ; Il brille, le sauvage Été, La poitrine pleine de roses. Roi superbe, il plane irrité Dans des splendeurs d’apothéoses Sur les horizons grandioses ; Fauve dans la blanche clarté, Il brille, le sauvage Été.

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    Musique Dans un coin de la ville ancienne disparue, Depuis douze ans bientôt passés, j’habite, rue De l’Éperon, au rez-de-chaussée, un très vieil Hôtel, hanté par les oiseaux et le soleil. Du côté du jardin, les ailes familières Emplissent de frissons les feuillages des lierres; Mais, hélas! on entend, dès que revient le jour, De bien autres chanteurs du côté de la cour, Où force malheureux, affligés d’un catarrhe, Miaulent avec rage en pinçant la guitare, Bande qui fait la joie et l’ornement des cours. Là sont des béquillards, des aveugles, des sourds. Blêmes comme Pierrot, verts comme des pistaches Des gens à chapeaux mous, des masques à moustaches Chantent des airs, hélas! — car tels sont leurs talents, Qu’ils ne sauront jamais, quand ils vivraient mille ans. Tel, pareil à ces morts échoués à la Morgue, Tourne la manivelle indécente de l’orgue Ou, triste comme un vieil acteur de l’Odéon, Tourmente le soufflet du faible accordéon, Et tel, car c’est encore une façon plus nette, De sa bouche sans dents mord une clarinette. Celui-là fait pleurer l’âme du violon En jouant du Lecocq ou du Bach, c’est selon, Et tous chantent! — Déesse adorable, ô Musique! Ces types accomplis de la hideur physique Chantent d’un coeur tranquille. Oh! comme ils chantent faux Et de leurs pantalons soulignant les défauts Toutes les fanges, par les balais reculées, Baisent avec amour leurs bottes éculées. Cependant, tels qu’ils sont, déguenillés, maudits, Je les aime, ces noirs mendiants, ces bandits Que l’âpre faim déchire et sur qui les cieux pleuvent, Parce que sous la nue ils chantent comme ils peuvent, Oiseaux boiteux qu’en vain sollicite l’azur, Parce que je ne sais quel souvenir obscur De la Lyre frémit dans leur voix étouffée Et qu’ils sont, comme moi, de la race d’Orphée. Ces gueux, plus enroués qu’une meute aux abois, Ressemblent à des loups qui pleurent dans les bois Et, parmi ces faiseurs de trilles et de gammes, Du matin jusqu’au soir grouillent des tas de femmes. Des fillettes à l’oeil déjà noyé d’amour Sur un rhythme dansant font sonner leur tambour, Et des vieilles sans nombre aux allures fossiles Convulsent en chantant leurs faces imbéciles, Gémissent avec des sanglots et des hoquets Et portent leurs petits roulés en des paquets. C’est la procession de tous les monstres. L’une Montre sur son visage une pâleur de lune Et, comme un lac, s’argente, et l’autre, au nez camard, A sur sa joue en feu des rougeurs de homard. Rien n’est plus effrayant à voir que les structures Et les corps abolis de ces caricatures; Et pourtant, quand leurs voix font leur bruit énervant Comme les grincements de l’orage et du vent, Avec leurs fronts hideux que les bises meurtrissent, Dans leur misère ces chanteuses m’attendrissent Et sans être offensé de leurs chants criminels, Je les contemple avec des regards fraternels. Une surtout, pareille à quelque étrange fée, Pâle, jaune, recuite et d’un mouchoir coiffée. Au fond de ses yeux bleus tout petits, dont le tour Est bistré, se lamente un long passé d’amour, Et sur sa bouche en coup de sabre, le génie De la femme a gravé sa tranquille ironie. Sans nul doute elle fut, parmi l’or et les fleurs, Une Parisienne aux yeux ensorceleurs; Car le reflet des vieux souvenirs la décore Et le songeur ému voit trembloter encore Le triomphe et l’orgueil en son regard terni. Je la nomme souvent: la vieille Gavarni, Car je crois la revoir parmi ces aquarelles Que le maître peuplait d’âmes surnaturelles, Et sur le châle où court un frisson d’air subtil, Je vois distinctement les hachures dont il Avivait sa peinture avec de l’encre rouge. Et ce mince lambeau qui grelotte et qui bouge, Où parfois le soleil jette un fuyant éclair, Étoffe tristement décolorée, a l’air Des drapeaux devenus haillons, que la Victoire Avait jadis enflés dans la bataille noire, Alors que les clairons sonnaient dans l’air fumant, Et que les vieux soldats gardent pieusement. Jeudi, 6 janvier 1887.

