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Rêverie

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Rêverie

Poésies de la collection rêverie

    A

    Albert Mérat

    @albertMerat

    Le pied Je veux, humiliant mon front et mes genoux, Prosterné devant toi comme on est quand on prie, Sous le ciel de tes yeux qui font ma rêverie, Baiser pieusement tes pieds petits et doux. J'étancherai, gardant tout mon désir pour vous, La grande soif d'aimer qui n'est jamais tarie, Ô petits pieds, trésor dont la beauté marie La rose triomphale et claire au lys jaloux. Vous avez des frissons subtils comme les ailes ; Non moins immaculés que les mains et plus frêles, A peine vous posez sur notre sol impur. Peureux, lorsque ma lèvre amoureuse vous touche, Je crois sentir trembler, au souffle de ma bouche, Des oiseaux retenus captifs loin de l'azur.

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    Alfred De Musset

    Alfred De Musset

    @alfredDeMusset

    Rêverie Quand le paysan sème, et qu'il creuse la terre, Il ne voit que son grain, ses bœufs et son sillon. — La nature en silence accomplit le mystère, — Couché sur sa charrue, il attend sa moisson. Quand sa femme, en rentrant le soir, à sa chaumière, Lui dit : « Je suis enceinte », — il attend son enfant. Quand il voit que la mort va saisir son vieux père, Il s'assoit sur le pied de la couche, et l'attend. Que savons-nous de plus ?... et la sagesse humaine, Qu'a-t-elle découvert de plus dans son domaine ? Sur ce large univers elle a, dit-on, marché ; Et voilà cinq mille ans qu'elle a toujours cherché !

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    A

    Amable Tastu

    @amableTastu

    Rêverie Alors que sur les monts l'ombre s'est abaissée, Des jours qui ne sont plus s'éveille la pensée ; Le temps fuit plus rapide, il entraîne sans bruit Le cortège léger des heures de la nuit. Un songe consolant rend au cœur solitaire Tous les biens qui jadis l'attachaient à la terre, Ses premiers sentiments et ses premiers amis, Et les jours de bonheur qui lui furent promis. Calme d'un âge heureux, pure et sainte ignorance, Amitié si puissante, et toi, belle espérance, Doux trésors qui jamais ne me seront rendus, Ah ! peut-on vivre encore et vous avoir perdus !

