Titre : Hymne de la mort
Auteur : Pierre de Ronsard
Masures, désormais on ne peut inventer
Nul argument nouveau qui soit bon à chanter,
Ou haut sur la trompette, ou bas dessus la lyre :
Aux anciens la Muse a tout permis de dire,
Tellement qu'il ne reste à nous autres derniers
Sinon le désespoir d'ensuivre les premiers
Et, béant après eux, reconnaître leur trace
Faite au chemin frayé qui conduit sur Parnasse ;
Lesquels jadis, guidés de leur mère Vertu,
Ont tellement du pied ce grand chemin battu
Qu'on ne voit aujourd'hui, sur la docte poussière
D'Hélicon, que les pas d'Hésiode et d'Homère,
D'Arate, de Nicandre, et de mille autres Grecs
Des vieux siècles passés, qui burent à longs traits
Toute l'eau jusqu'au fond des filles de Mémoire,
N'en laissant une goutte aux derniers pour en boire,
Qui maintenant confus, à foule à foule, vont
Chercher encor de l'eau dessus le double Mont ;
Mais ils montent en vain, car plus ils y séjournent,
Et plus mourant de soif au logis s'en retournent.
Moi donc qui, de longtemps, par épreuve sais bien
Qu'au sommet de Parnasse on ne trouve plus rien
Pour étancher la soif d'une gorge altérée,
Je veux aller chercher quelque source sacrée
D'un ruisseau non touché, qui murmurant s'enfuit
Dedans un beau verger, loin de gens et de bruit,
Source que le soleil n'aura jamais connue,
Que les oiseaux du ciel de leur bouche cornue
N'auront jamais souillée, et où les pastoureaux
N'auront jamais conduit les pieds de leurs taureaux.
Je boirai tout mon saoul de cette onde pucelle
Et puis je chanterai quelque chanson nouvelle,
Dont les accords seront peut-être si très doux
Que les siècles voudront les redire après nous...
Si les hommes pensaient à part eux quelquefois
Qu'il nous faut tous mourir, et que même les Rois
Ne peuvent éviter de la Mort la puissance,
Ils prendraient en leurs coeurs un peu de patience.
Sommes-nous plus divins qu'Achille ni qu'Ajax,
Qu'Alexandre ou César, qui ne se surent pas
Défendre du trépas, bien qu'ils eussent en guerre
Réduite sous leurs mains presque toute la terre ?
Beaucoup, ne sachant point qu'ils sont enfants de Dieu,
Pleurent avant partir et s'attristent, au lieu
De chanter hautement le péan de victoire,
Et pensent que la Mort soit quelque bête noire
Qui les viendra manger, et que dix mille vers
Rongeront de leurs corps les os tout découverts,
Et leur têt qui doit être, en un coin solitaire,
L'effroyable ornement d'un ombreux cimetière...
C'est le tout que de l'âme, il faut avoir soin d'elle :
D'autant que Dieu l'a faite à jamais immortelle,
Il faut trembler de peur que par faits vicieux
Nous ne la bannissions de sa maison, les Cieux,
Pour endurer, après un exil très moleste,
Absente du regard de son Père céleste ;
Et ne faut de ce corps avoir si grand ennui
Qui n'est que son valet et son mortel étui,
Brutal, impatient, de nature maline,
Et qui toujours répugne à la raison divine...
Il ne faut pas humer de Circé les vaisseaux,
De peur que, transformés en tigres ou pourceaux,
Nous ne puissions revoir d'Ithaque la fumée,
Du Ciel notre demeure à l'âme accoutumée,
Où tous nous faut aller, non chargés du fardeau
D'orgueil, qui nous ferait périr notre bateau
Ains que venir au port, mais chargés d'espérance,
Pauvreté, nudité, tourment et patience,
Comme étant vrais enfants et disciples de Christ,
Qui vivant nous bailla ce chemin par écrit
Et marqua de son sang cette voie très sainte,
Mourant tout le premier, pour nous ôter la crainte.
Oh! que d'être jà morts nous serait un grand bien,
Si nous considérions que nous ne sommes rien
Qu'une terre animée et qu'une vivante ombre,
Le sujet de douleur, de misère et d'encombre,
Voire, et que nous passons en misérables maux
Le reste (ô crève-coeur!) de tous les animaux.
