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Alfred de Vigny

Auteurplume

Alfred Victor de Vigny, ou comte de Vigny, né le 27 mars 1797 à Loches et mort le 17 septembre 1863 à Paris 8e, est un écrivain, romancier, dramaturge et poète français. Figure influente du romantisme français, il écrit parallèlement à une carrière militaire entamée en 1814 et publie ses premiers poèmes en 1822. Avec la publication de Cinq-Mars en 1826, il contribue au développement du roman historique français. Ses traductions versifiées de Shakespeare s'inscrivent dans le drame romantique, de même que sa pièce Chatterton (1835). Son œuvre se caractérise par un pessimisme fondamental, et une vision désenchantée de la société. Il développe à plusieurs reprises le thème du paria, incarné par le poète, le prophète, le noble, Satan ou bien le soldat. Sa poésie est empreinte d’un stoïcisme hautain, qui s’exprime en vers denses et dépouillés, souvent riches en symboles, annonçant la modernité poétique de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé. Alfred de Vigny est né au sein d’une famille issue de la vieille noblesse militaire. Après avoir passé quinze ans dans l'armée sans combattre, il quitte sa vie de garnison monotone pour fréquenter les milieux littéraires parisiens et notamment le Cénacle romantique de Victor Hugo. De 1822 à 1838, il écrit des poèmes (Poèmes antiques et modernes), des romans (comme Stello), des drames (comme la Maréchale d’Ancre) et des nouvelles (Servitude et grandeur militaires) qui lui apportent la célébrité. En 1838, après une rupture sentimentale avec Marie Dorval et la mort de sa mère, il s'installe pour la première fois au Maine-Giraud, son domaine situé en Charente. Il goûte à la solitude et prend soin de sa femme malade et constamment alitée. De retour à Paris, il se mêle de nouveau à la vie politique et littéraire. Il parvient en 1845 à se faire élire, au bout de la cinquième tentative, à l'Académie française. En revanche, candidat lors des élections de 1848, il échoue à la députation de la Charente. Par la suite, il effectue plusieurs séjours au Maine-Giraud, avec sa femme pour seule compagnie, mais vit surtout à Paris. Il écrit peu, publie rarement, mais médite et lit beaucoup. Il meurt d’un cancer de l’estomac, après une lente agonie qu’il supporte avec patience et stoïcisme. Son recueil posthume Les Destinées est publié en 1864. Son Journal est révélé en 1867.

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Poésies

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

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    A M. le Comte de Moncorps Vous aimez, cher ami, les vers à la douzaine {Douzaine, par respect, car j'aurais dit centaine, En ne faisant parler que mon juste courroux). Eh quoi! ces vers, Moncorps, vous en contentez-vous ? Je vous en fais ici, mais puisse cet exemple Vous montrer la raison, vous mener à son temple, Vous y loger s'il peut, malgré l'aversion Que vous semblez avoir pour l'habitation. Ces vers sans harmonie, et ces rimes blessées *, Ces discours sans liens, ces petites pensées Ont donc pu vous séduire ! O que je crois d'esprit A celui qui vous fit goûter un tel écrit! Qu'il fallait que sa voix flexible, harmonieuse, Trompât avec douceur votre oreille trompeuse, Pour que de tous ces riens vous fussiez enchanté. Jamais je ne vous vis d'un tel zèle emporté; J'admirais vos yeux bleus et vos vives prunelles D'où jaillissait la joie en vives étincelles, Et vos gestes fréquents et votre teint rougi — Teint sur lequel des vers l'amour avait agi ! Quelle honte, grand dieu ! Cette divine flamme, Ces petits vers ont pu l'arracher à votre âme ? Non, je n'y veux pas croire, et j'aime mieux penser Que votre tendre cœur s'était senti blesser Par des verres meilleurs, pleins du jus d'une vigne Que je préférerais même aux vers de Lavigne, Ou bien par les beaux yeux de quelque aimable objet, Ou bien par le courroux de quelque vain projet. Laissez-moi cette erreur, elle m'est nécessaire Tant j'ai besoin pour vous d'estime bien entière, Et même en poésie, hélas ! si vous saviez A quels dédains cruels vous vous exposeriez Si votre opinion de la sorte égarée D'auteurs un peu connus se trouvait entourée ! Ce rire dédaigneux, farouche et sans pitié Que ne tempère pas l'indulgente amitié, Viendrait vous interdire, ou le triste silence, Plus dur que les éclats, armerait leur vengeance; Ou si l'un d'eux, plus doux, sachant vous distinguer Voulait sur votre auteur un peu vous haranguer, Il vous dirait : « Monsieur, sachez de moi la haine Que nous professons tous pour les vers faits sans peine; Le vers le plus obscur d'un auteur sérieux A plus de vrai mérite et vaut plus à nos yeux Que l'inutile amas de légères paroles Qui forme le tissu de ces œuvres frivoles Qui, sans rien peindre au cœur, cherche à nous éblouir, Qu'on dit vers fugitifs parce qu'ils sont à fuir. » Adieu, Moncorps, soyez à ce discours sensible, Moi, je vais déjeuner et puis lire la Bible.

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    Alfred de Vigny

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    A vous les chants d'amour A vous les chants d'amour, les récits d'aventure, Les tableaux aux vives couleurs, Les livres enchantés, les parfums, les parures, Les bijoux d'enfant et les fleurs; A vous tout ce qui rit aux yeux, qui plaît à l'âme, Et fait aimer l'instant présent; Vous qui donnez à tous une vie, une flamme, Un nom tout jeune et séduisant; Vous que l'illusion couronne, inspire, enivre De bonheur ou de désespoir; Reine des passions, qui deux fois savez vivre, Pour vous le jour, pour tous le soir; Pensive solitaire, ou tragique merveille, Cœur simple, esprit capricieux, Riant chaque matin des larmes que la veille Vous fîtes tomber de nos yeux; Des chants inspirateurs respirez l'ambroisie Loin du vulgaire âpre et fatal, Vivez dans l'art divin et dans la poésie Comme un phénix sous un cristal.

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    Alfred de Vigny

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    Chant de Suzanne au Bain De l’époux bien-aimé n’entends-je pas la voix ? Oui, pareil au chevreuil, le voici, je le vois. Il reparaît joyeux sur le haut des montagnes, Bondit sur la colline et passe les campagnes. Ô fortifiez-moi ! mêlez des fruits aux fleurs ! Car je languis d’amour et j’ai versé des pleurs. J’ai cherché dans les nuits, à l’aide de la flamme, Celui qui fait ma joie et que chérit mon âme. Ô ! comment à ma couche est-il donc enlevé ! Je l’ai cherché partout et ne l’ai pas trouvé. Mon époux est pour moi comme un collier de myrrhe ; Qu’il dorme sur mon sein, je l’aime et je l’admire. Il est blanc entre mille et brille le premier ; Ses cheveux sont pareils aux rameaux du palmier ; A l’ombre du palmier je me suis reposée, Et d’un nard précieux ma tête est arrosée. Je préfère sa bouche aux grappes d’Engaddi, Qui tempèrent, dans l’or, le soleil de midi. Qu’à m’entourer d’amour son bras gauche s’apprête, Et que de sa main droite il soutienne ma tête ! Quand son cœur sur le mien bat dans un doux transport, Je me meurs, car l’amour est fort comme la mort. Si mes cheveux sont noirs, moi je suis blanche et belle, Et jamais à sa voix mon âme n’est rebelle. Je sais que la sagesse est plus que la beauté, Je sais que le sourire est plein de vanité, Je sais la femme forte et veux suivre sa voie : « Elle a cherché la laine, et le lin, et la soie. « Ses doigts ingénieux ont travaillé longtemps ; Elle partage à tous et l’ouvrage et le temps ; Ses fuseaux ont tissu la toile d’Idumée, Le passant dans la nuit voit sa lampe allumée. « Sa main est pleine d’or et s’ouvre à l’indigent ; Elle a de la bonté le langage indulgent ; Ses fils l’ont dite heureuse et de force douée, Ils se sont levés tous, et tous ils l’ont louée. « Sa bouche sourira lors de son dernier jour. » Lorsque j’ai dit ces mots, plein d’un nouvel amour, De ses bras parfumés mon époux m’environne, Il m’appelle sa sœur, sa gloire et sa couronne.

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    Alfred de Vigny

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    Comme deux cygnes blancs Comme deux cygnes blancs, aussi purs que leurs ailes, Vous passez doucement, sœurs modestes et belles, Sur le paisible lac de vos jours bienheureux. En langage français, quelques vers amoureux En vain voudraient vous peindre avec des traits fidèles ; Vous lirez sans comprendre, et, sur votre miroir, Comme les beaux oiseaux, passerez sans vous voir !

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    Alfred de Vigny

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    @alfredDeVigny

    Dolorida Yo amo mas a tu amor que a tu vida (J’aime mieux ton amour que ta vie) Proverbe espagnol. Est-ce la Volupté qui, pour ses doux mystères, Furtive, a rallumé ces lampes solitaires ? La gaze et le cristal sont leur pâle prison. Aux souffles purs d’un soir de l’ardente saison S’ouvre sur le balcon la moresque fenêtre ; Une aurore imprévue à minuit semble naître, Quand la lune apparaît, quand ses gerbes d’argent Font pâlir les lueurs du feu rose et changeant ; Les deux clartés à l’oeil offrent partout leurs pièges, Caressent mollement le velours bleu des sièges, La soyeuse ottomane où le livre est encor, La pendule mobile entre deux vases d’or, La Madone d’argent, sous des roses cachée, Et sur un lit d’azur une beauté couchée. Oh ! jamais dans Madrid un noble cavalier Ne verra tant de grâce à plus d’art s’allier ; Jamais pour plus d’attraits, lorsque la nuit commence, N’a frémi la guitare et langui la romance ; Jamais, dans nulle église, on ne vit plus beaux yeux Des grains du chapelet se tourner vers les cieux ; Sur les mille degrés du vaste amphithéâtre On n’admira jamais plus belles mains d’albâtre, Sous la mantille noire et ses paillettes d’or, Applaudissant, de loin, l’adroit Toréador. Mais, ô vous qu’en secret nulle oeillade attentive Dans ses rayons brillants ne chercha pour captive, Jeune foule d’amants, Espagnols à l’oeil noir, Si sous la perle et l’or vous l’adoriez le soir, Qui de vous ne voudrait (dût la dague andalouse Le frapper au retour de sa pointe jalouse) Prosterner ses baisers sur ces pieds découverts, Ce col, ce sein d’albâtre, à l’air nocturne ouverts, Et ces longs cheveux noirs tombant sur son épaule, Comme tombe à ses pieds le vêtement du saule ? Dolorida n’a plus que ce voile incertain, Le premier que revêt le pudique matin Et le dernier rempart que, dans sa nuit folâtre, L’amour ose enlever d’une main idolâtre. Ses bras nus à sa tête offrent un mol appui, Mais ses yeux sont ouverts, et bien du temps a fui Depuis que, sur l’émail, dans ses douze demeures, Ils suivent ce compas qui tourne avec les heures. Que fait-il donc, celui que sa douleur attend ? Sans doute il n’aime pas, celui qu’elle aime tant. A peine chaque jour l’épouse délaissée Voit un baiser distrait sur sa lèvre empressée Tomber seul, sans l’amour ; son amour cependant S’accroît par les dédains et souffre plus ardent. Près d’un constant époux, peut-être, ô jeune femme ! Quelque infidèle espoir eût égaré ton âme ; Car l’amour d’une femme est semblable à l’enfant Qui, las de ses jouets, les brise triomphant, Foule d’un pied volage une rose immobile, Et suit l’insecte ailé qui fuit sa main débile. Pourquoi Dolorida seule en ce grand palais, Où l’on n’entend, ce soir, ni le pied des valets, Ni, dans la galerie et les corridors tristes, Les enfantines voix des vives caméristes ? Trois heures cependant ont lentement sonné ; La voix du temps est triste au coeur abandonné ; Ses coups y réveillaient la douleur de l’absence, Et la lampe luttait ; sa flamme sans puissance Décroissait inégale, et semblait un mourant Qui sur la vie encor jette un regard errant. A ses yeux fatigués tout se montre plus sombre, Le crucifix penché semble agiter son ombre ; Un grand froid la saisit, mais les fortes douleurs Ignorent les sanglots, les soupirs et les pleurs : Elle reste immobile, et, sous un air paisible Mord, d’une dent jalouse, une main insensible. Que le silence est long ! Mais on entend des pas ; La porte s’ouvre, il entre : elle ne tremble pas ! Elle ne tremble pas, à sa pâle figure Qui de quelque malheur semble traîner l’augure ; Elle voit sans effroi son jeune époux, si beau, Marcher jusqu’à son lit comme on marche au tombeau. Sous les plis du manteau se courbe sa faiblesse ; Même sa longue épée est un poids qui le blesse. Tombé sur ses genoux, il parle à demi-voix : « — Je viens te dire adieu ; je me meurs, tu le vois, Dolorida, je meurs ! une flamme inconnue, Errante, est de mon sang jusqu’au coeur parvenue. Mes pieds sont froids et lourds, mon oeil est obscurci ; Je suis tombé trois fois en revenant ici. Mais je voulais te voir ; mais, quand l’ardente fièvre Par des frissons brûlants a fait trembler ma lèvre, J’ai dit : Je vais mourir ; que la fin de mes jours Lui fasse au moins savoir qu’absent j’aimais toujours. Alors je suis partis ne demandant qu’une heure Et qu’un peu de soutien pour trouver ta demeure. Je me sens plus vivant à genoux devant toi. — Pourquoi mourir ici, quand vous viviez sans moi ? — Ô coeur inexorable ! oui, tu fus offensée ! Mais écoute mon souffle, et sens ma main glacée ; Viens toucher sur mon front cette froide sueur, Du trépas dans mes yeux vois la terne lueur ; Donne, oh ! donne une main ; dis mon nom. Fais entendre Quelque mot consolant, s’il ne peut être tendre. Des jours qui m’étaient dus je n’ai pas la moitié : Laisse en aller mon âme en rêvant ta pitié ! Hélas ! devant la mort montre un peu d’indulgence ! — La mort n’est que la mort et n’est pas la vengeance. — Ô Dieux ! si jeune encor ! tout son coeur endurci ! Qu’il t’a fallu souffrir pour devenir ainsi ! Tout mon crime est empreint au fond de ton langage, Faible amie, et ta force horrible est mon ouvrage. Mais viens, écoute-moi, viens, je mérite et veux Que ton âme apaisée entende mes aveux. Je jure, et tu le vois, en expirant, ma bouche Jure devant ce Christ qui domine ta couche, Et si par leur faiblesse ils n’étaient pas liés, Je lèverais mes bras jusqu’au sang de ses pieds ; Je jure que jamais mon amour égarée N’oublia loin de toi ton image adorée ; L’infidélité même était pleine de toi, Je te voyais partout entre ma faute et moi, Et sur un autre coeur mon coeur rêvait tes charmes Plus touchants par mon crime et plus beaux par tes larmes. Séduit par ces plaisirs qui durent peu de temps ! Je fus bien criminel ; mais, hélas ! j’ai vingt ans. — T’a-t-elle vu pâlir ce soir dans tes souffrances ? — J’ai vu son désespoir passer tes espérances, Oui, sois heureuse, elle a sa part dans nos douleurs ; Quand j’ai crié ton nom, elle a versé des pleurs ; Car je ne sais quel mal circule dans mes veines ; Mais je t’invoquais seule avec des plaintes vaines. J’ai cru d’abord mourir et n’avoir pas le temps D’appeler ton pardon sur mes derniers instants. Oh ! parle ; mon coeur fuit ; quitte ce dur langage ; Qu’un regard… Mais quel est ce blanchâtre breuvage Que tu bois à longs traits et d’un air insensé ? — Le reste du poison qu’hier je t’ai versé. » Écrit en 1823, dans les Pyrénées