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    A

    Antoine de Latour

    @antoineDeLatour

    La pensée et la rêverie Viens, recueillons, ami, ce double écho d'un monde Où l'âme tour à tour s'éclaire et se féconde, Rêverie et pensée, oracles immortels ! La pensée ! Oh ! salut, sœur des jours éternels, Toi par qui devant nous se courbent sans murmure Ces animaux pétris d'une argile moins pure, Qui n'ont qu'un vil instinct pour vaincre le trépas, Et dont l'être commence et s'achève ici-bas ! Si Dieu dans notre sein endormait la pensée, Que serait l'homme alors ? Une forme glacée, Corps sans âme, pareil à ces tristes débris Dans les champs de la Grèce encore ensevelis. Mais, jaloux de revivre en son plus bel ouvrage, Le Dieu qui nous créa nous fit à son image. La pensée, il est vrai, s'éveille lentement, De nos impressions se féconde et s'étend ; Esclave de ce monde, à sa première aurore, Sous le poids de ses fers elle sommeille encore : Mais comme Galatée, à la voix de l'Amour, Sous le marbre vivant sent pénétrer le jour, La royale captive, entrouvrant sa paupière, Et sous son regard d'aigle enfermant la matière, A ce monde impuissant impose à son réveil Les fers qu'elle en reçut pendant son court sommeil. Voyageur égaré dans ce désert du monde, L'homme est sans la pensée un navire sans sonde, Flambeau par un aveugle emporté dans la nuit, Qu'une feuille protège ou qu'un souffle détruit. Mais sitôt que l'esprit a brillé dans l'argile, Il ouvre à la clarté sa paupière docile, Et toute la nature, en son cours solennel Te salue en passant, ô dernier né du ciel ! La terre s'abandonne à ton génie avide L'abîme est sans terreur pour ton œil intrépide, Et ces rocs éternels d'où la foudre descend N'ont pas d'autre secret pour ton regard brûlant. Que dis-je ! dédaignant de faciles conquêtes, Pour mieux interroger le secret des tempêtes, La pensée a jeté par des chemins divers Nos palais sur les flots et nos chars dans les airs. Voilà celle à qui l'homme ici-bas se confie, Et sa langue immortelle est la philosophie. Mais du sombre portique éloignant nos regards, Ensemble remontons jusqu'aux sources des arts. Vois-tu la rêverie en sa marche incertaine Dérobant à nos yeux sa grâce aérienne, Se confondre de loin avec le doux rayon Que laisse le soleil sur le pâle gazon ? Étrangère à la vie, aux âmes virginales Elle aime à révéler ses formes idéales, Beautés sans vêtement ainsi qu'au premier jour Et qui viennent du ciel, ce berceau de l'amour. Rêverie ! oh ! je plains ces âmes desséchées Que jamais de ta voix les grâces n'ont touchées, Et qui des pleurs sacrés ignorant la douceur, Ne t'ont pas demandé le secret du bonheur. A peine nous naissons, la vierge demi-nue Accourt, et, pour l'enfant enfant redevenue, Sur le voile léger qui revêt le berceau Déroule, par degrés, un ravissant tableau, Dont le riant tissu vient tenter la paupière, Et sans la fatiguer l'invite à la lumière. Puis, quand l'âge est venu, sais-tu pourquoi l'enfant Aime à prêter l'oreille aux longs soupirs du vent, A voir au loin frémir le royal front des chênes, A plonger son regard dans l'azur des fontaines, A sentir la rosée épanchée aux vallons, A suivre l'arc-en-ciel sur la cime des monts, Alors qu'il se balance et sourit au nuage, Comme l'aile d'un ange égaré dans l'orage ? C'est que la rêverie, invisibles encore, Autour d'elle, partout, jette ses réseaux d'or. Oh ! ne nous fermez plus dans vos tristes écoles, Où notre âme s'épuise en disputes frivoles, Où pour nous enseigner le Dieu que l'univers Salue à son réveil sous mille noms divers, Au lieu de nous placer au sein de la nature, La science étalant son ignorance obscure, Nous présente sans cesse