Non pour autre raison Homère nous égale
A la feuille d'hiver qui des arbres dévale,
Tant nous sommes chétifs et pauvres journaliers
Recevant sans repos maux sur maux à milliers...
Masures, on dira que toute chose humaine
Se peut bien recouvrer, terres, rentes, domaine,
Maisons, femmes, honneurs, mais que par nul effort
On ne peut recouvrer l'âme quand elle sort,
Et qu'il n'est rien si beau que de voir la lumière.
De ce commun Soleil, qui n'est seulement chère
Aux hommes sains et forts, mais aux vieux chargés d'ans,
Perclus, estropiés, catarrheux, impotents.
Tu diras que toujours tu vois ces platoniques,
Ces philosophes pleins de propos magnifiques,
Dire bien de la Mort; mais quand ils sont jà vieux
Et que le flot mortel leur noue dans les yeux,
Et que leur pied tremblant est déjà sur la tombe,
Que la parole grave et sévère leur tombe,
Et commencent en vain à gémir et pleurer,
Et voudraient, s'ils pouvaient, leur trépas différer.
Tu me diras encore que tu trembles de crainte
D'un batelier Charon, qui passe par contrainte
Les âmes outre l'eau d'un torrent effrayant,
Et que tu crains le Chien à trois voix aboyant,
Et les eaux de Tantale et le roc de Sisyphe,
Et des cruelles Soeurs l'abominable griffe,
Et tout cela qu'ont feint les poètes là-bas
Nous attendre aux Enfers après notre trépas.
Quiconque dis ceci, pour Dieu, qu'il te souvienne
Que ton âme n'est pas païenne, mais chrétienne,
Et que notre grand Maître en la Croix étendu,
Et mourant, de la Mort l'aiguillon a perdu,
Et d'elle maintenant n'a fait qu'un beau passage
A retourner au Ciel, pour nous donner courage
De porter notre croix, fardeau léger et doux,
Et de mourir pour lui comme il est mort pour nous,
Sans craindre comme enfants la nacelle infernale,
Le rocher d'Ixion, et les eaux de Tantale,
Et Charon, et le chien Cerbère à trois abois,
Desquels le sang de Christ t'affranchit en la Croix,
Pourvu qu'en ton vivant tu lui veuilles complaire,
Faisant ses mandements qui sont aisés à faire ;
Car son joug est plaisant, gracieux et léger,
Qui le dos nous soulage en lieu de le charger...
S'il y avait au monde un état de durée,
Si quelque chose était en la terre assurée,
Ce serait un plaisir de vivre longuement ;
Mais, puisqu'on n'y voit rien qui ordinairement
Ne se change et rechange, et d'inconstance abonde,
Ce n'est pas grand plaisir que de vivre en ce monde ;
Nous le connaissons bien, qui toujours lamentons
Et pleurons aussitôt que du ventre sortons,
Comme présagiant, par naturel augure,
De ce logis mondain la misère future...
Que ta puissance, ô Mort, est grande et admirable !
Rien au monde par toi ne se dit perdurable ;
Mais, tout ainsi que l'onde à val des ruisseaux fuit
Le pressant coulement de l'autre qui la suit,
Ainsi le temps se coule, et le présent fait place
Au futur importun qui les talons lui trace.
Ce qui fut, se refait ; tout coule comme une eau,
Et rien dessous le Ciel ne se voit de nouveau ;
Mais la forme se change en une autre nouvelle,
Et ce changement là Vivre au monde s'appelle,
Et Mourir, quand la forme en une autre s'en va...
Mais notre âme immortelle est toujours en un lieu
Au change non sujette, assise auprès de Dieu,
Citoyenne à jamais de la ville éthérée,
Qu'elle avait si longtemps en ce corps désirée.
Je te salue, heureuse et profitable Mort,
Des extrêmes douleurs médecin et confort !
Quand mon heure viendra, Déesse, je te prie,
Ne me laisse longtemps languir en maladie,
Tourmenté dans un lit ; mais, puisqu'il faut mourir,
Donne-moi que soudain je te puisse encourir,
Ou pour l'honneur de Dieu, ou pour servir mon Prince,
Navré d'une grande plaie au bord de ma province.