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    Nous n’irons plus au bois Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Les Amours des bassins, les Naïades en groupe Voient reluire au soleil en cristaux découpés Les flots silencieux qui coulaient de leur coupe. Les lauriers sont coupés, et le cerf aux abois Tressaille au son du cor ; nous n’irons plus au bois, Où des enfants charmants riait la folle troupe Sous les regards des lys aux pleurs du ciel trempés, Voici l’herbe qu’on fauche et les lauriers qu’on coupe. Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Novembre 1845.

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    Pendant ce triste Octobre pluvieux Pendant ce triste Octobre pluvieux, Que le ciel mouille et que le vent balaie, Mon livre, jeune en même temps que vieux, Où notre siècle a vu saigner sa plaie, Comme il convient, fut imprimé chez Claye. Il ne contient ni fiel, ni lâchetés. Dussent rugir les tigres tachetés, Et les serpents mordre, et les ânes braire, Il n’en a cure, et, si vous l’achetez, Il se vendra chez Lemerre, libraire.

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    Théodore de Banville

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    Premier soleil Italie, Italie, ô terre où toutes choses Frissonnent de soleil, hormis tes méchants vins ! Paradis où l’on trouve avec des lauriers-roses Des sorbets à la neige et des ballets divins ! Terre où le doux langage est rempli de diphthongues ! Voici qu’on pense à toi, car voici venir mai, Et nous ne verrons plus les redingotes longues Où tout parfait dandy se tenait enfermé. Sourire du printemps, je t’offre en holocauste Les manchons, les albums et le pesant castor. Hurrah ! gais postillons, que les chaises de poste Volent, en agitant une poussière d’or ! Les lilas vont fleurir, et Ninon me querelle, Et ce matin j’ai vu mademoiselle Ozy Près des Panoramas déployer son ombrelle : C’est que le triste hiver est bien mort, songez-y ! Voici dans le gazon les corolles ouvertes, Le parfum de la sève embaumera les soirs, Et devant les cafés, des rangs de tables vertes Ont par enchantement poussé sur les trottoirs. Adieu donc, nuits en flamme où le bal s’extasie ! Adieu, concerts, scotishs, glaces à l’ananas ; Fleurissez maintenant, fleurs de la fantaisie, Sur la toile imprimée et sur le jaconas ! Et vous, pour qui naîtra la saison des pervenches, Rendez à ces zéphyrs que voilà revenus, Les légers mantelets avec les robes blanches, Et dans un mois d’ici vous sortirez bras nus ! Bientôt, sous les forêts qu’argentera la lune, S’envolera gaîment la nouvelle chanson ; Nous y verrons courir la rousse avec la brune, Et Musette et Nichette avec Mimi Pinson ! Bientôt tu t’enfuiras, ange Mélancolie, Et dans le Bas-Meudon les bosquets seront verts. Débouchez de ce vin que j’aime à la folie, Et donnez-moi Ronsard, je veux lire des vers. Par ces premiers beaux jours la campagne est en fête Ainsi qu’une épousée, et Paris est charmant. Chantez, petits oiseaux du ciel, et toi, poëte, Parle ! nous t’écoutons avec ravissement. C’est le temps où l’on mène une jeune maîtresse Cueillir la violette avec ses petits doigts, Et toute créature a le coeur plein d’ivresse, Excepté les pervers et les marchands de bois !

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    Théodore de Banville

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    Printemps d’Avril Ma mie, à son toit fidèle, La frétillante hirondelle Revient du lointain exil. Déjà le long des rivages S’égaie un sylphe subtil, Qui baise les fleurs sauvages : Voici le printemps d’Avril ! C’est le moment où les fées, De volubilis coiffées, Viennent, au matin changeant, Sur le bord vert des fontaines, Où court le flot diligent, Charmer les biches hautaines De leurs baguettes d’argent.

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    Soleil Lorsque Juin fait même sourire Le noir cachot, Je n'aime pas entendre dire Qu'il fait trop chaud.