un livre où le regard Ne voit que signes morts, vains prestiges de l'art : Vers le Dieu créateur un plus doux sentier mène ; L'homme peut le gravir sans qu'une main l'y traîne ; Vous qui m'enseignez Dieu, dans son œuvre ici-bas Laissez-moi le surprendre et ne l'expliquez pas. Ouvrez-moi ce grand livre où brille son image, Laissez-moi m'incliner, pleurer sur chaque page, Laissez-moi respirer ces fleurs que chaque jour Jette au front du printemps comme un don de l'amour ; Suivre ces astres d'or dont une main suprême Couronna l'univers comme d'un diadème, Et contempler au sein de tant d'êtres divers L'homme, de son regard dépassant l'univers, Seul debout, élevant vers la voûte divine Son front encore empreint de sa haute origine ; Grand Dieu ! Plein de ton œuvre alors et plein de toi, Je pourrai m'élancer au monde de la foi ; Si la terre pour nous est une autre patrie, Ah ! j'en rends grâce à toi, touchante rêverie ! L'enfant devient jeune homme, et son guide immortel Le conduit pas à pas vers le monde réel ; Quel autre élève en lui la scène imaginaire Où commence le drame achevé sur la terre, Où s'ébauche la vie et ce qui doit un jour Dans l'espace et le temps apparaître à son tour, Mystérieux chaos où s'enfante en silence Ce qui sera bonheur, gloire, vertu, puissance, Où vit en sentiments, en désirs, en accords, Tout ce qui prendra vie en ce monde des corps ? Quel autre, nous plongeant dans cette mer d'images, D'avance à nos regards en déroule les pages ? C'est elle, toujours elle, en qui l'adolescent Dérobe à l'avenir le secret du présent ; Elle seule en effet montre à l'homme qui passe Et son jour dans le temps et son lieu dans l'espace, Seule lui dit son rang dans cette chaîne d'or Qui des êtres créés embrasse tout l'essor, Chaîne mystérieuse et toujours agitée, Par un souffle invisible ici-bas tourmentée, Et qui, livrant la terre à des êtres nouveaux, Chaque jour au soleil tourne un de ses anneaux, Jusqu'à ce qu'épuisée, en sa course féconde, Disparaissant enfin de la scène du monde, Dans les cieux tout entière elle remontera Pour couronner le trône où s'assied Jéhovah ! Aux yeux de l'âge mûr, dont l'or seul est l'idole, La rêverie hélas ! n'est que chose frivole, Car elle est ignorante et voudrait faire en vain L'argent avec le fer et l'or avec l'airain ; Mais, semblable au soleil dont la chaleur divine Vient réchauffer parfois l'esclave dans sa mine, A celui dont le cœur s'enferme en son trésor Austère elle apparaît, mais consolante encore ; Et l'on sent, à sa voix féconde, enchanteresse, S'évanouir ce doute où tout l'homme en détresse S'interroge, et n'osant contempler l'avenir S'écrie avec effroi : Si tout allait finir ! Ainsi la rêverie est pour l'adolescence Un regard amoureux jeté sur l'existence, Pour l'âge mûr regret, parfois heureux réveil, Pour le vieillard doux songe au sein d'un doux sommeil, Pour tous un océan où l'âme rajeunie Se repose un moment des luttes de la vie, Où le pauvre exilé jusque dans sa prison Respire l'air natal et rêve le pardon, Où l'oreille inclinée écoute et croit entendre D'une voix d'autrefois l'accent plaintif et tendre, Monde sacré qui flotte emportant vers le jour Tout ce qui vit d'espoir, de prière et d'amour, Dont la langue ici-bas dans tout âme choisie Est cet écho du ciel qu'on nomme poésie. Ami, ce sont deux sœurs qui n'eurent qu'un berceau, Mais chacune a sa foi, sa langue, son flambeau, Chacune un monde à part empreint de son image ; Façonnant à son gré cet univers sauvage, L'une aime à se jouer dans la création ; L'autre prend son essor où finit l'horizon ; Plus pures que le jour, plus vives que la flamme, L'une est l'œil de l'esprit, l'autre l'instinct de l'âme.