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    Alfred de Vigny

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    @alfredDeVigny

    L'heure ou tu pleures Une heure sonne dans la nuit, La journée enfin s'est éteinte, L'ombre calme efface l'empreinte De ses clartés et de son bruit; Tout ce théâtre, où l'on t'adore, N'est plus qu'une salle sonore Où ta voix retentit encore Comme un faible écho qui s'enfuit. La colonnade illuminée Se perd dans l'ombre et nous paraît Une sombre et noire forêt. Sortant d'une terre minée. Nos pas ébranlent en passant Le sourd plancher retentissant Qui résiste à ton pied glissant Comme une ville ruinée. Et toi, tu rêves solitaire, Toi, l'âme de ce corps désert, O toi, la voix de ce concert Qui ce soir enchantait la terre, Tu viens de remonter aux deux Ainsi qu'un oiseau gracieux Se tait, et dans son nid soyeux Cherche la paix et le mystère. Mais dans son nid le doux oiseau Dort mollement sur sa couvée; Et sur sa couche inachevée S'arrondit comme en un berceau; Il met sa tête sous sa plume, Baigné des vapeurs de la brume Qui monte à astre du ruisseau. Et toi, tu penses et tu pleures.

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    Alfred de Vigny

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    @alfredDeVigny

    La colère de samson Le désert est muet, la tente est solitaire. Quel pasteur courageux la dressa sur la terre Du sable et des lions ? — La nuit n’a pas calmé La fournaise du jour dont l’air est enflammé. Un vent léger s’élève à l’horizon et ride Les flots de la poussière ainsi qu’un lac limpide. Le lin blanc de la tente est bercé mollement ; L’œuf d’autruche, allumé, veille paisiblement, Des voyageurs voilés intérieure étoile, Et jette longuement deux ombres sur la toile. L’une est grande et superbe, et l’autre est à ses pieds : C’est Dalila, l’esclave, et ses bras sont liés Aux genoux réunis du maître jeune et grave Dont la force divine obéit à l’esclave. Comme un doux léopard elle est souple et répand Ses cheveux dénoués aux pieds de son amant. Ses grands yeux, entr’ouverts comme s’ouvre l’amande, Sont brûlants du plaisir que son regard demande, Et jettent, par éclats, leurs mobiles lueurs. Ses bras fins tout mouillés de tièdes sueurs, Ses pieds voluptueux qui sont croisés sous elle, Ses flancs, plus élancés que ceux de la gazelle, Pressés de bracelets, d’anneaux, de boucles d’or, Sont bruns, et, comme il sied aux filles de Hatsor, Ses deux seins, tout chargés d’amulettes anciennes, Sont chastement pressés d’étoffes syriennes. Les genoux de Samson fortement sont unis Comme les deux genoux du colosse Anubis. Elle s’endort sans force et riante et bercée Par la puissante main sous sa tête placée. Lui, murmure le chant funèbre et douloureux Prononcé dans la gorge avec des mots hébreux. Elle ne comprend pas la parole étrangère, Mais le chant verse un somme en sa tête légère. « Une lutte éternelle en tout temps, en tout lieu, Se livre sur la terre, en présence de Dieu, Entre la bonté d’Homme et la ruse de Femme. Car la Femme est un être impur de corps et d’âme. L’Homme a toujours besoin de caresse et d’amour, Sa mère l’en abreuve alors qu’il vient au jour, Et ce bras le premier l’engourdit, le balance Et lui donne un désir d’amour et d’indolence. Troublé dans l’action, troublé dans le dessein, Il rêvera partout à la chaleur du sein, Aux chansons de la nuit, aux baisers de l’aurore, À la lèvre de feu que sa lèvre dévore, Aux cheveux dénoués qui roulent sur son front, Et les regrets du lit, en marchant, le suivront. Il ira dans la ville, et, là, les vierges folles Le prendront dans leurs lacs aux premières paroles. Plus fort il sera né, mieux il sera vaincu, Car plus le fleuve est grand et plus il est ému. Quand le combat que Dieu fit pour la créature Et contre son semblable et contre la nature Force l’Homme à chercher un sein où reposer, Quand ses yeux sont en pleurs, il lui faut un baiser. Mais il n’a pas encor fini toute sa tâche. Vient un autre combat plus secret, traître et lâche ; Sous son bras, sous son cœur se livre celui-là, Et, plus ou moins, la Femme est toujours Dalila. Elle rit et triomphe, en sa froideur savante, Au milieu de ses sœurs elle attend et se vante De ne rien éprouver des atteintes du feu. À sa plus belle amie elle en a fait l’aveu : « Elle se fait aimer sans aimer elle-même ; « Un Maître lui fait peur. C’est le plaisir qu’elle aime, « L’Homme est rude et le prend sans savoir le donner. « Un sacrifice illustre et fait pour étonner « Rehausse mieux que l’or, aux yeux de ses pareilles, « La beauté qui produit tant d’étranges merveilles « Et d’un sang précieux sait arroser ses pas. » — Donc ce que j’ai voulu, Seigneur, n’existe pas ! — Celle à qui va l’amour et de qui vient la vie, Celle-là, par orgueil, se fait notre ennemie. La Femme est, à présent, pire que dans ces temps Où, voyant les humains, Dieu dit : « Je me repens ! » Bientôt, se retirant dans un hideux royaume, La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome ; Et se jetant, de loin, un regard irrité, Les deux sexes mourront chacun de son côté. Éternel ! Dieu des forts ! vous savez que mon âme N’avait pour aliment que l’amour d’une femme, Puisant dans l’amour seul plus de sainte vigueur Que mes cheveux divins n’en donnaient à mon cœur. — Jugez-nous. — La voilà sur mes pieds endormie. Trois fois elle a vendu mes secrets et ma vie, Et trois fois a versé des pleurs fallacieux Qui n’ont pu me cacher la rage de ses yeux ; Honteuse qu’elle était, plus encor qu’étonnée, De se voir découverte ensemble et pardonnée ; Car la bonté de l’Homme est forte, et sa douceur Écrase, en l’absolvant, l’être faible et menteur. Mais enfin je suis las. J’ai l’âme si pesante, Que mon corps gigantesque et ma tête puissante Qui soutiennent le poids des colonnes d’airain Ne la peuvent porter avec tout son chagrin. Toujours voir serpenter la vipère dorée Qui se traîne en sa fange et s’y croit ignorée ; Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr, La Femme, enfant malade et douze fois impur ! Toujours mettre sa force à garder sa colère Dans son cœur offensé, comme en un sanctuaire D’où le feu s’échappant irait tout dévorer. Interdire à ses yeux de voir ou de pleurer, C’est trop ! Dieu, s’il le veut, peut balayer ma cendre. J’ai donné mon secret, Dalila va le vendre. Qu’ils seront beaux, les pieds de celui qui viendra Pour m’annoncer la mort ! — Ce qui sera, sera ! » Il dit et s’endormit près d’elle jusqu’à l’heure Où les guerriers tremblants d’être dans sa demeure, Payant au poids de l’or chacun de ses cheveux, Attachèrent ses mains et brûlèrent ses yeux, Le traînèrent sanglant et chargé d’une chaîne Que douze grands taureaux ne tiraient qu’avec peine, La placèrent debout, silencieusement, Devant Dagon, leur Dieu, qui gémit sourdement Et deux fois, en tournant, recula sur sa base Et fit pâlir deux fois ses prêtres en extase ; Allumèrent l’encens ; dressèrent un festin Dont le bruit s’entendait du mont le plus lointain ; Et près de la génisse aux pieds du Dieu tuée Placèrent Dalila, pâle prostituée, Couronnée, adorée et reine du repas, Mais tremblante et disant : Il ne me verra pas ! – Terre et ciel ! avez-vous tressailli d’allégresse Lorsque vous avez vu la menteuse maîtresse Suivie d’un œil hagard les yeux tachés de sang Qui cherchaient le soleil d’un regard impuissant ? Et quand enfin Samson, secouant les colonnes Qui faisaient le soutien des immenses Pylônes, Écrasa d’un seul coup, sous les débris mortels, Ses trois mille ennemis, leurs dieux et leurs autels ? Terre et Ciel ! punissez par de telles justices La trahison ourdie en des amours factices, Et la délation du secret de nos cœurs Arraché dans nos bras par des baisers menteurs ! Écrit à Shavington (Angleterre), 7 avril 1839.

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    Alfred de Vigny

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    La femme adultère Mon lit est parfumé d'aloès et de myrrhe ; L'odorant cinnamome et le nard de Palmyre Ont chez moi de l'Egypte embaumé les tapis. J'ai placé sur mon front et l'or et le lapis ; Venez, mon bien-aimé, m'enivrer de délices Jusqu'à l'heure où le jour appelle aux sacrifices : Aujourd'hui que l'époux n'est plus dans la cité, extrait « Mon lit est parfumé d'aloès et de myrrhe ; L'odorant cinnamome et le nard de Palmyre Ont chez moi de l'Egypte embaumé les tapis. J'ai placé sur mon front et l'or et le lapis ; Venez, mon bien-aimé, m'enivrer de délices Jusqu'à l'heure où le jour appelle aux sacrifices : Aujourd'hui que l'époux n'est plus dans la cité, Au nocturne bonheur soyez donc invité ; Il est allé bien loin. » C'était ainsi, dans l'ombre, Sur les toits aplatis et sous l'oranger sombre, Qu'une femme parlait, et son bras abaissé Montrait la porte étroite à l'amant empressé. Il a franchi le seuil où le cèdre s'entrouvre, Et qu'un verrou secret rapidement recouvre ; Puis ces mots ont frappé le cyprès des lambris : « Voilà ces yeux si purs dont mes yeux sont épris ! Votre front est semblable au lis de la vallée, De vos lèvres toujours la rose est exhalée ; Que votre voix est douce et douces vos amours ! Oh ! quittez ces colliers et ces brillants atours ! — Non ; ma main veut tarir cette humide rosée Que l'air sur vos cheveux à longtemps déposée ; C'est pour moi que ce front s'est glacé sous la nuit ! — Mais ce cœur est brûlant, et l'amour l'a conduit. Me voici devant vous, ô belle entre les belles ! Qu'importent les dangers ? que sont les nuits cruelles Quand du palmier d'amour le fruit va se cueillir. Quand sous mes doigts tremblants je le sens tressaillir ? — Oui ! mais d'où vient ce cri, puis ces pas sur la pierre ? — C'est un des fils d'Aron qui sonne la prière. Et quoi ! vous pâlissez ! Que le feu du baiser Consume nos amours qu'il peut seul apaiser, Qu'il vienne remplacer cette crainte farouche Et fermer au refus la pourpre de ta bouche !...» On n'entendit plus rien, et les feux abrégés Dans les lampes d'airain moururent négligés.

