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Murtoriu | Marc Biancarelli
Murtoriu | Marc Biancarelli

Murtoriu

Publié par Actes Sud, le 01 septembre 2012

288 pages

Résumé

L'écrivain Marco Biancarelli écrit exclusivement en langue corse : ce choix n'a pas pour but la défense et illustration d'un idiome mais l'édification d'un univers littéraire bâti sur un style singulier. Avouant volontiers son admiration pour la littérature américaine, Marco Biancarelli, à l'image de Faulkner (ou de Giono), réinvente un territoire réel sur le mode de la fiction en dressant l'état des lieux d'une certaine société corse actuelle, aveuglée par la nostalgie et l'illusion nationaliste, coupable d'un insulaire déni du réel, et soumise à la tentation d'un matérialisme aussi consumériste que brutal placé sous l'égide du tourisme-roi, et qui exerce sur les âmes une violence différente mais comparable en intensité à celle des célèbres "nuits bleues" insulaires dont les médias s'effraient à décliner la litanie. Ecrivain raté dont la vie sentimentale est un fiasco, Marc-Antoine Cianfarani, le narrateur de Murtoriu, vit seul, en farouche reclus dans un hameau de montagne, les Sarcona, blotti dans une forêt de pins en altitude. Il habite la maison de famille, héritée de son père dont un portrait trône sur la cheminée en compagnie de celui de son ancêtre qui fut soldat à Verdun et dont il porte le prénom. Cet authentique et ombrageux ermite prouve le peu de cas qu'il fait des idéaux de ses contemporains des "Terres", dans la plaine, (l'argent / les femmes/ l'alcool / la drogue.), en n'hésitant pas, dans un geste de rébellion exaspérée, à fermer, en plein coeur de la saison estivale, la librairie qu'il possède en ville, sur la côte, alors même que les touristes envahissent l'île, signifiant ainsi son refus de vendre des livres dans un monde qui n'a plus rien à faire de la littérature mais tout à faire de l'argent. La véracité de ce noir postulat est attestée dès le début du roman, qui s'ouvre sur l'irruption cagoulée de deux hommes venus racketter une famille de touristes allemands dans sa villa. Figure récurrente du récit, ce couple de "hooligans" / assassins, dépourvus de tout scrupules (Don Pierre et Andria) incarne la néfaste contagion qui sévit sur l'île où toute une génération fait la course aux exactions en tous genres (de la séquestration au meurtre) pour assouvir ses pulsions consuméristes d'ordres divers. Bien que peu sociable, l'ermite de la montagne admet parfois la présence auprès de lui de deux compagnons de longue date - des solitaires, comme lui : Trajan, agriculteur et amateur éclairé d'histoire et d'architecture à ses heures. Et, surtout, Mansuetu, fruste berger infirme et taiseux qui vit avec ses chèvres dans une vieille bergerie, loin de la civilisation en dernier représentant d'une Corse révolue et qui, tel Lester Ballard, le héros du roman Un Enfant de Dieu de Cormac McCarthy, est de ces enfants de Dieu que la société abandonne. Le troisième personnage de la garde rapprochée de Marc-Antoine est un fantôme : celui de son grand-père, qui a connu les horreurs des champs de bataille de la Première Guerre mondiale et dont le souvenir s'invite dans le roman sous forme de scènes effrayantes ayant, dès le début du siècle, sonné le glas (u murtoriu, en langue corse) du monde ancien et comme préfiguré le chaos des temps présents où toute l'île, entre dérives et insolubles contradictions, n'en finit pas de mourir. L'assassinat crapuleux du berger Mansuetu signe définitivement la fin d'un monde à l'agonie et enjoint Marc-Antoine Cianfarini, à son corps défendant, à se réinventer, ailleurs, pour continuer à vivre. Aussi pessimiste et lucide qu'il est ardent et combatif, le roman de Marco Biancarelli n'a pourtant aucunement pour objet de faire le procès d'une société mais bien plutôt celui d'inciter le lecteur à arpenter le chemin de croix intérieur et singulier d'un antihéros partagé entre le désir et la révolte, hanté par les fantômes