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    Gérard de Nerval

    Gérard de Nerval

    @gerardDeNerval

    Rêverie de Charles VI On ne sait pas toujours où va porter la hache, Et bien des souverains, maladroits ouvriers, En laissent retomber le coupant sur leurs pieds ! ... Que d'ennuis sur un front la main de Dieu rassemble Et donne pour racine aux fleurons du bandeau ! Pourquoi mit-il encor ce pénible fardeau Sur ma tête aux pensées tristes abandonnée, Et souffrante, et déjà de soi-même inclinée. Moi qui n'aurais aimé, si j'avais pu choisir, Qu'une existence calme, obscure et sans désir : Une pauvre maison dans quelque bois perdue, De mousse, de jasmins et de vigne tendue ; Des fleurs à cultiver, la barque d'un pêcheur, Et de la nuit sur l'eau respire la fraîcheur ; Prier Dieu sur les monts, suivre mes rêveries Par les bois ombragés et les grandes prairies, Des collines le soir descendre le penchant, Le visage baigné des lueurs du couchant ; Quand un vent parfumé nous apporte en sa plainte Quelques sons affaiblis d'une ancienne complainte... Oh ! ces feux du couchant, vermeils, capricieux, Montent, comme un chemin splendide, vers les cieux ! Il semble que Dieu dise à mon âme souffrante : Quitte le monde impur, la foule indifférente, Suis d'un pas assuré cette route qui luit, Et — viens à moi, mon fils... et — n'attends pas la NUIT !!!