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    Alfred de Vigny

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    La flûte I Un jour je vis s’asseoir au pied de ce grand arbre Un Pauvre qui posa sur ce vieux banc de marbre Son sac et son chapeau, s’empressa d’achever Uu morceau de pain noir, puis se mit à rêver. Il paraissait chercher dans les longues allées Quelqu’un pour écouter ses chansons désolées ; Il suivait à regret la trace des passants Rares et qui, pressés, s’en allaient en tous sens. Avec eux s’enfuyait l’aumône disparue, Prix douteux d’un lit dur en quelque étroite rue Et d’un amer souper dans un logis malsain. Cependant il tirait lentement de son sein, Comme se préparait au martyre un apôtre, Les trois parts d’une Flûte et liait l’une à l’autre Essayait l’embouchure à son menton tremblant, Faisait mouvoir la clef, l’épurait en soufflant, Sur ses genoux ployés frottait le bois d’ébène, Puis jouait. — Mais son front en vain gonflait sa veine, Personne autour de lui pour entendre et juger L’humble acteur d’un public ingrat et passager. J’approchais une main du vieux chapeau d’artiste Sans attendre un regard de son œil doux et triste En ce temps, de révolte et d’orgueil si rempli ; Mais, quoique pauvre, il fut modeste et très poli. II Il me fit un tableau de sa pénible vie. Poussé par ce démon qui toujours nous convie, Ayant tout essayé, rien ne lui réussit, Et le chaos entier roulait dans son récit. Ce n’était qu’élan brusque et qu’ambitions folles, Qu’entreprise avortée et grandeur en paroles. D’abord, à son départ, orgueil démesuré, Gigantesque écriteau sur un front assuré, Promené dans Paris d’une façon hautaine : Bonaparte et Byron, poète et capitaine, Législateur aussi, chef de religion (De tous les écoliers c’est la contagion), Père d’un panthéisme orné de plusieurs choses, De quelques âges d’or et des métempsychoses De Bouddha, qu’en son cœur il croyait inventer ; Il l’appliquait à tout, espérant importer Sa révolution dans sa philosophie ; Mais des contrebandiers notre âge se défie ; Bientôt par nos fleurets le défaut est trouvé ; D’un seul argument fin son ballon fut crevé. Pour hisser sa nacelle il en gonfla bien d’autres Que le vent dispersa. Fatigué des apôtres, Il dépouilla leur froc. (Lui-même le premier Souriait tristement de cet air cavalier Dont sa marche, au début, avait été fardée Et, pour d’obscurs combats, si pesamment bardée ; Car, plus grave à présent, d’une double lueur Semblait se réchauffer et s’éclairer son cœur ; Le Bon Sens qui se voit, la Candeur qui l’avoue, Coloraient en parlant les pâleurs de sa joue.) Laissant donc les couvents, Panthéistes ou non, Sur la poupe d’un drame il inscrivit son nom Et vogua sur ces mers aux trompeuses étoiles ; Mais, faute de savoir, il sombra sous ses voiles Avant d’avoir montré son pavillon aux airs. Alors rien devant lui que flots noirs et déserts, L’océan du travail si chargé de tempêtes Où chaque vague emporte et brise mille têtes. Là, flottant quelques jours sans force et sans fanal, Son esprit surnagea dans les plis d’un journal, Radeau désespéré que trop souvent déploie L’équipage affamé qui se perd et se noie. Il s’y noya de même, et de même, ayant faim, Fit ce que fait tout homme invalide et sans pain.  » Je gémis, disait-il, d’avoir une pauvre âme Faible autant que serait l’âme de quelque femme, Qui ne peut accomplir ce qu’elle a commencé Et s’abat au départ sur tout chemin tracé. L’idée à l’horizon est à peine entrevue, Que sa lumière écrase et fait ployer ma vue. Je vois grossir l’obstacle en invincible amas, Je tombe ainsi que Paul en marchant vers Damas. — Pourquoi, me dit la voix qu’il faut aimer et craindre, Pourquoi me poursuis-tu, toi qui ne peux m’étreindre ? — Et le rayon me trouble et la voix m’étourdit, Et je demeure aveugle et je me sens maudit. «  III —  » Non, criai-je en prenant ses deux mains dans les miennes, Ni dans les grandes lois des croyances anciennes, Ni dans nos dogmes froids, forgés à l’atelier, Entre le banc du maître et ceux de l’écolier, Ces faux Athéniens dépourvus d’Atticisme, Qui nous soufflent aux yeux des bulles de Sophisme, N’ont découvert un mot par qui fût condamné L’homme aveuglé d’esprit plus que l’aveugle-né. C’est assez de souffrir sans se juger coupable Pour avoir entrepris et pour être incapable ; J’aime, autant que le fort, le faible courageux Qui lance un bras débile en des flots orageux, De la glace d’un lac plonge dans la fournaise Et d’un volcan profond va tourmenter la braise. Ce Sisyphe éternel est beau, seul, tout meurtri, Brûlé, précipité, sans jeter un seul cri, Et n’avouant jamais qu’il saigne et qu’il succombe À toujours ramasser son rocher qui retombe. Si, plus haut parvenus, de glorieux esprits Vous dédaignent jamais, méprisez leur mépris ; Car ce sommet de tout, dominant toute gloire, Ils n’y sont pas, ainsi que l’œil pourrait le croire. On n’est jamais en haut. Les forts, devant leurs pas, Trouvent un nouveau mont inaperçu d’en bas. Tel que l’on croit complet et maître en toute chose Ne dit pas les savoirs qu’à tort on lui suppose, Et qu’il est tel grand but qu’en vain il entreprit. — Tout homme a vu le mur qui borne son esprit. Du corps et non de l’âme accusons l’indigence. Des organes mauvais servent l’intelligence Et touchent, en tordant et tourmentant leur nœud, Ce qu’ils peuvent atteindre et non ce qu’elle veut. En traducteurs grossiers de quelque auteur céleste Ils parlent… Elle chante et désire le reste. Et, pour vous faire ici quelque comparaison, Regardez votre Flûte, écoutez-en le son. Est-ce bien celui-là que voulait faire entendre La lèvre ? Était-il pas ou moins rude ou moins tendre ? Eh bien, c’est au bois lourd que sont tous les défauts, Votre souffle était juste et votre chant est faux. Pour moi qui ne sais rien et vais du doute au rêve, Je crois qu’après la mort, quand l’union s’achève, L’âme retrouve alors la vue et la clarté, Et que, jugeant son œuvre avec sérénité, Comprenant sans obstacle et s’expliquant sans peine, Comme ses sœurs du ciel elle est puissante et reine, Se mesure au vrai poids, connaît visiblement Que son souffle était faux par le faux instrument, N’était ni glorieux ni vil, n’étant pas libre ; Que le corps seulement empêchait l’équilibre ; Et, calme, elle reprend, dans l’idéal bonheur, La sainte égalité des esprits du Seigneur. «  IV Le Pauvre alors rougit d’une joie imprévue, Et contempla sa Flûte avec une autre vue ; Puis, me connaissant mieux, sans craindre mon aspect, Il la baisa deux fois en signe de respect, Et joua, pour quitter ses airs anciens et tristes, Ce Salve Regina que chantent les Trappistes. Son regard attendri paraissait inspiré, La note était plus juste et le souffle assuré.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    La frégate la Sérieuse ou la plainte du capitaine I Qu’elle était belle, ma Frégate, Lorsqu’elle voguait dans le vent ! Elle avait, au soleil levant, Toutes les couleurs de l’agate ; Ses voiles luisaient le matin Comme des ballons de satin ; Sa quille mince, longue et plate, Portait deux bandes d’écarlate Sur vingt-quatre canons cachés ; Ses mâts, en arrière penchés, Paraissaient à demi couchés. Dix fois plus vive qu’un pirate, En cent jours du Havre à Surate Elle nous emporta souvent. — Qu’elle était belle, ma Frégate, Lorsqu’elle voguait dans le vent ! II Brest vante son beau port et cette rade insigne Où peuvent manœuvrer trois cents vaisseaux de ligne ; Boulogne, sa cité haute et double, et Calais, Sa citadelle assise en mer comme un palais ; Dieppe a son vieux château soutenu par la dune, Ses baigneuses cherchant la vague au clair de lune, Et ses deux monts en vain par la mer insultés ; Cherbourg a ses fanaux de bien loin consultés, Et gronde en menaçant Guernsey la sentinelle Debout près de Jersey, presque en France ainsi qu’elle. Lorient, dans sa rade au mouillage inégal, Reçoit la poudre d’or des noirs du Sénégal ; Saint-Malo dans son port tranquillement regarde Mille rochers debout qui lui servent de garde ; Le Havre a pour parure ensemble et pour appui Notre-Dame-de-Grâce et Honfleur devant lui ; Bordeaux, de ses longs quais parés de maisons neuves, Porte jusqu’à la mer ses vins sur deux grands fleuves ; Toute ville à Marseille aurait droit d’envier Sa ceinture de fruits, d’orange et d’olivier ; D’or et de fer Bayonne en tout temps fut prodigue ; Du grand Cardinal-Duc La Rochelle a la digue ; Tous nos ports ont leur gloire ou leur luxe à nommer : Mais Toulon a lancé La Sérieuse en mer. LA TRAVERSÉE III Quand la belle Sérieuse Pour l’Egypte appareilla, Sa figure gracieuse Avant le jour s’éveilla ; A la lueur des étoiles Elle déploya ses voiles, Leurs cordages et leurs toiles, Comme de larges réseaux, Avec ce long bruit qui tremble, Qui se prolonge et ressemble Aux bruits des ailes qu’ensemble Ouvre une troupe d’oiseaux. IV Dès que l’ancre dégagée Revient par son câble à bord, La proue alors est changée, Selon l’aiguille et le Nord. La Sérieuse l’observe, Elle passe la réserve, Et puis marche de conserve Avec le grand Orient : Sa voilure toute blanche Comme un sein gonflé se penche ; Chaque mât, comme une branche, Touche la vague en pliant. V Avec sa démarche leste, Elle glisse et prend le vent, Laisse à l’arrière L’Alceste Et marche seule à l’avant. Par son pavillon conduite, L’escadre n’est à sa suite Que lorsque, arrêtant sa fuite, Elle veut l’attendre enfin : Mais, de bons marins pourvue, Aussitôt qu’elle est en vue, Par sa manœuvre imprévue, Elle part comme un dauphin. VI Comme un dauphin elle saute, Elle plonge comme lui Dans la mer profonde et haute, Où le feu Saint-Elme a lui. Le feu serpente avec grâce ; Du gouvernail qu’il embrasse Il marque longtemps la trace, Et l’on dirait un éclair Qui, n’ayant pu nous atteindre, Dans les vagues va s’éteindre, Mais ne cesse de les teindre Du prisme enflammé de l’air. VII Ainsi qu’une forêt sombre La flotte venait après, Et de loin s’étendait l’ombre De ses immenses agrès. En voyant Le Spartiate, Le Franklin et sa frégate, Le bleu, le blanc, l’écarlate De cent mâts nationaux, L’armée, en convoi, remise Comme en garde à L’Artémise, Nous nous dîmes: « C’est Venise Qui s’avance sur les eaux. » VIII Quel plaisir d’aller si vite Et de voir son pavillon, Loin des terres qu’il évite, Tracer un noble sillon ! Au large on voit mieux le monde, Et sa tête énorme et ronde Qui se balance et qui gronde Comme éprouvant un affront, Parce que l’homme se joue De sa force, et que la proue, Ainsi qu’une lourde roue, Fend sa route sur son front. IX Quel plaisir ! et quel spectacle Que l’élément triste et froid Ouvert ainsi sans obstacle Par un bois de chêne étroit ! Sur la plaine humide et sombre, La nuit, reluisaient dans l’ombre Des insectes en grand nombre, De merveilleux vermisseaux, Troupe brillante et frivole, Comme un feu follet qui vole, Ornant chaque banderole Et chaque mât des vaisseaux. X Et surtout La Sérieuse Etait belle nuit et jour; La mer, douce et curieuse, La portait avec amour, Comme un vieux lion abaisse Sa longue crinière épaisse, Et, sans l’agiter, y laisse Se jouer le lionceau ; Comme sur sa tête agile Une femme tient l’argile, Ou le jonc souple et fragile D’un mystérieux berceau. XI Moi, de sa poupe hautaine Je ne m’absentais jamais, Car, étant son capitaine, Comme un enfant je l’aimais ; J’aurais moins aimé peut-être L’enfant que j’aurais vu naître. De son cœur on n’est pas maître. Moi, je suis un vrai marin; Ma naissance est un mystère ; Sans famille, et solitaire, Je ne connais pas la terre, Et la vois avec chagrin. XII Mon banc de quart est mon trône, J’y règne plus que les Rois ; Sainte Barbe est ma patronne ; Mon sceptre est mon porte-voix ; Ma couronne est ma cocarde ; Mes officiers sont ma garde ; A tous les vents je hasarde Mon peuple de matelots, Sans que personne demande A quel bord je veux qu’il tende, Et pourquoi je lui commande D’être plus fort que les flots. XIII Voilà toute la famille Qu’en mon temps il me fallait ; Ma Frégate était ma fille. Va, lui disais-je. — Elle allait, S’élançait dans la carrière, Laissant l’écueil en arrière, Comme un cheval sa barrière ; Et l’on m’a dit qu’une fois (Quand je pris terre en Sicile) Sa marche fut moins facile, Elle parut indocile Aux ordres d’une autre voix. XIV On l’aurait crue animée ! Toute l’Egypte la prit, Si blanche et si bien formée, Pour un gracieux Esprit Des Français compatriote, Lorsqu’en avant de la flotte, Dont elle était le pilote, Doublant une vieille Tour, Elle entra, sans avarie, Aux cris : Vive la patrie ! Dans le port d’Alexandrie, Qu’on appelle Abou-Mandour. LE REPOS XV Une fois, par malheur, si vous avez pris terre, Peut-être qu’un de vous, sur un lac solitaire, Aura vu, comme moi, quelque cygne endormi, Qui se laissait au vent balancer à demi. Sa tête nonchalante, en arrière appuyée, Se cache dans la plume au soleil essuyée : Son poitrail est lavé par le flot transparent, Comme un écueil où l’eau se joue en expirant ; Le duvet qu’en passant l’air dérobe à sa plume Autour de lui s’envole et se mêle à l’écume ; Une aile est son coussin, l’autre est son éventail ; Il dort, et de son pied le large gouvernail Trouble encore, en ramant, l’eau tournoyante et douce, Tandis que sur ses flancs se forme un lit de mousse, De feuilles et de joncs, et d’herbages errants Qu’apportent près de lui d’invisibles courants. LE COMBAT XVI Ainsi près d’Aboukir reposait ma Frégate ; A l’ancre dans la rade, en avant des vaisseaux, On voyait de bien loin son corset d’écarlate Se mirer dans les eaux. Ses canots l’entouraient, à leur place assignée. Pas une voile ouverte, on était sans dangers. Ses cordages semblaient des filets d’araignée, Tant ils étaient légers. Nous étions tous marins. Plus de soldats timides Qui chancellent à bord ainsi que des enfants ; Ils marchaient sur leur sol, prenant des Pyramides, Montant des éléphants. Il faisait beau. — La mer, de sable environnée, Brillait comme un bassin d’argent entouré d’or ; Un vaste soleil rouge annonça la journée Du quinze Thermidor. La Sérieuse alors s’ébranla sur sa quille : Quand venait un combat, c’était toujours ainsi ; Je le reconnus bien, et je lui dis : Ma fille, Je te comprends, merci. J’avais une lunette exercée aux étoiles ; Je la pris, et la tins ferme sur l’horizon. — Une, deux, trois — je vis treize et quatorze voiles : Enfin, c’était Nelson. Il courait contre nous en avant de la brise ; LA Sérieuse à l’ancre, immobile s’offrant, Reçut le rude abord sans en être surprise, Comme un roc un torrent. Tous passèrent près d’elle en lâchant leur bordée ; Fière, elle répondit aussi quatorze fois, Et par tous les vaisseaux elle fut débordée, Mais il en resta trois. Trois vaisseaux de haut bord — combattre une frégate ! Est-ce l’art d’un marin ? le trait d’un amiral ? Un écumeur de mer, un forban, un pirate, N’eût pas agi si mal ! N’importe ! elle bondit, dans son repos troublée, Elle tourna trois fois jetant vingt-quatre éclairs, Et rendit tous les coups dont elle était criblée, Feux pour feux, fers pour fers. Ses boulets enchaînés fauchaient des mâts énormes, Faisaient voler le sang, la poudre et le goudron, S’enfonçaient dans le bois, comme au cœur des grands ormes Le coin du bûcheron. Un brouillard de fumée où la flamme étincelle L’entourait ; mais le corps brûlé, noir, écharpé, Elle tournait, roulait, et se tordait sous elle, Comme un serpent coupé. Le soleil s’éclipsa dans l’air plein de bitume. Ce jour entier passa dans le feu, dans le bruit ; Et lorsque la nuit vint sous cette ardente brume On ne vit pas la nuit. Nous étions enfermé comme dans un orage : Des deux flottes au loin le canon s’y mêlait ; On tirait en aveugle à travers le nuage : Toute la mer brûlait. Mais, quand le jour revint, chacun connut son œuvre. Les trois vaisseaux flottaient démâtés, et si las Qu’ils n’avaient plus de force assez pour la manœuvre ; Mais ma Frégate, hélas ! Elle ne voulait plus obéir à son maître ; Mutilée, impuissante, elle allait au hasard ; Sans gouvernail, sans mât, on n’eût pu reconnaître La merveille de l’art ! Engloutie à demi, son large pont à peine, S’affaissant par degrés, se montrait sur les flots ; Et là ne restaient plus, avec moi capitaine, Que douze matelots. Je les fis mettre en mer à bord d’une chaloupe, Hors de notre eau tournante et de son tourbillon ; Et je revins tout seul me coucher sur la poupe Au pied du pavillon. J’aperçus des Anglais les figures livides, Faisant pour s’approcher un inutile effort Sur leurs vaisseaux flottants comme des tonneaux vides, Vaincus par notre mort. La Sérieuse alors semblait à l’agonie : L’eau dans ses cavités bouillonnait sourdement ; Elle, comme voyant sa carrière finie, Gémit profondément. Je me sentis pleurer, et ce fut un prodige, Un mouvement honteux ; mais bientôt l’étouffant : Nous nous sommes conduits comme il fallait, lui dis-je ; Adieu donc, mon enfant. Elle plongea d’abord sa poupe et puis sa proue ; Mon pavillon noyé se montrait en dessous ; Puis elle s’enfonça tournant comme une roue, Et la mer vint sur nous. XVII Hélas ! deux mousses d’Angleterre Me sauvèrent alors, dit-on, Et me voici sur un ponton ; — J’aimerais presque autant la terre ! Cependant je respire ici L’odeur de la vague et des brises. Vous êtes marins, Dieu merci ! Nous causons de combats, de prises, Nous fumons, et nous prenons l’air Qui vient aux sabords de la mer. Votre voix m’anime et me flatte, Aussi je vous dirai souvent : — Qu’elle était belle, ma Frégate, Lorsqu’elle voguait dans le vent ! À Dieppe, 1828.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    La maison du berger I Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie, Se traîne et se débat comme un aigle blessé, Portant comme le mien, sur son aile asservie, Tout un monde fatal, écrasant et glacé ; S'il ne bat qu'en saignant par sa plaie immortelle, S'il ne voit plus l'amour, son étoile fidèle, Éclairer pour lui seul l'horizon effacé ;