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    Une nuit blanche La ville, mer immense, avec ses bruits sans nombre, À sur les flots du jour replié ses flots d’ombre, Et la Nuit secouant son front plein de parfums, Inonde le ciel pur de ses longs cheveux bruns. Moi, pensif, accoudé sur la table, j’écoute Cette haleine du soir que je recueille toute. Plus rien! ma lampe seule, en mon réduit obscur De son pâle reflet inondant le vieux mur, Dit tout bas qu’au milieu du sommeil de la terre Travaille une pensée étrange et solitaire. Et cependant en proie à mille visions, Mon esprit hésitant s’emplit d’illusions, Et mes doigts engourdis laissent tomber ma plume. C’est le sommeil qui vient. Non, mon regard s’allume, Et, comme avec terreur, ma chair a frissonné. Quel est ce bruit lointain? Ah! l’horloge a sonné! Et la page est encor vierge. Mon corps débile Se débat sous le feu d’une fièvre stérile. J’attends en vain l’idée et l’inspiration. Comme tu me mentais, splendide vision Qui venais me bercer d’une espérance vaine! Être impuissant ! n’avoir que du sang dans la veine! Avoir voulu d’un mot définir l’univers, Et ne pouvoir trouver l’arrangement d’un vers! Me suis-je donc mépris? Dans mon cœur qui ruisselle Dieu n’avait-il pas mis la sublime étincelle? Oh! si, je me souviens. En mes désirs sans frein, Enfant, j’ai vu de près les colosses d’airain; Je cherchais dans la forme ardemment fécondée Le moule harmonieux de toute large idée; J’allais aux géants grecs demander tour à tour Quelle grâce polie ou quel rude contour Fait vivre pour les yeux la synthèse éternelle. Esprit épouvanté, je me perdais en elle, Tâchant de distinguer dans quels vastes accords Se fondent les splendeurs des âmes et des corps, Et méditant déjà comment notre génie Impose une enveloppe à la chose infinie. Hélas ! amants d’un soir, en vain nous enlaçons La morne Galatée et ses divins glaçons. Pourquoi m’as-tu quitté, Muse blanche? Ô ma lyre! Quel ouragan t’a pris ton suave délire? Quelle foudre a brisé votre prisme éclatant, Ô mes illusions de jeunesse? Pourtant J’aime encor les longs bruits, le ciel bleu, le vieil arbre, Les lointains discordants, et ma strophe de marbre Sait encor rajeunir la grande Antiquité. Ô Muse que j’aimais, pourquoi m’as-tu quitté? Pourquoi ne plus venir sur ma table connue Avec tes bras nerveux t’accouder chaste et nue? Jetons les yeux sur nous, vieillards anticipés, Cœurs souillés au berceau, parleurs inoccupés! Ce qui nous perdra tous, ce qui corrode l’âme, Ce qui dans nos cœurs même éteint l’ardente flamme, C’est notre lâche orgueil, spectre qui devant nous Illumine les fronts de la foule à genoux; Le poison qui décime en un jour nos phalanges, C’est ce désir de gloire et de vaines louanges Qui fait bouillir le sang vers le cœur refoulé. Oh ! nous avons l’orgueil superbement enflé, Nous autres ! travailleurs qui voulons le salaire Avant l’œuvre, et montrons une sainte colère Pour saisir les lauriers avant la lutte! Enfants Qui, le cigare en main, nous rêvons triomphants, Vierges encor du glaive et du champ de bataille! Nains au front dédaigneux qui haussons notre taille Sur les calculs étroits de notre ambition, Qui, blasés sans avoir connu la passion, Croyons sentir en nous cette verve stridente Que l’enfer avait mis dans la plume du Dante, Ou le doute fatal qui réveillait Byron, Comme un cheval fouetté par le vent du clairon! Devant nous ont passé quelques sombres génies Qui vous jetaient aux vents, farouches harmonies Dont nous psalmodions une note au hasard! Tout fiers d’avoir produit un pastiche bâtard, D’avoir éparpillé quelques syllabes fortes, Fous, ivres, éperdus, nous assiégeons les portes Des Panthéons bâtis pour la postérité! C’est un aveuglement risible en vérité! Quand nous aurons longtemps sur les livres antiques Interrogé le sens des choses prophétiques, Lu sur les marbres saints d’Égine et de Paros Le sort des Dieux, jouet mystérieux d’Éros; Dans le livre du monde, à la page où nous sommes, Quand nous épellerons le noir secret des hommes; Quand nous aurons usé sans relâche nos fronts Sous l’étude, et non pas sous de justes affronts, Ô lutteurs, nous pourrons de notre voix profonde Dire au monde : C’est nous, et remuer le monde. Mais jusque-là, sans trêve, aux Zoïles méchants Voilant avec amour l’ébauche de nos chants, Étreignons la nature, et mesurons sans crainte Ce bas-relief géant dont nous prenons l’empreinte!

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