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    Henri-Frédéric Amiel

    Henri-Frédéric Amiel

    @henriFredericAmiel

    La rêverie Au paysage que révèle Le matinal rayon du jour, La brume, gaze du contour, Ajoute une grâce nouvelle : La rêverie est, pour l'esprit, Cette vapeur qui rend plus belle La pensée et qui l'accomplit.

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    Sully Prudhomme

    Sully Prudhomme

    @sullyPrudhomme

    Pensée perdue Elle est si douce, la pensée, Qu'il faut, pour en sentir l'attrait, D'une vision commencée S'éveiller tout à coup distrait. Le cœur dépouillé la réclame ; Il ne la fait point revenir, Et cependant elle est dans l'âme, Et l'on mourrait pour la finir. À quoi pensais-je tout à l'heure ? À quel beau songe évanoui Dois-je les larmes que je pleure ? Il m'a laissé tout ébloui. Et ce bonheur d'une seconde, Nul effort ne me l'a rendu ; Je n'ai goûté de joie au monde Qu'en rêve, et mon rêve est perdu.

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    Sully Prudhomme

    Sully Prudhomme

    @sullyPrudhomme

    Éther Quand on est sur la terre étendu sans bouger, Le ciel paraît plus haut, sa splendeur plus sereine ; On aime à voir, au gré d'une insensible haleine, Dans l'air sublime fuir un nuage léger ; Il est tout ce qu'on veut : la neige d'un verger, Un archange qui plane, une écharpe qui traîne, Ou le lait bouillonnant d'une coupe trop pleine ; On le voit différent sans l'avoir vu changer. Puis un vague lambeau lentement s'en détache, S'efface, puis un autre, et l'azur luit sans tache, Plus vif, comme l'acier qu'un souffle avait terni. Tel change incessamment mon être avec mon âge ; Je ne suis qu'un soupir animant un nuage, Et je vais disparaître, épars dans l'infini.