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    Alfred de Vigny

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    @alfredDeVigny

    La mort du loup I Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée, Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon. Nous marchions sans parler, dans l'humide gazon, Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes, Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes, Nous avons aperçu les grands ongles marqués Par les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine Et le pas suspendu. - Ni le bois, ni la plaine Ne poussait un soupir dans les airs ; Seulement La girouette en deuil criait au firmament ; Car le vent élevé bien au dessus des terres, N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires, Et les chênes d'en-bas, contre les rocs penchés, Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés. Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête, Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête A regardé le sable en s'y couchant ; Bientôt, Lui que jamais ici on ne vit en défaut, A déclaré tout bas que ces marques récentes Annonçaient la démarche et les griffes puissantes De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux. Nous avons tous alors préparé nos couteaux, Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches, Nous allions pas à pas en écartant les branches. Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient, J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient, Et je vois au delà quatre formes légères Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères, Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux, Quand le maître revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse ; Mais les enfants du loup se jouaient en silence, Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi, Se couche dans ses murs l'homme, leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa louve reposait comme celle de marbre Qu'adoraient les romains, et dont les flancs velus Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus. Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris, Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ; Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, Du chien le plus hardi la gorge pantelante Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer, Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles, Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé, Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde. Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde, Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ; Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant. Il nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, Et, sans daigner savoir comment il a péri, Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

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    Alfred de Vigny

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    La neige I Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires, Des histoires du temps passé, Quand les branches d’arbres sont noires, Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé ! Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s’élance, Quand sous le manteau blanc qui vient de le cacher L’immobile corbeau sur l’arbre se balance, Comme la girouette au bout du long clocher ! Ils sont petits et seuls, ces deux pieds dans la neige. Derrière les vitraux dont l’azur le protège, Le Roi pourtant regarde et voudrait ne pas voir, Car il craint sa colère et surtout son pouvoir. De cheveux longs et gris son front brun s’environne, Et porte en se ridant le fer de la couronne ; Sur l’habit dont la pourpre a peint l’ample velours L’empereur a jeté la lourde peau d’un ours. Avidement courbé, sur le sombre vitrage Ses soupirs inquiets impriment un nuage. Contre un marbre frappé d’un pied appesanti, Sa sandale romaine a vingt fois retenti. Est-ce vous, blanche Emma, princesse de la Gaule ? Quel amoureux fardeau pèse à sa jeune épaule ? C’est le page Eginard, qu’à ses genoux le jour Surprit, ne dormant pas, dans la secrète tour. Doucement son bras droit étreint un cou d’ivoire, Doucement son baiser suit une tresse noire, Et la joue inclinée, et ce dos où les lys De l’hermine entourés sont plus blancs que ses plis. Il retient dans son coeur une craintive haleine, Et de sa dame ainsi pense alléger la peine, Et gémit de son poids, et plaint ses faibles pieds Qui, dans ses mains, ce soir, dormiront essuyés ; Lorsqu’arrêtée Emma vante sa marche sûre, Lève un front caressant, sourit et le rassure, D’un baiser mutuel implore le secours, Puis repart chancelante et traverse les cours. Mais les voix des soldats résonnent sous les voûtes, Les hommes d’armes noirs en ont fermé les routes ; Eginard, échappant à ses jeunes liens, Descend des bras d’Emma, qui tombe dans les siens. II Un grand trône, ombragé des drapeaux d’Allemagne, De son dossier de pourpre entoure Charlemagne. Les douze pairs debout sur ses larges degrés Y font luire l’orgueil des lourds manteaux dorés. Tous posent un bras fort sur une longue épée, Dans le sang des Saxons neuf fois par eux trempée ; Par trois vives couleurs se peint sur leurs écus La gothique devise autour des rois vaincus. Sous les triples piliers des colonnes moresques, En cercle sont placés des soldats gigantesques, Dont le casque fermé, chargé de cimiers blancs, Laisse à peine entrevoir les yeux étincelants. Tous deux joignant les mains, à genoux sur la pierre, L’un pour l’autre en leur coeur cherchant une prière, Les beaux enfants tremblaient en abaissant leur front Tantôt pâle de crainte ou rouge de l’affront. D’un silence glacé régnait la paix profonde. Bénissant en secret sa chevelure blonde, Avec un lent effort, sous ce voile, Eginard Tente vers sa maîtresse un timide regard. Sous l’abri de ses mains Emma cache sa tête, Et, pleurant, elle attend l’orage qui s’apprête : Comme on se tait encore, elle donne à ses yeux A travers ses beaux doigts un jour audacieux. L’Empereur souriait en versant une larme Qui donnait à ses traits un ineffable charme ; Il appela Turpin, l’évêque du palais, Et d’une voix très douce il dit : Bénissez-les. Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires, Des histoires du temps passé, Quand les branches d’arbres sont noires, Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !

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    Alfred de Vigny

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    Le bain d’une dame romaine Une Esclave d’Egypte, au teint luisant et noir, Lui présente, à genoux, l’acier pur du miroir ; Pour nouer ses cheveux, une Vierge de Grèce Dans le compas d’Isis unit leur double tresse ; Sa tunique est livrée aux Femmes de Milet, Et ses pieds sont lavés dans un vase de lait. Dans l’ovale d’un marbre aux veines purpurines L’eau rose la reçoit ; puis les Filles latines, Sur ses bras indolents versant de doux parfums, Voilent d’un jour trop vif les rayons importuns, Et sous les plis épais de la pourpre onctueuse La lumière descend molle et voluptueuse : Quelques-unes, brisant des couronnes de fleurs, D’une hâtive main dispersent leurs couleurs, Et, les jetant en pluie aux eaux de la fontaine, De débris embaumés couvrent leur souveraine, Qui, de ses doigts distraits touchant la lyre d’or, Pense au jeune Consul, et, rêveuse, s’endort. Le 20 mai 1817

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    Alfred de Vigny

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    @alfredDeVigny

    Le bal La harpe tremble encore et la flûte soupire, Car la Walse bondit dans son sphérique empire ; Des couples passagers éblouissent les yeux, Volent entrelacés en cercle gracieux, Suspendent des repos balancés en mesure, Aux reflets d’une glace admirent leur parure, Repartent ; puis, troublés par leur groupe riant, Dans leurs tours moins adroits se heurtent en criant. La danseuse, enivrée aux transports de la fête, Sème et foule en passant les bouquets de sa tête, Au bras qui la soutient se livre, et, pâlissant, Tourne, les yeux baissés sur un sein frémissant. Courez, jeunes beautés, formez la double danse : Entendez-vous l’archet du bal joyeux, Jeunes beautés ? Bientôt la légère cadence Toutes va, tout à coup, vous mêler à mes yeux. Dansez et couronnez de fleurs vos fronts d’albâtre ; Liez au blanc muguet l’hyacinthe bleuâtre, Et que vos pas moelleux, délices d’un amant, Sur le chêne poli glissent légèrement ; Dansez, car dès demain vos mères exigeantes A vos jeunes travaux vous diront négligentes ; L’aiguille détestée aura fui de vos doigts, Ou, de la mélodie interrompant les lois, Sur l’instrument mobile, harmonieux ivoire, Vos mains auront perdu la touche blanche et noire ; Demain, sous l’humble habit du jour laborieux, Un livre, sans plaisir, fatiguera vos yeux… ; Ils chercheront en vain, sur la feuille indocile, De ses simples discours le sens clair et facile ; Loin du papier noirci votre esprit égaré, Partant, seul et léger, vers le Bal adoré, Laissera de vos yeux l’indécise prunelle Recommencer vingt fois une page éternelle. Prolongez, s’il se peut, oh ! prolongez la nuit Qui d’un pas diligent plus que vos pas s’enfuit ! Le signal est donné, l’archet frémit encore : Elancez-vous, liez ces pas nouveaux Que l’Anglais inventa, noeuds chers à Terpsichore, Qui d’une molle chaîne imitent les anneaux. Dansez, un soir encore usez de votre vie : L’étincelante nuit d’un long jour est suivie ; A l’orchestre brillant le silence fatal Succède, et les dégoûts aux doux propos du bal. Ah ! reculez le jour où, surveillantes mères, Vous saurez du berceau les angoisses amères : Car, dès que de l’enfant le cri s’est élevé, Adieu, plaisir, long voile à demi relevé, Et parure éclatante, et beaux joyaux des fêtes, Et le soir, en passant, les riantes conquêtes Sous les ormes, le soir, aux heures de l’amour, Quand les feux suspendus ont rallumé le jour. Mais, aux yeux maternels, les veilles inquiètes Ne manquèrent jamais, ni les peines muettes Que dédaigne l’époux, que l’enfant méconnaît, Et dont le souvenir dans les songes renaît. Ainsi, toute au berceau qui la tient asservie, La mère avec ses pleurs voit s’écouler sa vie. Rappelez les plaisirs, ils fuiront votre voix, Et leurs chaînes de fleurs se rompront sous vos doigts. Ensemble, à pas légers, traversez la carrière ; Que votre main touche une heureuse main, Et que vos pieds savants à leur place première Reviennent, balancés dans leur double chemin. Dansez : un jour, hélas ! ô reines éphémères ! De votre jeune empire auront fui les chimères; Rien n’occupera plus vos coeurs désenchantés, Que des rêves d’amour, bien vite épouvantés, Et le regret lointain de ces fraîches années Qu’un souffle a fait mourir, en moins de temps fanées Que la rose et l’oeillet, l’honneur de votre front ; Et, du temps indompté lorsque viendra l’affront, Quelles seront alors vos tardives alarmes ? Un teint, déjà flétri, pâlira sous les larmes, Les larmes, à présent doux trésor des amours, Les larmes, contre l’âge inutile secours : Car les ans maladifs, avec un doigt de glace, Des chagrins dans vos coeurs auront marqué la place, La morose vieillesse… O légères beautés ! Dansez, multipliez vos pas précipités, Et dans les blanches mains les mains entrelacées, Et les regards de feu, les guirlandes froissées, Et le rire éclatant, cri des joyeux loisirs, Et que la salle au loin tremble de vos plaisirs.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

