Les impressions les plus marquantes de mon existence ont toujours été liées à la photographie, à commencer par mon premier souvenir conscient. Cette toute première image remonte à ma sixième année. C'était un dimanche ; ma mère descendait l'escalier de notre immeuble, nous emmenant moi et mon frère jumeau à l'église, quand à mi-chemin du couloir d'entrée nous avons entendu un incroyable fracas mêlé de hurlements et d'appels au secours. C'était un carambolage entre trois voitures, chacune transportant toute une famille. Dans l'agitation, j'avais lâché la main de ma mère ; c'est alors que, depuis le trottoir où je me tenais, j'ai vu quelque chose tomber d'une des trois voitures renversées et rouler jusque dans le caniveau à mes pieds. C'était la tête d'une petite fille. Je me suis penché pour la toucher mais quelqu'un m'a tiré à l'écart. Ce premier souvenir visuel conscient s'est gravé en moi. A partir de lui je vois rayonner tout un réseau qui le relie à mon travail plastique sur des têtes coupées ou des masques ainsi qu'à mon intérêt pour la violence, la souffrance, la mort.

Joel-Peter Witkin

Pour s'émanciper de la tutelle des anciens, il faut d'abord l'avoir connue et, mieux encore, avoir su mettre à profit leurs enseignements. Les héritages artistiques ne sont pas déshonorants : apprendre la composition, la perspective, le détail, la technique, et découvrir l'état de grâce, l'ineffable. Joel-Peter Witkin reconnaît qu'il ne doit pas sa liberté créative qu'à lui-même et à sa propre inquiétude. Il la doit également à August Sander, Weegee, Diane Arbus, Roger Fenton, Lewis Carroll et à d'autres qui ont su affronter leurs inhibitions, s'affranchir des interdits moraux ou sociaux, se frayer leur chemin en photographie et avoir des audaces. Il assume ses admirations, ses joies visuelles, de même que les émulations suscitées par des maîtres ou des confrères anonymes. Alors que sa capacité d'absorption lui permet d'engranger leurs réussites, la prégnance de sa propre quête le pousse à créer de nouvelles résonances. Son œuvre résulte à la fois de l'entretien, du développement de ce qui la précède, de la transmutation d'émotions, de pensées, et de leur symbiose originale dans son univers visionnaire. Connaître son ascendance ne l'empêche ni de transcender son héritage ni de le faire fructifier. Joel-Peter Witkin se nourrit continuellement d'art et d'images de toutes sortes, sources d'inspirations, voire d'emprunts. Sa culture, en matière d'arts plastiques, ne résulte pas de la seule contemplation des œuvres authentiques, mais aussi de la découverte de reproductions imprimées dans les livres, les magazines, les journaux et autres supports éditoriaux. En tant que photographe, il est impressionné, selon les occasions, tantôt par des tirages originaux d'époque, tantôt par des tirages modernes, d'exposition ou de travail, tantôt par des photographies publiées. Il sait qu'il doit aux livres autant qu'aux musées. Et il sait mettre son discernement au service de sa raison d'être. Ce livre, par la diversité des types de visuels mis en regard des œuvres de Witkin, restitue délibérément les différentes façons d'apprécier l'histoire de la photographie, ainsi que les différents supports de création et de diffusion de la photographie. Le dialogue entre les œuvres permet d'éclairer les continuités aussi bien que les transformations et les évolutions, d'une création à l'autre.

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