ou par les créations de son imaginaire, affrontant son malaise dans une société machiste asservie au profit et, corollairement, au sexe - par rapport auquel lui-même entretient un rapport sans tabous comme le manifeste cette scène où Marc-Antoine fait l'amour avec sa cousine Lena, et dont le récit, joyeusement iconoclaste oscillant entre crudité et émotion, intervient immédiatement après l'évocation de l'enfer d'une bataille sur le front des Ardennes en 1914. Dans ce roman en forme de cheminement, entre montagne et mer, hiver et soleil, solitude et foules touristiques peu sentimentales, que viennent scander signes funèbres et prémonitoires récurrents (le glas), ne manquent pas de s'inviter, dans la tradition orale de la Corse, la dérision et l'ironie (c'est ainsi que les deux malfrats récurrents revêtent tantôt les grotesques allures de "Pieds nickelés" autochtones, tantôt celles des deux protagonistes de Fargo, le film des frères Coen). Dans le contexte d'une esthétique qui sait se faire baroque, il faut également noter qu'il arrive à la satire des idéologies qui font le lit du Mal sous toutes ses espèces, de s'incarner dans un débat avec un "possédé" très séculier prénommé (pour de bon) Lucifer, comme il arrive au thème de la désespérance (et de sa rémission possible / espérée par le sexe) d'en passer par un dialogue très alcoolisé du protagoniste avec une statue de Bouddha, ou par la méditation du héros sur la liste des femmes que ce Dom Juan déglingué croit avoir séduites et dont il a pieusement consigné les noms sur un carnet. (Pourquoi elles ne répondent pas à ses "textos" enflammés lui demeure un mystère.) Roman d'un choc des mondes qui engendre l'avènement de nouveaux Veaux d'or, Murtoriu mêle le sang versé sur les champs de bataille (en 1914, à la Côte-du-Poivre - ou ailleurs) à celui que répandent les héros sanguinaires de la geste insulaire contemporaine s'élevant sur les décombres d'un monde rural qu'on assassine, et, au fil d'une tension constante entre beauté et horreur, brosse, dans la douleur, le portrait d'une île où il paraît désormais impossible de renouer jamais avec les mystères sacrés d'une nature accueillante à l'homme - à l'occasion d'une simple partie de pêche miraculeuse entre roches et lumière, dans la lumière du Vurdatu, ou du solennel face-à-face de Marc-Antoine avec une gracile moufflonne qu'il renonce à tuer - en ces temps où un chien innocent enivré par le printemps se voit victime d'une violence routière gratuite et où les battues aux sangliers prennent des allures de guerre et de massacre. Il faut donc en finir, et choisir la rupture, tant pour se soustraire à la barbarie - rampante ou déclarée - que pour en finir avec le syndrome de "la réserve d'Indiens", les peuples comme les individus devant prendre acte de l'écroulement d'un monde afin d'être en mesure d'en bâtir un autre. Constamment attentif, néanmoins, à la présence des objets et des lieux de "l'héritage" pour en accueillir avec allégresse les lumineux moments d'épiphanie, Marc Biancarelli écrit le roman d'une quête identitaire, qui passe par le rapport que son héros entretient à la langue corse et à l'écriture. Car Marc-Antoine Cianfarani n'a pas toujours vécu en Corse : né ailleurs et de retour sur l'île à l'âge de dix ans pour se voir confronté à un univers hostile dont il ne comprenait pas la langue, il a lutté pour conquérir cette langue et se faire respecter. Ce combat s'est prolongé dans l'écriture grâce au soutien de son père, et l'achèvement de son premier livre écrit en corse a coïncidé avec le décès de ce dernier. Mais, après la mort de celui qui a fait "son devoir de père", lui qui n'a pas de descendance en est venu à douter de sa mission d'écrivain en un lieu où cette fonction est tenue dans le mépris. Or, c'est pourtant l'écriture qui parfois, légitime la vie, qui transmet l'héritage, quand le fusil d'un père a peu de chance d'être légué à "des enfants improbables".

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