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    Le cor I J’aime le son du Cor, le soir, au fond des bois, Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois, Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille, Et que le vent du nord porte de feuille en feuille. Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré, J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré ! Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques Qui précédaient la mort des Paladins antiques. Ô montagne d’azur ! ô pays adoré ! Rocs de la Frazona, cirque du Marboré, Cascades qui tombez des neiges entraînées, Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ; Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons, Dont le front est de glace et le pied de gazons ! C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est là qu’il faut entendre Les airs lointains d’un Cor mélancolique et tendre. Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit, De cette voix d’airain fait retentir la nuit ; À ses chants cadencés autour de lui se mêle L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle. Une biche attentive, au lieu de se cacher, Se suspend immobile au sommet du rocher, Et la cascade unit, dans une chute immense, Son éternelle plainte au chant de la romance. Âmes des Chevaliers, revenez-vous encor ? Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ? Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée ! II Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui. Il reste seul debout, Olivier près de lui, L’Afrique sur les monts l’entoure et tremble encore. « Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More ; Tous tes Pairs sont couchés dans les eaux des torrents. » Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends, Africain, ce sera lorsque les Pyrénées Sur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées. — Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. » Et du plus haut des monts un grand rocher roula. Il bondit, il roula jusqu’au fond de l’abîme, Et de ses pins, dans l’onde, il vint briser la cime. « Merci, cria Roland ; tu m’as fait un chemin. » Et jusqu’au pied des monts le roulant d’une main, Sur le roc affermi comme un géant s’élance, Et, prête à fuir, l’armée à ce seul pas balance. III Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux Descendaient la montagne et se parlaient entre eux. À l’horizon déjà, par leurs eaux signalées, De Luz et d’Argelès se montraient les vallées. L’armée applaudissait. Le luth du troubadour S’accordait pour chanter les saules de l’Adour ; Le vin français coulait dans la coupe étrangère ; Le soldat, en riant, parlait à la bergère. Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi. Assis nonchalamment sur un noir palefroi Qui marchait revêtu de housses violettes, Turpin disait, tenant les saintes amulettes : « Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ; Suspendez votre marche ; il ne faut tenter Dieu. Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes. Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. » Ici l’on entendit le son lointain du Cor. — L’Empereur étonné, se jetant en arrière, Suspend du destrier la marche aventurière. « Entendez-vous ! dit-il. — Oui, ce sont des pasteurs Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs, Répondit l’archevêque, ou la voix étouffée Du nain vert Obéron qui parle avec sa Fée. » Et l’Empereur poursuit ; mais son front soucieux Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux. Il craint la trahison, et, tandis qu’il y songe, Le Cor éclate et meurt, renaît et se prolonge. « Malheur ! c’est mon neveu ! malheur ! car si Roland Appelle à son secours, ce doit être en mourant. Arrière, chevaliers, repassons la montagne ! Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne ! » IV Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ; L’écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux Des feux mourants du jour à peine se colore. À l’horizon lointain fuit l’étendard du More. « Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ? — J’y vois deux chevaliers : l’un mort, l’autre expirant. Tous deux sont écrasés sous une roche noire ; Le plus fort, dans sa main, élève un Cor d’ivoire, Son âme en s’exhalant nous appela deux fois. » Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois ! Écrit à Pau, en 1825

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    Alfred de Vigny

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    Le déluge La Terre était riante et dans sa fleur première ; Le jour avait encor cette même lumière Qui du Ciel embelli couronna les hauteurs Quand Dieu la fit tomber de ses doigts créateurs. Rien n’avait dans sa forme altéré la nature, Et des monts réguliers l’immense architecture S’élevait jusqu’aux Cieux par ses degrés égaux, Sans que rien de leur chaîne eût brisé les anneaux. La forêt, plus féconde, ombrageait, sous ses dômes, Des plaines et des fleurs les gracieux royaumes Et des fleuves aux mers le cours était réglé Dans un ordre parfait qui n’était pas troublé. Jamais un voyageur n’aurait, sous le feuillage, Rencontré, loin des flots, l’émail du coquillage, Et la perle habitait son palais de cristal : Chaque trésor restait dans l’élément natal, Sans enfreindre jamais la céleste défense ; Et la beauté du monde attestait son enfance ; Tout suivait sa loi douce et son premier penchant, Tout était pur encor. Mais l’homme était méchant. Les peuples déjà vieux, les races déjà mûres, Avaient vu jusqu’au fond des sciences obscures ; Les mortels savaient tout, et tout les affligeait ; Le prince était sans joie ainsi que le sujet ; Trente religions avaient eu leurs prophètes, Leurs martyrs, leurs combats, leurs gloires, leurs défaites, Leur temps d’indifférence et leur siècle d’oubli ; Chaque peuple, à son tour dans l’ombre enseveli, Chantait languissamment ses grandeurs effacées : La mort régnait déjà dans les âmes glacées. Même plus haut que l’homme atteignaient ses malheurs : D’autres êtres cherchaient ses plaisirs et ses pleurs. Souvent, fruit inconnu d’un orgueilleux mélange, Au sein d’une mortelle on vit le fils d’un Ange. Le crime universel s’élevait jusqu’aux cieux. Dieu s’attrista lui-même et détourna les yeux. Et cependant, un jour, au sommet solitaire Du mont sacré d’Arar, le plus haut de la Terre, Apparut une vierge et près d’elle un pasteur : Tous deux nés dans les champs, loin d’un peuple imposteur, Leur langage était doux, leurs mains étaient unies Comme au jour fortuné des unions bénies ; Ils semblaient, en passant sur ces monts inconnus, Retourner vers le Ciel dont ils étaient venus ; Et, sans l’air de douleur, signe que Dieu nous laisse, Rien n’eût de leur nature indiqué la faiblesse, Tant les traits primitifs et leur simple beauté Avaient sur leur visage empreint de majesté. Quand du mont orageux ils touchèrent la cime, La campagne à leurs pieds s’ouvrit comme un abîme. C’était l’heure où la nuit laisse le Ciel au jour : Les constellations palissaient tour à tour ; Et, jetant à la Terre un regard triste encore, Couraient vers l’Orient se perdre dans l’aurore, Comme si pour toujours elles quittaient les yeux Qui lisaient leur destin sur elles dans les Cieux. Le Soleil, dévoilant sa figure agrandie, S’éleva sur les bois comme un vaste incendie, Et la Terre aussitôt, s’agitant longuement, Salua son retour par un gémissement. Réunis sur les monts, d’immobiles nuages Semblaient y préparer l’arsenal des orages ; Et sur leurs fronts noircis qui partageaient les Cieux Luisait incessamment l’éclair silencieux. Tous les oiseaux, poussés par quelque instinct funeste, S’unissaient dans leur vol en un cercle céleste ; Comme des exilés qui se plaignent entre eux, Ils poussaient dans les airs de longs cris douloureux. La Terre cependant montrait ses lignes sombres Au jour pâle et sanglant qui faisait fuir les ombres ; Mais, si l’homme y passait, on ne pouvait le voir : Chaque cité semblait comme un point vague et noir, Tant le mont s’élevait à des hauteurs immenses ! Et des fleuves lointains les faibles apparences Ressemblaient au dessin par le vent effacé Que le doigt d’un enfant sur le sable a tracé. Ce fut là que deux voix, dans le désert perdues, Dans les hauteurs de l’air avec peine entendues, Osèrent un moment prononcer tour à tour Ce dernier entretien d’innocence et d’amour : — « Comme la Terre est belle en sa rondeur immense ! La vois-tu qui s’étend jusqu’où le ciel commence ? La vois-tu s’embellir de toutes ses couleurs ? Respire un jour encor le parfum de ses fleurs, Que le vent matinal apporte à nos montagnes. On dirait aujourd’hui que les vastes campagnes Elèvent leur encens, étalent leur beauté, Pour toucher, s’il se peut, le seigneur irrité. Mais les vapeurs du ciel, comme de noirs fantômes, Amènent tous ces bruits, ces lugubres symptômes Qui devaient, sans manquer au moment attendu, Annoncer l’agonie à l’univers perdu. Viens, tandis que l’horreur partout nous environne, Et qu’une vaste nuit lentement nous couronne, Viens, ô ma bien-aimée ! Et, fermant tes beaux yeux, Qu’épouvante l’aspect du désordre des cieux, Sur mon sein, sous mes bras repose encor ta tête, Comme l’oiseau qui dort au sein de la tempête ; Je te dirai l’instant où le ciel sourira, Et durant le péril ma voix te parlera. » La vierge sur son cœur pencha sa tête blonde ; Un bruit régnait au loin, pareil au bruit de l’onde : Mais tout était paisible et tout dormait dans l’air ; Rien ne semblait vivant, rien, excepté l’éclair. Le pasteur poursuivit d’une voix solennelle : « Adieu, monde sans borne, ô terre maternelle ! Formes de l’horizon, ombrages des forêts, Antres de la montagne, embaumés et secrets ; Gazons verts, belles fleurs de l’oasis chérie, Arbres, rochers connus, aspects de la patrie ! Adieu ! Tout va finir, tout doit être effacé, Le temps qu’a reçu l’homme est aujourd’hui passé, Demain rien ne sera. Ce n’est point par l’épée, Postérité d’Adam, que tu seras frappée, Ni par les maux du corps ou les chagrins du cœur ; Non, c’est un élément qui sera ton vainqueur. La terre va mourir sous des eaux éternelles, Et l’ange en la cherchant fatiguera ses ailes. Toujours succédera, dans l’univers sans bruits, Au silence des jours le silence des nuits. L’inutile soleil, si le matin l’amène, N’entendra plus la voix et la parole humaine ; Et quand sur un flot mort sa flamme aura relui, Le stérile rayon remontera vers lui. Oh ! pourquoi de mes yeux a-t-on levé les voiles ? Comment ai-je connu le secret des étoiles ? Science du désert, annales des pasteurs ! Cette nuit, parcourant vos divines hauteurs Dont l’Egypte et Dieu seul connaissent le mystère, Je cherchais dans le ciel l’avenir de la terre ; Ma houlette savante, orgueil de nos bergers, Traçait l’ordre éternel sur les sables légers, Comparant, pour fixer l’heure où l’étoile passe, Les cailloux de la plaine aux lueurs de l’espace. Mais un ange a paru dans la nuit sans sommeil ; Il avait de son front quitté l’éclat vermeil, Il pleurait, et disait dans sa douleur amère : « Que n’ai-je pu mourir lorsque mourut ta mère ! J’ai failli, je l’aimais, Dieu punit cet amour, Elle fut enlevée en te laissant au jour. Le nom d’Emmanuel que la terre te donne, C’est mon nom. J’ai prié pour que Dieu te pardonne ; Va seul au mont Arar, prends ses rocs pour autels, Prie, et seul, sans songer au destin des mortels, Tiens toujours tes regards plus hauts que sur la terre ; La mort de l’innocence est pour l’homme un mystère ; Ne t’en étonne pas, n’y porte pas tes yeux ; La pitié du mortel n’est point celle des cieux. Dieu ne fait point de pacte avec la race humaine ; Qui créa sans amour fera périr sans haine. Sois seul, si Dieu m’entend, je viens. » Il m’a quitté ; Avec combien de pleurs, hélas ! l’ai-je écouté ! J’ai monté sur l’Arar, mais avec une femme. » Sara lui dit : « Ton âme est semblable à mon âme, Car un mortel m’a dit : « Venez sur Gelboë, Je me nomme Japhet, et mon père est Noë. Devenez mon épouse, et vous serez sa fille ; Tout va périr demain, si ce n’est ma famille. » Et moi je l’ai quitté sans avoir répondu, De peur qu’Emmanuel n’eût longtemps attendu. » Puis tous deux embrassés, ils se dirent ensemble : « Ah ! louons l’éternel, il punit, mais rassemble ! » Le tonnerre grondait ; et tous deux à genoux S’écrièrent alors : « O Seigneur, jugez-nous ! » II Tous les vents mugissaient, les montagnes tremblèrent, Des fleuves arrêtés les vagues reculèrent, Et du sombre horizon dépassant la hauteur, Des vengeances de Dieu l’immense exécuteur, L’océan apparut. Bouillonnant et superbe, Entraînant les forêts comme le sable et l’herbe, De la plaine inondée envahissant le fond, Il se couche en vainqueur dans le désert profond, Apportant avec lui comme de grands trophées Les débris inconnus des villes étouffées, Et là bientôt plus calme en son accroissement, Semble, dans ses travaux, s’arrêter un moment, Et se plaire à mêler, à briser sur son onde Les membres arrachés au cadavre du Monde. Ce fut alors qu’on vit des hôtes inconnus Sur des bords étrangers tout à coup survenus ; Le cèdre jusqu’au nord vint écraser le saule ; Les ours noyés, flottants sur les glaçons du pôle, Heurtèrent l’éléphant près du Nil endormi, Et le monstre, que l’eau soulevait à demi, S’étonna d’écraser, dans sa lutte contre elle, Une vague où nageaient le tigre et la gazelle. En vain des larges flots repoussant les premiers, Sa trompe tournoyante arracha les palmiers ; Il fut roulé comme eux dans les plaines torrides, Regrettant ses roseaux et ses sables arides, Et de ses hauts bambous le lit flexible et vert, Et jusqu’au vent de flamme exilé du désert. Dans l’effroi général de toute créature, La plus féroce même oubliait sa nature ; Les animaux n’osaient ni ramper ni courir, Chacun d’eux résigné se coucha pour mourir. En vain fuyant aux cieux l’eau sur ses rocs venue, L’aigle tomba des airs, repoussé par la nue. Le péril confondit tous les êtres tremblants. L’homme seul se livrait à des projets sanglants. Quelques rares vaisseaux qui se faisaient la guerre, Se disputaient longtemps les restes de la terre : Mais, pendant leurs combats, les flots non ralentis Effaçaient à leurs yeux ces restes engloutis. Alors un ennemi plus terrible que l’onde Vint achever partout la défaite du monde ; La faim de tous les cœurs chassa les passions : Les malheureux, vivants après leurs nations, N’avaient qu’une pensée, effroyable torture, L’approche de la mort, la mort sans sépulture. On vit sur un esquif, de mers en mers jeté, L’oeil affamé du fort sur le faible arrêté ; Des femmes, à grands cris insultant la nature, Y réclamaient du sort leur humaine pâture ; L’athée, épouvanté de voir Dieu triomphant, Puisait un jour de vie aux veines d’un enfant ; Des derniers réprouvés telle fut l’agonie. L’amour survivait seul à la bonté bannie ; Ceux qu’unissaient entre eux des serments mutuels, Et que persécutait la haine des mortels, S’offraient ensemble à l’onde avec un front tranquille, Et contre leurs douleurs trouvaient un même asile. Mais sur le mont Arar, encor loin du trépas, Pour sauver ses enfants l’ange ne venait pas ; En vain le cherchaient-ils, les vents et les orages N’apportaient sur leurs fronts que de sombres nuages. Cependant sous les flots montés également Tout avait par degrés disparu lentement : Les cités n’étaient plus, rien ne vivait, et l’onde Ne donnait qu’un aspect à la face du monde. Seulement quelquefois sur l’élément profond Un palais englouti montrait l’or de son front ; Quelques dômes, pareils à de magiques îles, Restaient pour attester la splendeur de leurs villes. Là parurent encore un moment deux mortels : L’un la honte d’un trône, et l’autre des autels ; L’un se tenant au bras de sa propre statue, L’autre au temple élevé d’une idole abattue. Tous deux jusqu’à la mort s’accusèrent en vain De l’avoir attirée avec le flot divin. Plus loin, et contemplant la solitude humide, Mourait un autre roi, seul sur sa pyramide. Dans l’immense tombeau, s’était d’abord sauvé Tout son peuple ouvrier qui l’avait élevé : Mais la mer implacable, en fouillant dans les tombes, Avait tout arraché du fond des catacombes : Les mourants et leurs Dieux, les spectres immortels, Et la race embaumée, et le sphinx des autels, Et ce roi fut jeté sur les sombres momies Qui dans leurs lits flottants se heurtaient endormies. Expirant, il gémit de voir à son côté Passer ces demi-dieux sans immortalité, Dérobés à la mort, mais reconquis par elle Sous les palais profonds de leur tombe éternelle ; Il eut le temps encor de penser une fois Que nul ne saurait plus le nom de tant de rois, Qu’un seul jour désormais comprendrait leur histoire, Car la postérité mourait avec leur gloire. L’arche de Dieu passa comme un palais errant. Le voyant assiégé par les flots du courant, Le dernier des enfants de la famille élue Lui tendit en secret sa main irrésolue, Mais d’un dernier effort : « Va-t’en, lui cria-t-il, De ton lâche salut je refuse l’exil ; Va, sur quelques rochers qu’aura dédaignés l’onde, Construire tes cités sur le tombeau du monde ; Mon peuple mort est là, sous la mer je suis roi. Moins coupables que ceux qui descendront de toi, Pour étonner tes fils sous ces plaines humides, Mes géants glorieux laissent les pyramides ; Et sur le haut des monts leurs vastes ossements, De ces rivaux du ciel terribles monuments, Trouvés dans les débris de la terre inondée, Viendront humilier ta race dégradée. » Il disait, s’essayant par le geste et la voix A l’air impérieux des hommes qui sont rois, Quand, roulé sur la pierre et touché par la foudre, Sur sa tombe immobile, il fut réduit en poudre. Mais sur le mont Arar l’Ange ne venait pas ; L’eau faisait sur les rocs de gigantesques pas, Et ses flots rugissants vers le mont solitaire Apportaient avec eux tous les bruits du tonnerre. Enfin le fléau lent qui frappait les humains Couvrit le dernier point des œuvres de leurs mains ; Les montagnes, bientôt par l’onde escaladées, Cachèrent dans son sein leurs têtes inondées. Le volcan s’éteignit, et le feu périssant Voulut en vain y rendre un combat impuissant ; A l’élément vainqueur il céda le cratère, Et sortit en fumant des veines de la terre. III Rien ne se voyait plus, pas même des débris ; L’univers écrasé ne jetait plus ses cris. Quand la mer eut des monts chassé tous les nuages, On vit se disperser l’épaisseur des orages ; Et les rayons du jour, dévoilant leur trésor, Lançaient jusqu’à la mer des jets d’opale et d’or ; La vague était paisible, et molle et cadencée, En berceaux de cristal mollement balancée ; Les vents, sans résistance, étaient silencieux ; La foudre, sans échos, expirait dans les cieux ; Les cieux devenaient purs, et, réfléchis dans l’onde, Teignaient d’un azur clair l’immensité profonde. Tout s’était englouti sous les flots triomphants, Déplorable spectacle ! Excepté deux enfants. Sur le sommet d’Arar tous deux étaient encore, Mais par l’onde et les vents battus depuis l’aurore. Sous les lambeaux mouillés des tuniques de lin, La vierge était tombée aux bras de l’orphelin ; Et lui, gardant toujours sa tête évanouie, Mêlait ses pleurs sur elle aux gouttes de la pluie. Cependant, lorsqu’enfin le soleil renaissant Fit tomber un rayon sur son front innocent, Par la beauté du jour un moment abusée, Comme un lis abattu, secouant la rosée, Elle entr’ouvrit les yeux et dit : « Emmanuel ! Avons-nous obtenu la clémence du ciel ? J’aperçois dans l’azur la colombe qui passe, Elle porte un rameau ; Dieu nous a-t-il fait grâce ? — La colombe est passée et ne vient pas à nous. — Emmanuel, la mer a touché mes genoux. — Dieu nous attend ailleurs à l’abri des tempêtes. — Vois-tu l’eau sur nos pieds ? — Vois le ciel sur nos têtes. — Ton père ne vient pas ; nous serons donc punis ? — Sans doute après la mort nous serons réunis. — Venez, Ange du ciel, et prêtez-lui vos ailes ! — Recevez-la, mon père, aux voûtes éternelles ! » Ce fut le dernier cri du dernier des humains. Longtemps, sur l’eau croissante élevant ses deux mains, Il soutenait Sara par les flots poursuivie ; Mais, quand il eut perdu sa force avec la vie, Par le ciel et la mer le monde fut rempli, Et l’arc-en-ciel brilla, tout étant accompli. Écrit à Oloron, dans les Pyrénées, en 1823.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