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    Victor Hugo

    Victor Hugo

    @victorHugo

    La pente de la rêverie Amis, ne creusez pas vos chères rêveries ; Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries ; Et quand s'offre à vos yeux un océan qui dort, Nagez à la surface ou jouez sur le bord. Car la pensée est sombre ! Une pente insensible Va du monde réel à la sphère invisible ; La spirale est profonde, et quand on y descend, Sans cesse se prolonge et va s'élargissant, Et pour avoir touché quelque énigme fatale, De ce voyage obscur souvent on revient pâle ! L'autre jour, il venait de pleuvoir, car l'été, Cette année, est de bise et de pluie attristé, Et le beau mois de mai dont le rayon nous leurre, Prend le masque d'avril qui sourit et qui pleure. J'avais levé le store aux gothiques couleurs. Je regardais au loin les arbres et les fleurs. Le soleil se jouait sur la pelouse verte Dans les gouttes de pluie, et ma fenêtre ouverte Apportait du jardin à mon esprit heureux Un bruit d'enfants joueurs et d'oiseaux amoureux. Paris, les grands ormeaux, maison, dôme, chaumière, Tout flottait à mes yeux dans la riche lumière De cet astre de mai dont le rayon charmant Au bout de tout brin d'herbe allume un diamant ! Je me laissais aller à ces trois harmonies, Printemps, matin, enfance, en ma retraite unies ; La Seine, ainsi que moi, laissait son flot vermeil Suivre nonchalamment sa pente, et le soleil Faisait évaporer à la fois sur les grèves L'eau du fleuve en brouillards et ma pensée en rêves ! Alors, dans mon esprit, je vis autour de moi Mes amis, non confus, mais tels que je les vois Quand ils viennent le soir, troupe grave et fidèle, Vous avec vos pinceaux dont la pointe étincelle, Vous, laissant échapper vos vers au vol ardent, Et nous tous écoutant en cercle, ou regardant. Ils étaient bien là tous, je voyais leurs visages, Tous, même les absents qui font de longs voyages. Puis tous ceux qui sont morts vinrent après ceux-ci, Avec l'air qu'ils avaient quand ils vivaient aussi. Quand j'eus, quelques instants, des yeux de ma pensée, Contemplé leur famille à mon foyer pressée, Je vis trembler leurs traits confus, et par degrés Pâlir en s'effaçant leurs fronts décolorés, Et tous, comme un ruisseau qui dans un lac s'écoule, Se perdre autour de moi dans une immense foule. Foule sans nom ! chaos ! des voix, des yeux, des pas. Ceux qu'on n'a jamais vus, ceux qu'on ne connaît pas. Tous les vivants ! - cités bourdonnant aux oreilles Plus qu'un bois d'Amérique ou des ruches d'abeilles, Caravanes campant sur le désert en feu, Matelots dispersés sur l'océan de Dieu, Et, comme un pont hardi sur l'onde qui chavire, Jetant d'un monde à l'autre un sillon de navire, Ainsi que l'araignée entre deux chênes verts Jette un fil argenté qui flotte dans les airs ! Les deux pôles ! le monde entier ! la mer, la terre, Alpes aux fronts de neige, Etnas au noir cratère, Tout à la fois, automne, été, printemps, hiver, Les vallons descendant de la terre à la mer Et s'y changeant en golfe, et des mers aux campagnes Les caps épanouis en chaînes de montagnes, Et les grands continents, brumeux, verts ou dorés, Par les grands océans sans cesse dévorés, Tout, comme un paysage en une chambre noire Se réfléchit avec ses rivières de moire, Ses passants, ses brouillards flottant comme un duvet, Tout dans mon esprit sombre allait, marchait, vivait ! Alors, en attachant, toujours plus attentives, Ma pensée et ma vue aux mille perspectives Que le souffle du vent ou le pas des saisons M'ouvrait à tous moments dans tous les horizons, Je vis soudain surgir, parfois du sein des ondes, A côté des cités vivantes des deux mondes, D'autres villes aux fronts étranges, inouïs, Sépulcres ruinés des temps évanouis, Pleines d'entassements, de tours, de pyramides, Baignant leurs pieds aux mers, leur tête aux cieux humides. Quelques-unes sortaient de dessous des cités Où les vivants encor bruissent agités, Et des siècles passés jusqu'à l'âge où nous sommes Je pus compter ainsi trois étages de Romes. Et tandis qu'élevant leurs inquiètes voix, Les cités des vivants résonnaient à la fois Des murmures du peuple ou du pas des armées, Ces villes du passé, muettes et fermées, Sans fumée à leurs toits, sans rumeurs dans leurs seins, Se taisaient, et semblaient des ruches sans essaims. J'attendais. Un grand bruit se fit. Les races mortes De ces villes en deuil vinrent ouvrir les portes, Et je les vis marcher ainsi que les vivants, Et jeter seulement plus de poussière aux vents. Alors, tours, aqueducs, pyramides, colonnes, Je vis l'intérieur des vieilles Babylones, Les Carthages, les Tyrs, les Thèbes, les Sions, D'où sans cesse sortaient des générations. Ainsi j'embrassais tout : et la terre, et Cybèle ; La face antique auprès de la face nouvelle ; Le passé, le présent ; les vivants et les morts ; Le genre humain complet comme au jour du remords. Tout parlait à la fois, tout se faisait comprendre, Le pélage d'Orphée et l'étrusque d'Évandre, Les runes d'Irmensul, le sphinx égyptien, La voix du nouveau monde aussi vieux que l'ancien. Or, ce que je voyais, je doute que je puisse Vous le peindre : c'était comme un grand édifice Formé d'entassements de siècles et de lieux ; On n'en pouvait trouver les bords ni les milieux ; A toutes les hauteurs, nations, peuples, races, Mille ouvriers humains, laissant partout leurs traces, Travaillaient nuit et jour, montant, croisant leurs pas, Parlant chacun leur langue et ne s'entendant pas ; Et moi je parcourais, cherchant qui me réponde, De degrés en degrés cette Babel du monde. La nuit avec la foule, en ce rêve hideux, Venait, s'épaississant ensemble toutes deux, Et, dans ces régions que nul regard ne sonde, Plus l'homme était nombreux, plus l'ombre était profonde. Tout devenait douteux et vague, seulement Un souffle qui passait de moment en moment, Comme pour me montrer l'immense fourmilière, Ouvrait dans l'ombre au loin des vallons de lumière, Ainsi qu'un coup de vent fait sur les flots troublés Blanchir l'écume, ou creuse une onde dans les blés. Bientôt autour de moi les ténèbres s'accrurent, L'horizon se perdit, les formes disparurent, Et l'homme avec la chose et l'être avec l'esprit Flottèrent à mon souffle, et le frisson me prit. J'étais seul. Tout fuyait. L'étendue était sombre. Je voyais seulement au loin, à travers l'ombre, Comme d'un océan les flots noirs et pressés, Dans l'espace et le temps les nombres entassés ! Oh ! cette double mer du temps et de l'espace Où le navire humain toujours passe et repasse, Je voulus la sonder, je voulus en toucher Le sable, y regarder, y fouiller, y chercher, Pour vous en rapporter quelque richesse étrange, Et dire si son lit est de roche ou de fange. Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu, Au profond de l'abîme il nagea seul et nu, Toujours de l'ineffable allant à l'invisible... Soudain il s'en revint avec un cri terrible, Ébloui, haletant, stupide, épouvanté, Car il avait au fond trouvé l'éternité. Mai 1830.

