Apollinaire en 1918

De ses doigts fins et déliés, Hazlitt s'empara du Palimpseste avec fermeté et délicatesse, comme si le livre était, dans ses mains, un être vivant. Il s'adressa à moi d'un ton grave : « Cet ouvrage chargé d'histoire et d'événements n'est pas en ma possession par hasard. Il existe un lien mystérieux et intime entre ce palimpseste et moi-même. J'espérais être celui qui le compléterait, en écrivant une nouvelle page du livre. Je n'y suis pas parvenu. Aujourd'hui, dit-il d'une voix plus solennelle, c'est à vous d'être le maillon de la chaîne. Votre culture humaniste et votre goût pour la recherche, vous permettront sans doute d'y apporter un enrichissement essentiel. Mon idée peut vous paraître insensée, mais je suis persuadé que vous ne refuserez pas d'entrer en possession de ce livre, comme je ne m'y suis pas soustrait moi-même lorsqu'il me fut confié. » Il n'attendit pas ma réponse. Il déposa le Palimpseste dans mes mains tremblantes, puis, comme libéré d'un fardeau, il s'éloigna aussitôt, d'un pas léger...

Melchior - Récits imaginaires

"Apollinaire, en somme"

Jean Burgos. Né en 1929 à Chambéry (Savoie). Études de psychologie et de philosophie à Grenoble et Paris. Prépare une thèse de doctorat. L'Hydre et Le Morosophe sont tirés d'un recueil d'Anamorphoses écrit entre 1954 et 1958.

Le morosophe

L'Enchanteur pourrissant, accompagné de bois gravés d'André Derain, est le premier ouvrage publié par Guillaume Apollinaire, en novembre 1909, il y a tout juste cent ans. Aujourd'hui sa première édition est une rareté convoitée par les bibliophiles.
L'Enchanteur pourrissant n'est pourtant pas l'oeuvre la plus lue ni la plus étudiée du poète d'Alcools et de Calligrammes. Mi-théâtrale, mi-poétique, sa forme surprend le lecteur contemporain : le texte abonde en références érudites empruntées aux fonds croisés de la mythologie antique, de la Bible et de la littérature celtique. Conçue par le poète à l'âge de dix-huit ou dix-neuf ans et constamment renouvelée, elle révèle que les premiers projets d'écriture d'Apollinaire étaient la mise en scène et le façonnage d'un double mythique qui resurgira sous la figure de Croniamantal dans Le Poète assassiné.
Cette quête de l'identité, à travers le modèle de Merlin, fils du diable et d'une mortelle, avait fait l'objet d'une étude fondamentale de Jean Burgos, en 1972, à l'occasion d'une édition critique du texte. S'il revient maintenant sur ce sujet, c'est qu'un événement inespéré s'est produit : un premier manuscrit de L'Enchanteur pourrissant a été acquis par la Bibliothèque nationale de France. Il justifiait à lui seul, mais aussi à l'aide de documents nouveaux comme l'Agenda russe, que l'on revînt sur le sujet. Dès lors se démêlent mieux les multiples fils qui ont conduit Apollinaire à la découverte de sa poétique.
Jean Burgos ne se contente pas d'une étude génétique, il suit pas à pas, avec l'esprit averti du spécialiste, les étapes de cette gestation : la « genèse d'une poétique » est mise en relation avec une des dernières oeuvres « désenchantées » d'Apollinaire, Couleur du temps, pour s'ouvrir finalement à une « nouvelle lecture de L'Enchanteur pourrissant ».
Nul doute que cette étude, enrichie de la reproduction intégrale du manuscrit et de bois gravés d'André Derain, n'enchante elle aussi, un siècle plus tard, les bibliophiles et tous les lecteurs curieux de mieux comprendre comment Apollinaire s'est forgé sa propre légende, fondatrice de sa puissance créatrice.

Apollinaire et l'enchanteur pourrissant ; genèse d'une poétique

Pour une poetique de l'imaginaire

Parce que l'image donne à voir autre chose et à vivre autrement, c'est sur elle que devrait se fonder toute étude privilégiée du texte poétique. Mais cette démarche, si elle aide à mieux rêver et à mieux connaître celui qui rêve, ne saurait rendre compte d'un texte, où nulle image ne peut être isolée sans être aussitôt dévitalisée. Aussi faudrait-il se préoccuper, plutôt que de l'image elle-même, du dynamisme qui l'anime, et plutôt que de sa raison d'être en amont, des possibilités qu'elle ouvre en aval : c'est-à-dire remplacer la poétique de l'image par une poétique de l'Imaginaire. Une telle poétique met à jour une syntaxe de l'Imaginaire qui propose différentes façons d'habiter l'espace de la page, comme autant de réponses à l'angoisse devant le temps : ainsi l'écriture éclatée d'Apollinaire opère un incessant remplissement de cet espace pour figer le temps, tandis que l'écriture de Michaux construit et reconstruit des refuges à l'abri du temps qui passe. Et ce sont d'autres réponses encore qu'élaborent la Dame à la faulx de Saint-Pol Roux, les Yeux fertiles d'Eluard ou Anabase de Saint-John Perse. Cette poétique de l'Imaginaire devrait permettre d'exorciser toute tentation de réduire le texte au connu, pour apprendre au contraire à suivre ses itinéraires, à épouser sa cohérence jusque dans ses ruptures et, finalement, à ouvrir le chemin de tous ses possibles.

Apollinaire en 1918

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