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    Le malheur Suivi du Suicide impie, A travers les pâles cités, Le Malheur rôde, il nous épie, Prés de nos seuils épouvantés. Alors il demande sa proie ; La jeunesse, au sein de la joie, L’entend, soupire et se flétrit ; Comme au temps où la feuille tombe, Le vieillard descend dans la tombe, Privé du feu qui le nourrit. Où fuir ? Sur le seuil de ma porte Le Malheur, un jour, s’est assis ; Et depuis ce jour je l’emporte A travers mes jours obscurcis. Au soleil et dans les ténèbres, En tous lieux ses ailes funèbres Me couvrent comme un noir manteau ; De mes douleurs ses bras avides M’enlacent ; et ses mains livides Sur mon coeur tiennent le couteau. J’ai jeté ma vie aux délices, Je souris à la volupté ; Et les insensés, mes complices Admirent ma félicité. Moi-même, crédule à ma joie, J’enivre mon coeur, je me noie Aux torrents d’un riant orgueil ; Mais le Malheur devant ma face A passé : le rire s’efface, Et mon front a repris son deuil. En vain je redemande aux fêtes Leurs premiers éblouissements, De mon coeur les molles défaites Et les vagues enchantements : Le spectre se mêle à la danse ; Retombant avec la cadence, Il tache le sol de ses pleurs, Et de mes yeux trompant l’attente, Passe sa tête dégoûtante Parmi des fronts ornés de fleurs. Il me parle dans le silence, Et mes nuits entendent sa voix ; Dans les arbres il se balance Quand je cherche la paix des bois. Près de mon oreille il soupire; On dirait qu’un mortel expire : Mon coeur se serre épouvanté. Vers les astres mon oeil se lève, Mais il y voit pendre le glaive De l’antique fatalité. Sur mes mains ma tête penchée Croit trouver l’innocent sommeil. Mais, hélas ! elle m’est cachée, Sa fleur au calice vermeil. Pour toujours elle m’est ravie, La douce absence de la vie ; Ce bain qui rafraîchit les jours ; Cette mort de l’âme affligée, Chaque nuit à tous partagée, Le sommeil m’a fui pour toujours Ah ! puisqu’une éternelle veille Brûle mes yeux toujours ouverts, Viens, ô Gloire ! ai-je dit ; réveille Ma sombre vie au bruit des vers. Fais qu’au moins mon pied périssable Laisse une empreinte sur le sable. La Gloire a dit : « Fils de douleur, « Où veux-tu que je te conduise ? « Tremble ; si je t’immortalise, « J’immortalise le Malheur. » Malheur ! oh ! quel jour favorable De ta rage sera vainqueur ? Quelle main forte et secourable Pourra t’arracher de mon coeur, Et dans cette fournaise ardente, Pour moi noblement imprudente, N’hésitant pas à se plonger, Osera chercher dans la flamme, Avec force y saisir mon âme, Et l’emporter loin du danger ?

