Les loupiots C’est les petits des grandes villes,
Les petits aux culs mal lavés,
Contingents des guerres civiles
Qui poussent entre les pavés.
Sans gâteaux, sans joujoux, sans fringues,
Et quelquefois sans pantalons,
Ils vont dans les vieilles redingues
Qui leur tombent sur les talons.
Ils traînent, dans des philosophes,
Leurs petits pieds endoloris,
Serrés dans de vagues étoffes...
Chaussettes russes de Paris !
Ils se réchauffent dans les bouges
Noircis par des quinquets fumeux,
Avec des bandits et des gouges
Qui furent des loupiots comme eux.
Ils naissent au fond des impasses,
Et dorment dans les lits communs
Où les daronnes font des passes
Avec les autres et les uns...
Mais ces chérubins faméliques,
Qui vivent avec ces damnés
Ont de longs regards angéliques,
Dans leurs grandes châsses étonnées.
Et, quand ils meurent dans ces fanges,
Ils vont, tout droit, au paradis,
Car ces petits-là sont les anges
Des ruelles et des taudis.
C’est les petits des grandes villes
Les petits aux culs mal lavés,
Contingents des guerres civiles
Qui poussent entre les pavés.
il y a 9 mois
Jean de La Fontaine
@jeanDeLaFontaine
L'âne et le petit chien Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce :
Jamais un lourdaud, quoi qu'il fasse,
Ne saurait passer pour galant.
Peu de gens, que le Ciel chérit et gratifie,
Ont le don d'agréer infus avec la vie.
C'est un point qu'il leur faut laisser,
Et ne pas ressembler à l'Ane de la Fable,
Qui pour se rendre plus aimable
Et plus cher à son maître, alla le caresser.
"Comment ? disait-il en son âme,
Ce Chien, parce qu'il est mignon,
Vivra de pair à compagnon
Avec Monsieur, avec Madame ;
Et j'aurai des coups de bâton ?
Que fait-il ? il donne la patte ;
Puis aussitôt il est baisé :
S'il en faut faire autant afin que l'on me flatte,
Cela n'est pas bien malaisé. "
Dans cette admirable pensée,
Voyant son Maître en joie, il s'en vient lourdement,
Lève une corne toute usée,
La lui porte au menton fort amoureusement,
Non sans accompagner, pour plus grand ornement,
De son chant gracieux cette action hardie.
"Oh ! oh ! quelle caresse ! et quelle mélodie !
Dit le Maître aussitôt. Holà, Martin bâton! "
Martin bâton accourt ; l'Ane change de ton.
Ainsi finit la comédie.
il y a 9 mois
Jorge Luis Borges
@jorgeLuisBorges
Les justes Un homme qui cultive son jardin, comme le souhaitait Voltaire.
Celui qui est reconnaissant à la musique d’exister.
Celui qui découvre avec bonheur une étymologie.
Deux employés qui dans un café du Sud jouent une modeste partie d’échecs.
Le céramiste qui médite une couleur et une forme.
Le typographe qui compose bien cette page, qui peut-être ne lui plaît pas.
Une femme et un homme qui lisent les derniers tercets d’un certain chant.
Celui qui caresse un animal endormi.
Celui qui justifie ou cherche à justifier le mal qu’on lui a fait.
Celui qui est reconnaissant à Stevenson d’exister.
Celui qui préfère que les autres aient raison.
Tous ceux-là, qui s’ignorent, sauvent le monde.
il y a 9 mois
Langston Hughes
@langstonHughes
Le ciel c'est Le Ciel
C’est un pays
Où il y a du bonheur
Partout.
Les animaux
Et les oiseaux chantent.
Et aussi
Toutes les choses.
Et à chaque caillou
Qui dit : « Comment vas-tu ? »
Un autre caillou répond
« Très bien, et toi ? »
il y a 9 mois
Langston Hughes
@langstonHughes
Le vent Ô Vent, touche nos corps
Nos corps séparés, individuels;
Ô Vent, touche nos corps
Mais souffle vite
A travers les peaux jaunes,
blanches, rouges
De nos corps
Au terrible grognement de hargne
Pas le mien,
Pas le tien,
Pas le sien,
Mais un unique grognement de toutes les âmes,
Ô Vent, souffle vite!