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    Victor Hugo

    Victor Hugo

    @victorHugo

    Rêverie Oh ! laissez-moi ! c'est l'heure où l'horizon qui fume Cache un front inégal sous un cercle de brume, L'heure où l'astre géant rougit et disparaît. Le grand bois jaunissant dore seul la colline. On dirait qu'en ces jours où l'automne décline, Le soleil et la pluie ont rouillé la forêt. Oh ! qui fera surgir soudain, qui fera naître, Là-bas, — tandis que seul je rêve à la fenêtre, Et que l'ombre s'amasse au fond du corridor, — Quelque ville mauresque, éclatante, inouïe, Qui, comme la fusée en gerbe épanouie, Déchire ce brouillard avec ses flèches d'or ! Qu'elle vienne inspirer, ranimer, ô génies, Mes chansons, comme un ciel d'automne rembrunies, Et jeter dans mes yeux son magique reflet, Et longtemps, s'éteignant en rumeurs étouffées, Avec les mille tours de ses palais de fées, Brumeuse, denteler l'horizon violet ! Le 5 septembre 1828.

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    Victor Hugo

    Victor Hugo

    @victorHugo

    Rêverie d'un passant à propos d'un roi Præbete aures, vos qui continetis multitu- dines et placetis vobis in turbis nationum, quoniam non custodistis legem justitiæ, ne- que secundum voluntatem Dei ambulastis. SAP. 6. Voitures et chevaux à grand bruit, l'autre jour, Menaient le roi de Naple au gala de la cour. J'étais au Carrousel, passant avec la foule Qui par ses trois guichets incessamment s'écoule Et traverse ce lieu quatre cents fois par an Pour regarder un prince ou voir l'heure au cadran. Je suivais lentement, comme l'onde suit l'onde, Tout ce peuple, songeant qu'il était dans le monde, Certes, le fils aîné du vieux peuple romain, Et qu'il avait un jour, d'un revers de sa main, Déraciné du sol les tours de la Bastille. Je m'arrêtai : le suisse avait fermé la grille. Et le tambour battait, et parmi les bravos Passait chaque voiture avec ses huit chevaux. La fanfare emplissait la vaste cour, jonchée D'officiers redressant leur tête empanachée ; Et les royaux coursiers marchaient sans s'étonner, Fiers de voir devant eux des drapeaux s'incliner. Or, attentive au bruit, une femme, une vieille, En haillons, et portant au bras quelque corbeille, Branlant son chef ridé, disait à haute voix : « Un roi ! sous l'Empereur, j'en ai tant vu, des rois ! » Alors je ne vis plus des voitures dorées La haute impériale et les rouges livrées, Et, tandis que passait et repassait cent fois Tout ce peuple inquiet, plein de confuses voix, Je rêvai. Cependant la vieille vers la Grève Poursuivait son chemin en me laissant mon rêve, Comme l'oiseau qui va, dans la forêt lâché, Laisse trembler la feuille où son aile a touché. Oh ! disais-je, la main sur mon front étendue, Philosophie, au bas du peuple descendue ! Des petits sur les grands grave et hautain regard ! Où ce peuple est venu, le peuple arrive tard ; Mais il est arrivé. Le voilà qui dédaigne ! Il n'est rien qu'il admire, ou qu'il aime, ou qu'il craigne. Il sait tirer de tout d'austères jugements, Tant le marteau de fer des grands événements A, dans ces durs cerveaux qu'il façonnait sans cesse, Comme un coin dans le chêne enfoncé la sagesse ! Il s'est dit tant de fois : « Où le monde en est-il ? Que font les rois ? à qui le trône ? à qui l'exil ? » Qu'il médite aujourd'hui, comme un juge suprême, Sachant la fin de tout, se croyant en soi-même Assez fort pour tout voir et pour tout épargner, Lui qu'on n'exile pas et qui laisse régner ! La cour est en gala ! pendant qu'au-dessous d'elle, Comme sous le vaisseau l'Océan qui chancelle, Sans cesse remué, gronde un peuple profond Dont nul regard de roi ne peut sonder le fond. Démence et trahison qui disent sans relâche : « Ô rois, vous êtes rois ! confiez votre tâche Aux mille bras dorés qui soutiennent vos pas. Dormez, n'apprenez point et ne méditez pas, De peur que votre front, qu'un prestige environne, Fasse en s'élargissant éclater la couronne ! » Ô rois, veillez, veillez ! tâchez d'avoir régné. Ne nous reprenez pas ce qu'on avait gagné ; Ne faites point, des coups d'une bride rebelle, Cabrer la liberté qui vous porte avec elle ; Soyez de votre temps, écoutez ce qu'on dit, Et tâchez d'être grands, car le peuple grandit. Ecoutez ! écoutez, à l'horizon immense, Ce bruit qui parfois tombe et soudain recommence, Ce murmure confus, ce sourd frémissement Qui roule, et qui s'accroît de moment en moment. C'est le peuple qui vient ! c'est la haute marée Qui monte incessamment, par son astre attirée. Chaque siècle, à son tour, qu'il soit d'or ou de fer, Dévoré comme un cap sur qui monte la mer, Avec ses lois, ses mœurs, les monuments qu'il fonde, Vains obstacles qui font à peine écumer l'onde, Avec tout ce qu'on vit et qu'on ne verra plus, Disparaît sous ce flot qui n'a pas de reflux ! Le sol toujours s'en va, le flot toujours s'élève. Malheur à qui le soir s'attarde sur la grève, Et ne demande pas au pêcheur qui s'enfuit D'où vient qu'à l'horizon on entend ce grand bruit ! Rois, hâtez-vous ! rentrez dans le siècle où nous sommes, Quittez l'ancien rivage ! — À cette mer des hommes Faites place, ou voyez si vous voulez périr Sur le siècle passé que son flot doit couvrir ! Ainsi ce qu'en passant avait dit cette femme Remuait mes pensers dans le fond de mon âme, Quand un soldat soudain, du poste détaché, Me cria : « Compagnon, le soleil est couché. » Le 18 mai 1830.

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