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    Alfred de Vigny

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    @alfredDeVigny

    Le mont des oliviers I Alors il était nuit et Jésus marchait seul, Vêtu de blanc ainsi qu’un mort de son linceul ; Les disciples dormaient au pied de la colline. Parmi les oliviers qu’un vent sinistre incline Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux ; Triste jusqu’à la mort; l’oeil sombre et ténébreux, Le front baissé, croisant les deux bras sur sa robe Comme un voleur de nuit cachant ce qu’il dérobe ; Connaissant les rochers mieux qu’un sentier uni, Il s’arrête en un lieu nommé Gethsémani : Il se courbe, à genoux, le front contre la terre, Puis regarde le ciel en appelant : Mon Père ! – Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas. Il se lève étonné, marche encore à grands pas, Froissant les oliviers qui tremblent. Froide et lente Découle de sa tête une sueur sanglante. Il recule, il descend, il crie avec effroi : Ne pouviez-vous prier et veiller avec moi ! Mais un sommeil de mort accable les apôtres, Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres. Le fils de l’homme alors remonte lentement. Comme un pasteur d’Egypte il cherche au firmament Si l’Ange ne luit pas au fond de quelque étoile. Mais un nuage en deuil s’étend comme le voile D’une veuve et ses plis entourent le désert. Jésus, se rappelant ce qu’il avait souffert Depuis trente-trois ans, devint homme, et la crainte Serra son coeur mortel d’une invincible étreinte. Il eut froid. Vainement il appela trois fois : MON PÈRE ! – Le vent seul répondit à sa voix.. Il tomba sur le sable assis et, dans sa peine, Eut sur le monde et l’homme une pensée humaine. – Et la Terre trembla, sentant la pesanteur Du Sauveur qui tombait aux pieds du créateur. II Jésus disait :  » Ô Père, encor laisse-moi vivre ! Avant le dernier mot ne ferme pas mon livre ! Ne sens-tu pas le monde et tout le genre humain Qui souffre avec ma chair et frémit dans ta main ? C’est que la Terre a peur de rester seule et veuve, Quand meurt celui qui dit une parole neuve ; Et que tu n’as laissé dans son sein desséché Tomber qu’un mot du ciel par ma bouche épanché. Mais ce mot est si pur, et sa douceur est telle, Qu’il a comme enivré la famille mortelle D’une goutte de vie et de Divinité, Lorsqu’en ouvrant les bras j’ai dit : FRATERNITE ! – Père, oh ! si j’ai rempli mon douloureux message, Si j’ai caché le Dieu sous la face du Sage, Du Sacrifice humain si j’ai changé le prix, Pour l’offrande des corps recevant les esprits, Substituant partout aux choses le Symbole, La parole au combat, comme au trésor l’obole, Aux flots rouges du Sang les flots vermeils du vin, Aux membres de la chair le pain blanc sans levain ; Si j’ai coupé les temps en deux parts, l’une esclave Et l’autre libre ; – au nom du Passé que je lave Par le sang de mon corps qui souffre et va finir : Versons-en la moitié pour laver l’avenir ! Père Libérateur ! jette aujourd’hui, d’avance, La moitié de ce Sang d’amour et d’innocence Sur la tête de ceux qui viendront en disant : « Il est permis pour tous de tuer l’innocent. » Nous savons qu’il naîtra, dans le lointain des âges, Des dominateurs durs escortés de faux Sages Qui troubleront l’esprit de chaque nation En donnant un faux sens à ma rédemption. – Hélas ! je parle encor que déjà ma parole Est tournée en poison dans chaque parabole ; Eloigne ce calice impur et plus amer Que le fiel, ou l’absinthe, ou les eaux de la mer. Les verges qui viendront, la couronne d’épine, Les clous des mains, la lance au fond de ma poitrine, Enfin toute la croix qui se dresse et m’attend, N’ont rien, mon Père, oh ! rien qui m’épouvante autant ! – Quand les Dieux veulent bien s’abattre sur les mondes, Es n’y doivent laisser que des traces profondes, Et si j’ai mis le pied sur ce globe incomplet Dont le gémissement sans repos m’appelait, C’était pour y laisser deux anges à ma place De qui la race humaine aurait baisé la trace, La Certitude heureuse et l’Espoir confiant Qui dans le Paradis marchent en souriant. Mais je vais la quitter, cette indigente terre, N’ayant que soulevé ce manteau de misère Qui l’entoure à grands plis, drap lugubre et fatal, Que d’un bout tient le Doute et de l’autre le Mal. Mal et Doute ! En un mot je puis les mettre en poudre ; Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre De les avoir permis. – C’est l’accusation Qui pèse de partout sur la Création ! – Sur son tombeau désert faisons monter Lazare. Du grand secret des morts qu’il ne soit plus avare Et de ce qu’il a vu donnons-lui souvenir, Qu’il parle. – Ce qui dure et ce qui doit finir ; Ce qu’a mis le Seigneur au coeur de la Nature, Ce qu’elle prend et donne à toute créature ; Quels sont, avec le Ciel, ses muets entretiens, Son amour ineffable et ses chastes liens ; Comment tout s’y détruit et tout s’y renouvelle Pourquoi ce qui s’y cache et ce qui s’y révèle ; Si les astres des cieux tour à tour éprouvés Sont comme celui-ci coupables et sauvés ; Si la Terre est pour eux ou s’ils sont pour la Terre ; Ce qu’a de vrai la fable et de clair le mystère, D’ignorant le savoir et de faux la raison ; Pourquoi l’âme est liée en sa faible prison ; Et pourquoi nul sentier entre deux larges voies, Entre l’ennui du calme et des paisibles joies Et la rage sans fin des vagues passions, Entre la Léthargie et les Convulsions ; Et pourquoi pend la Mort comme une sombre épée Attristant la Nature à tout moment frappée ; – Si le Juste et le Bien, si l’Injuste et le Mal Sont de vils accidents en un cercle fatal Ou si de l’univers ils sont les deux grands pôles, Soutenant Terre et Cieux sur leurs vastes épaules ; Et pourquoi les Esprits du Mal sont triomphants Des maux immérités, de la mort des enfants ; – Et si les Nations sont des femmes guidées Par les étoiles d’or des divines idées Ou de folles enfants sans lampes dans la nuit, Se heurtant et pleurant et que rien ne conduit ; – Et si, lorsque des temps l’horloge périssable Aura jusqu’au dernier versé ses grains de sable, Un regard de vos yeux, un cri de votre voix, Un soupir de mon coeur, un signe de ma croix, Pourra faire ouvrir l’ongle aux Peines Eternelles, Lâcher leur proie humaine et reployer leurs ailes ; – Tout sera révélé dés que l’homme saura De quels lieux il arrive et dans quels il ira.  » III Ainsi le divin fils parlait au divin Père. Il se prosterne encore, il attend, il espère, Mais il renonce et dit : Que votre Volonté Soit faite et non la mienne et pour l’Eternité. Une terreur profonde, une angoisse infinie Redoublent sa torture et sa lente agonie. Il regarde longtemps, longtemps cherche sans voir. Comme un marbre de deuil tout le ciel était noir. La Terre sans clartés, sans astre et sans aurore, Et sans clartés de l’âme ainsi qu’elle est encore, Frémissait. – Dans le bois il entendit des pas, Et puis il vit rôder la torche de Judas. Le silence S’il est vrai qu’au Jardin sacré des Ecritures, Le Fils de l’Homme ait dit ce qu’on voit rapporté ; Muet, aveugle et sourd au cri des créatures, Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté, Le juste opposera le dédain à l’absence Et ne répondra plus que par un froid silence Au silence éternel de la Divinité.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    Le somnambule À M. Soumet Voyez, en esprit, ces blessures : l’esprit, quand on dort, a des yeux, et quand on veille, il est aveugle. Eschyle. « Déjà, mon jeune époux ? Quoi ! l’aube paraît-elle ? Non ; la lumière, au fond de l’albâtre, étincelle Blanche et pure, et suspend son jour mystérieux ; La nuit règne profonde et noire dans les cieux, Vois, la clepsydre encor n’a pas versé trois heures : Dors près de ta Néra, sous nos chastes demeures ; Viens, dors près de mon sein. » Mais lui, furtif et lent, Descend du lit d’ivoire et d’or étincelant. Il va, d’un pied prudent, chercher la lampe errante, Dont il garde les feux dans sa main transparente, Son corps blanc est sans voile, il marche pas à pas, L’oeil ouvert, immobile, et murmurant tout bas : « Je la vois, la parjure !… interrompez vos fêtes, Aux Mânes un autel… des cyprès sur vos têtes… Ouvrez, ouvrez la tombe… Allons… Qui descendra ? » Cependant, à genoux et tremblante, Néra, Ses blonds cheveux épars, se traîne. « Arrête, écoute, Arrête, ami ; les Dieux te poursuivent, sans doute ; Au nom de la pitié, tourne tes yeux sur moi ; Vois, c’est moi, ton épouse en larmes devant toi ; Mais tu fuis ; par tes cris ma voix est étouffée ! Phoebé, pardonne-lui ; pardonne-lui, Morphée. » — « J’irai… je frapperai… le glaive est dans ma main : Tous les deux… Pollion.., c’est un jeune Romain… Il ne résiste pas. Dieux ! qu’il est faible encore ! D’un blond duvet sa joue à peine se décore, L’amour a couronné ce luxe éblouissant… Ecartez ce manteau, je ne vois pas le sang. » Mais elle : « O mon amant ! compagnon de ma vie ! Des foyers maternels si ton char m’a ravie, Tremblante, mais complice, et si nos vœux sacrés Ont fait luire à l’Hymen des feux prématurés, Par cette sainte amour nouvellement jurée, Par l’antique Vesta, par l’immortelle Rhée Dont j’embrasse l’autel, jamais nulle autre ardeur De mes pieux serments n’altéra la candeur : Non, jamais Pénélope, à l’aiguille pudique, Plus chaste n’a vécu sous la foi domestique. Pollion, quel est-il ? » — « Je tiens tes longs cheveux… Je dédaigne tes pleurs et tes tardifs aveux, Corinne, tu mourras… » — « Ce n’est pas moi ! Ma mère, Il ne m’a point aimée ! Oh ! ta sainte colère A comme un Dieu vengeur poursuivi nos amours ! Que n’ai-je cru ma mère et ses prudents discours ? Je ne détourne plus ta sacrilège épée ; Tiens, frappe, j’ai vécu puisque tu m’as trompée… … Ah ! cruel !.., mon sang coule !… Ah ! reçois mes adieux ; Puisses-tu ne jamais t’éveiller ! » — « Justes Dieux ! » Écrit en 1819