Avant que fuyant,
Nous rentrions dans l’absence de vent…
Avec nos corps…
Dans l’absence de vent
De notre maison à Taos.
il y a 9 mois
Langston Hughes
@langstonHughes
Moi, aussi, je chante l’Amérique Moi, aussi, je chante l’Amérique.
Je suis le frère à la peau sombre.
Ils m’envoient manger à la cuisine
Quand vient du monde.
Mais je ris,
Et je mange bien,
Et je prends des forces.
Demain,
Je serai à la table
Quand viendra du monde.
Personne,
Alors,
N’osera me dire
« Va manger à la cuisine ».
De plus,
Ils verront comme je suis beau
Et ils auront honte —
Moi, aussi, je suis l’Amérique.
il y a 9 mois
Langston Hughes
@langstonHughes
Un aller simple J’ramasse ma vie
Je l’emporte avec moi
Et j’la dépose
A Chicago, à Detroit
A Buffalo, à Scranton.
N’importe où
Au Nord, à l’Est…
Que ce ne soit pas Dixie.
J’ramasse ma vie
Et j’la mets dans le train
Jusqu’à Los Angeles, Bakersfield,
Seattle, Oakland, Salt Lake,
N’importe où
Au Nord, à l’Ouest…
Que ce ne soit pas le Sud.
J’en ai marre
Des règlements pour Jim Crow,
Des gens qui sont cruels
Et qui ont peur.
Des gens qui lynchent et qui courent,
Des gens que j’effraie
Et qui m’effraient.
il y a 9 mois
Léopold Sédar Senghor
@leopoldSedarSenghor
Lettre à un prisonnier Ngom ! champion de Tyâné !
C’est moi qui te salue, moi ton voisin de village et de cœur.
Je te lance mon salut blanc comme le cri blanc de l’aurore, par dessus les barbelés
De la haine et de la sottise, et je nomme par ton nom et ton honneur.
Mon salut au Tamsir Dargui Ndyâye qui se nourrit de parchemins
Qui lui font la langue subtile et les doigts plus fins et plus longs
A Samba Dyouma le poète, et sa voix est couleur de flamme, et son front porte les marques du destin
A Nyaoutt Mbodye, à Koli Ngom ton frère de nom
A tous ceux qui, à l’heure où les grands bras sont tristes comme des branches battues de soleil
Le soir, se groupent frissonnants autour du plat de l’amitié.
Je t’écris dans la solitude de ma résidence surveillée – et chère – de ma peau noire.
Heureux amis, qui ignorez les murs de glace et les appartements trop clairs qui stérilisent
Toute graine sur les masques d’ancêtres et les souvenirs mêmes de l’amour.
Vous ignorez le bon pain blanc et le lait et le sel, et les mets substantiels qui ne nourrissent, qui divisent les civils
Et la foule des boulevards, les somnambules qui ont renié leur identité d’homme
Caméléons sourds de la métamorphose, et leur honte vous fixe dans votre cage de solitude.
Vous ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite
Et la Science et l’Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières de la négritude.
Faut-il crier plus fort ? ou m’entendez-vous, dites ?
Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères
Comme ce soir au cinéma, perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau.
Je t’écris parce que mes livres sont blancs comme l’ennui, comme la misère et comme la mort.
Faites-moi place autour du poêle, que je reprenne ma place encore tiède.
Que nos mains se touchent en puisant dans le riz fumant de l’amitié
Que les vieux mots sérères de bouches en bouche passent comme une pipe amicale.
Que Dargui nous partage ses fruits succulents – foin de toute sécheresse parfumée !
Toi, sers-nous tes bons mots, énormes comme le nombril de l’Afrique prodigieuse.
Quel chanteur ce soir convoquera tous les ancêtres autour de nous
Autour de nous le troupeau pacifique des bêtes de la brousse ?
Qui logera nos rêves sous les paupières des étoiles ?
Ngom ! réponds-moi par le courrier de la lune nouvelle.
Au détour du chemin, j’irai au devant de tes mots nus qui hésitent. C’est l’oiselet au sortir de sa cage
Tes mots si naïvement assemblés ; et les doctes en rient, et ils ne restituent le surréel
Et le lait m’en rejaillit au visage.
J’attends ta lettre à l’heure ou le matin terrasse la mort.
Je la recevrai pieusement comme l’ablution matinale, comme la rosée de l’aurore.