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    Le trappiste C’était une des nuits qui des feux de l’Espagne Par des froids bienfaisants consolent la campagne : L’ombre était transparente, et le lac argenté Brillait à l’horizon sous un voile enchanté ; Une lune immobile éclairait les vallées, Où des citronniers verte serpentent les allées ; Des milliers de soleil, sans offenser les yeux, Tels qu’une poudre d’or, semaient l’azur des cieux, Et les monts inclinés, verdoyante ceinture Qu’en cercles inégaux enchaîna la nature, De leurs dômes en fleurs étalaient la beauté, Revêtus d’un manteau bleuâtre et velouté. Mais aucun n’égalait dans sa magnificence Le Mont Serrat, paré de toute sa puissance : Quand des nuages blancs sur son dos arrondi Roulaient leurs flots chassés par le vent du midi, Les brisant de son front, comme un nageur habile, Le géant semblait fuir sous ce rideau mobile ; Tantôt un piton noir, seul dans le firmament, Tel qu’un fantôme énorme, arrivait lentement ; Tantôt un bois riant, sur une roche agreste, S’éclairait, suspendu comme une île céleste. Puis enfin, des vapeurs délivrant ses contours, Comme une forteresse au milieu de ses tours, Sortait le pic immense : il semblait à ses plaines Des vents frais de la nuit partager les haleines ; Et l’orage indécis, murmurant à ses pieds, Pendait encor d’en haut sur les monts effrayés. En spectacles pompeux la nature est féconde ; Mais l’homme a des pensers bien plus grand, que le monde. Quelquefois tout un peuple endormi dans ses maux S’éveille, et, saisissant le glaive des hameaux, Maudissant la révolte impure et tortueuse, Elève tout à coup sa voix majestueuse : Il redemande à Dieu ses autels profanés, Il appelle à grands cris ses Rois emprisonnés ; Comme un tigre, il arrache, il emporte sa chaîne ; Il s’élève, il grandit, il s’étend comme un chêne, Et de ses mille bras il couvre en liberté Les sillons paternels du sol qui l’a porté. Ainsi, terre indocile, à ton Roi seul constante, Vendée, où la chaumière est encore une tente, Ainsi de ton Bocage aux détours meurtriers Sortirent en priant les paysans guerriers : Ainsi, se relevant, l’infatigable Espagne Fait sortir des héros du creux de la montagne. Sur des rochers, non loin de ces antres sacrés, Où Pélage appela les Goths désespérés, D’où sort toujours la gloire, et qui gardent encore, Hélas ! les os français mêlés à ceux du More, Au-dessus de la nue, au-dessus des torrents, Viennent de s’assembler les montagnards errants. La pourpre du réseau dont leur front s’environne Forme autour des cheveux une mâle couronne, Et la corde légère, avec des nœuds puissants, S’est tressée en sandale à leurs pieds bondissants. Le silence est profond dans la foule attentive ; Car la hache pesante, avec la flamme active, D’un chêne que cent ans n’ont pas su protéger Ont fait pour leur prière un autel passager. Là ce chef dont le nom sème au loin l’épouvante Dépose devant Dieu son oraison fervente ; Triomphateur sans pompe, il va d’une humble voix Chanter le TE DEUM sous le dôme des bois. Est-ce un guerrier farouche ? est-ce un pieux apôtre ? Sous la robe de l’un il a les traits de l’autre : Il est prêtre, et pourtant promptement irrité ; Il est soldat aussi, mais plein d’austérité ; Son front est triste et pâle, et son oeil intrépide : Son bras frappe et bénit, son langage est rapide, Il passe dans la foule et ne s’y mêle pas ; Un pain noir et grossier compose ses repas ; Il parle, on obéit ; on tremble s’il commande, Et nul sur son destin ne tente une demande. Le Trappiste est son nom : ce terrible inconnu, Sorti jadis du monde, au monde est revenu ; Car, soulevant l’oubli dont ces couvents funèbres A leurs moines muets imposent les ténèbres, Il reparut au jour, dans une main la Croix, Dans l’autre, secouant, au nom des anciens Rois, Ce fouet dont Jésus-Christ, de son bras pacifique, Du haut des longs degrés du Temple magnifique, Renversa les vendeurs qui souillaient le saint mur, Dans les débris épars de leur trafic impur. Soit que la main de Dieu le couvre ou se retire, Le condamne à la gloire ou l’élève au martyre, S’il vit, il reviendra sans plainte et sans orgueil, D’un bras sanglant encore achever son cercueil, Et reprendre, courbé, l’agriculture austère Dont il s’est trop longtemps reposé dans la guerre. Tel un mort, évoqué par de magiques voix, Envoyé du sépulcre, apparaît pour les Rois, Marche, prédit, menace, et retourne à sa tombe, Dont la pierre éternelle en gémissant retombe. Parmi les montagnards, ces robustes bergers, Aventuriers hardis, chasseurs aux pieds légers, Qui rangent sous sa loi leur troupe volontaire, Nul n’a voulu savoir ce qu’il a voulu taire. Dieu l’inspire et l’envoie, il le dit : c’est assez, Pourvu que leurs combats leur soient toujours laissés. Joyeux, ils voyaient donc, sanctifiant leur gloire, Ce prêtre offrir à Dieu leur première victoire. Pour lui, couvert de l’aube et de l’étole orné, Devant l’autel agreste il s’était retourné. Déjà, soldat du Christ, près d’entrer dans la lice, Il remplissait son cœur des baumes du calice : Mais des soupirs, des bruits s’élèvent ; un grand cri L’interrompt ; il s’étonne, et, lui-même attendri, Voit un jeune inconnu, dont la tête est sanglante, Traînant jusqu’à l’autel sa marche faible et lente, Montrant un fer brisé qui soutenait sa main, Qui défendit sa fuite et fraya son chemin. C’est un de ces guerriers dont la constante veille Fait qu’en ses palais d’or la Royauté sommeille. Il tombe; mais il parle, et sa tremblante voix S’efforce à ce discours entrecoupé trois fois : « Pour qui donc cet autel au milieu des ténèbres ? N’y chantez pas, ou bien dites des chants funèbres. Quel Espagnol ne sait les hymnes du trépas ? Les nouveaux noms des morts ne vous manqueront pas : J’apporte sur vos monts de sanglantes nouvelles. — Quoi ! le Roi n’est-il plus ? disaient les voix fidèles. — Pleurez ! — Il est donc mort ? — Pleurez, il est vivant ! » Et le jeune martyr, sur un bras se levant, Tel qu’un gladiateur dont la paupière errante Cherche le sol qui tourne et fuit sa main mourante : « Nos combats sont finis, dit-il, en un seul jour ; Nos taureaux ont quitté le cirque, et sans retour, Puisque le spectateur à qui s’offrait la lutte N’a pas daigné lui-même applaudir à leur chute. Pour vous, si vous savez les secrets du devoir, Partez, je vais mourir avant de les savoir. Mais si vous rencontrez, non loin de ces montagnes, Des soldats qui vont vite à travers les campagnes, Qui portent sous leurs bras des fusils renversés, Et passent en silence et leurs fronts abaissés, Ne es engagez pas à cesser leur retraite ; Ils vous refuseraient en secouant la tête : Car ils ont tous besoin, mon père, ainsi que moi, De retremper leur âme aux sources de la foi. Nul ne sait s’il succombe ou fidèle ou parjure, Et si le dévouement ne fut pas une injure. Vous, habitant sacré du mont silencieux, Instruit des saintes morts que préfèrent les Cieux, Jugez-nous et parlez… Vous savez quelle proie Le peuple osa vouloir dans sa féroce joie ? Vous le savez, un Roi ne porte pas des fers Sans que leur bruit s’entende au bout de l’univers. Nous qui pensions encore, avant l’heure où nous sommes, Qu’un serment prononcé devait lier les hommes, Partant avec le jour, qui se levait sur nous Brillant, mais dont le soir n’est pas venu pour tous, Au palais, dont le peuple envahissait les portes, En silence, à grands pas, marchaient nos trois cohortes : Quand le Balcon royal à nos yeux vint s’offrir, Nous l’avons salué, car nous venions mourir. Mais comme à notre voix il n’y paraît personne, Aux cris des révoltés, à leur tocsin qui sonne, A leur joie insultante, à leur nombre croissant, Nous croyons le Roi mort, parce qu’il est absent ; Et, gémissant alors sur de fausses alarmes, Accusant nos retards, nous répandions des larmes. Mais un bruit les arrête, et, passé dans nos rangs, Fait presque de leur mort repentir nos mourants. Nous n’osons plus frapper, de peur qu’un plomb fidèle N’aille blesser le Roi dans la foule rebelle. Déjà, le fer levé, s’avancent ses amis, Par nos bourreaux sanglants à nous tuer admis. Nous recevons leurs coups longtemps avant d’y croire, Et notre étonnement nous ôte la victoire. En retirant vers vous nos rangs irrésolus, Nous combattions toujours, mais nous ne pleurions plus. » Il se tut. Il régna, de montagne en montagne, Un bruit sourd qui semblait un soupir de l’Espagne. Le Trappiste incliné mit sa main sur ses yeux. On ne sait s’il pleura ; car, tranquille et pieux, Levant son front creusé par les rides antiques, Sa voix grave apaisa les bataillons rustiques : Comme au vent du midi la neige au loin se fond, La rumeur s’éteignit dans un calme profond. La lune alors plus belle écartait un nuage, Et du moine héroïque éclairait le visage ; Troublé sur ses sommets et dans sa profondeur, Le mont de tous ses bruits déployait la grandeur ; Aux mots entrecoupés du vainqueur catholique, Se mêlaient d’un torrent la voix mélancolique, Le froissement léger des mélèzes touffus, D’un combat éloigné les coups longs et confus, Et des loups affamés les hurlements funèbres, Et le cri des vautours volant dans les ténèbres : « Frères, il faut mourir : qu’importe le moment ? Et si de notre mort le fatal instrument Est cette main des Rois qui, jadis salutaire, Touchait pour les guérir les peuples de la terre ; Quand même, nous brisant sous notre propre effort, L’arche que nous portons nous donnerait la mort ; Quand même par nous seuls la couronne sauvée Ecraserait un jour ceux qui l’ont relevée, Seriez-vous étonnés, et vos fidèles bras Seraient-ils moins ardents à servir les ingrats ? Vous seriez-vous flattés qu’on trouvât sur la terre La palme réservée au martyr volontaire ? Hommes toujours déçus, j’en appelle à vous tous : Interrogez vos cœurs, voyez autour de vous ; Rappelez vos liens, vos premières années, Et d’un juste coup d’oeil sondez nos destinées. Amis, frères, amants, qui vous a donc appris Qu’un dévouement jamais dût recevoir son prix ? Beaucoup semaient le bien d’une main vigilante, Qui n’ont pu récolter qu’une moisson sanglante. Si la couche est trompeuse et le foyer pervers, Qu’avez-vous attendu des Rois de l’univers ? O faiblesse mortelle, ô misère des hommes ! Plaignons notre nature et le siècle où nous sommes ; Gémissons en secret sur les fronts couronnés ; Mais servons-les pour Dieu qui nous les a donnés. Notre cause est sacrée, et dans les cœurs subsiste. En vain les Rois s’en vont : la Royauté résiste, Son principe est en haut, en haut est son appui ; Car tout vient du Seigneur, et tout retourne à lui. Dieu seul est juste, enfants ; sans lui tout est mensonge, Sans lui le mourant dit : « La vertu n’est qu’un songe. » Nous allons le prier, et pour le Prince absent, Et pour tous les martyrs dont coule encor le sang, Je donne cette nuit à vos dernières larmes : Demain nous chercherons, à la pointe des armes, Pour le Roi la couronne, et des tombeaux pour nous. » AMEN ! dit l’assemblée en tombant à genoux. En 1822, à Courbevoie.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    Les destinées Depuis le premier jour de la création, Les pieds lourds et puissants de chaque Destinée Pesaient sur chaque tête et sur toute action. Chaque front se courbait et traçait sa journée, Comme le front d’un boeuf creuse un sillon profond Sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée. Ces froides déités liaient le joug de plomb Sur le crâne et les yeux des Hommes leurs esclaves, Tous errant, sans étoile, en un désert sans fond ; Levant avec effort leurs pieds chargés d’entraves ; Suivant le doigt d’airain dans le cercle fatal, Le doigt des Volontés inflexibles et graves. Tristes divinités du monde oriental, Femmes au voile blanc, immuables statues, Elles nous écrasaient de leur poids colossal. Comme un vol de vautours sur le sol abattues, Dans un ordre éternel, toujours en nombre égal Aux têtes des mortels sur la terre épandues, Elles avaient posé leur ongle sans pitié Sur les cheveux dressés des races éperdues, Traînant la femme en pleurs et l’homme humilié. Un soir il arriva que l’antique planète Secoua sa poussière. – Il se fit un grand cri :  » Le Sauveur est venu, voici le jeune athlète,  » Il a le front sanglant et le côté meurtri,  » Mais la Fatalité meurt au pied du Prophète,  » La Croix monte et s’étend sur nous comme un abri ! «  Avant l’heure où, jadis, ces choses arrivèrent, Tout Homme allait courbé, le front pâle et flétri. Quand ce cri fut jeté, tous ils se relevèrent. Détachant les noeuds lourds du joug de plomb du Sort, Toutes les Nations à la fois s’écrièrent :  » O Seigneur ! est-il vrai ? le Destin est-il mort ? «  Et l’on vit remonter vers le ciel, par volées, Les filles du Destin, ouvrant avec effort Leurs ongles qui pressaient nos races désolées ; Sous leur robe aux longs plis voilant leurs pieds d’airain, Leur main inexorable et leur face inflexible ; Montant avec lenteur en innombrable essaim, D’un vol inaperçu, sans ailes, insensible, Comme apparaît au soir, vers l’horizon lointain, D’un nuage orageux l’ascension paisible. – Un soupir de bonheur sortit du coeur humain. La terre frissonna dans son orbite immense, Comme un cheval frémit délivré de son frein. Tous les astres émus restèrent en silence, Attendant avec l’Homme, en la même stupeur, Le suprême décret de la Toute-Puissance, Quand ces filles du Ciel, retournant au Seigneur, Comme ayant retrouvé leurs régions natales, Autour de Jéhovah se rangèrent en choeur, D’un mouvement pareil levant leurs mains fatales, Puis chantant d’une voix leur hymne de douleur Et baissant à la fois leurs fronts calmes et pâles :  » Nous venons demander la Loi de l’avenir.  » Nous sommes, ô Seigneur, les froides Destinées  » Dont l’antique pouvoir ne devait point faillir.  » Nous roulions sous nos doigts les jours et les années ;  » Devons-nous vivre encore ou devons-nous finir,  » Des Puissances du ciel, nous, les fortes aînées ?  » Vous détruisez d’un coup le grand piège du Sort  » Où tombaient tour à tour les races consternées,  » Faut-il combler la fosse et briser le ressort ?  » Ne mènerons-nous plus ce troupeau faible et morne,  » Ces hommes d’un moment, ces condamnés à mort  » Jusqu’au bout du chemin dont nous posions la borne ?  » Le moule de la vie était creusé par nous.  » Toutes les passions y répandaient leur lave,  » Et les événements venaient s’y fondre tous.  » Sur les tables d’airain où notre loi se grave,  » Vous effacez le nom de la FATALITE,  » Vous déliez les pieds de l’Homme notre esclave.  » Qui va porter le poids dont s’est épouvanté  » Tout ce qui fut créé ? ce poids sur la pensée,  » Dont le nom est en bas : RESPONSABILITE ? Il se fit un silence, et la Terre affaissée S’arrêta comme fait la barque sans rameurs Sur les flots orageux, dans la nuit balancée. Une voix descendit, venant de ces hauteurs Où s’engendrent sans fin les mondes dans l’espace ; Cette voix, de la terre emplit les profondeurs :  » Retournez en mon nom, Reines, je suis la Grâce.  » L’Homme sera toujours un nageur incertain  » Dans les ondes du temps qui se mesure et passe.  » Vous toucherez son front, ô filles du Destin !  » Son bras ouvrira l’eau, qu’elle soit haute ou basse,  » Voulant trouver sa place et deviner sa fin.  » Il sera plus heureux, se croyant maître et libre  » Et luttant contre vous dans un combat mauvais  » Où moi seule d’en haut je tiendrai l’équilibre.  » De moi naîtra son souffle et sa force à jamais.  » Son mérite est le mien, sa loi perpétuelle :  » Faire ce que je veux pour venir OÙ JE SAIS. «  Et le choeur descendit vers sa proie éternelle Afin d’y ressaisir sa domination Sur la race timide, incomplète et rebelle. On entendit venir la sombre Légion Et retomber les pieds des femmes inflexibles, Comme sur nos caveaux tombe un cercueil de plomb. Chacune prit chaque homme en ses mains invisibles. – Mais, plus forte à présent, dans ce sombre duel, Notre âme en deuil combat ces Esprits impassibles. Nous soulevons parfois leur doigt faux et cruel. La Volonté transporte à des hauteurs sublimes Notre front éclairé par un rayon du ciel. Cependant sur nos caps, sur nos rocs, sur nos cimes, Leur doigt rude et fatal se pose devant nous, Et, d’un coup, nous renverse au fond des noirs abîmes. Oh ! dans quel désespoir nous sommes encor tous ! Vous avez élargi le COLLIER qui nous lie, Mais qui donc tient la chaîne ? – Ah ! Dieu juste, est-ce vous ? Arbitre libre et fier des actes de sa vie, Si notre coeur s’entr’ouvre au parfum des vertus, S’il s’embrase à l’amour, s’il s’élève au génie, Que l’ombre des Destins, Seigneur, n’oppose plus A nos belles ardeurs une immuable entrave, A nos efforts sans fin des coups inattendus ! O sujet d’épouvante à troubler le plus brave ! Questions sans réponse où vos Saints se sont tus ! O mystère ! ô tourment de l’âme forte et grave ! Notre mot éternel est-il : C’ÉTAIT ECRIT ? – SUR LE LIVRE DE DIEU, dit l’Orient esclave ; Et l’Occident répond : – SUR LE LIVRE DU CHRIST.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    L’esprit Parisien Esprit parisien ! démon du Bas-Empire ! Vieux sophiste épuisé qui bois, toutes les nuits, Comme un vin dont l’ivresse engourdit tes ennuis, Les gloires du matin, la meilleure et la pire ; Froid niveleur, moulant, aussitôt qu’il expire, Le plâtre d’un grand homme ou bien d’un assassin, Leur mesurant le crâne, et, dans leur vaste sein, Poussant jusques au cœur ta lèvre de vampire ; Tu ris ! — Ce mois joyeux t’a jeté trois par trois Les fronts guillotinés sur la place publique. — Ce soir, fais le chrétien, dis bien haut que tu crois. À genoux ! roi du mal, comme les autres rois ! Pour que la Charité, de son doigt angélique, Sur ton front de damné fasse un signe de croix.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    L’esprit pur I Si l’orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme, Que de mes livres seuls te vienne ta fierté. J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme Une plume de fer qui n’est pas sans beauté. J’ai fait illustre un nom qu’on m’a transmis sans gloire. Qu’il soit ancien, qu’importe ? — Il n’aura de mémoire Que du jour seulement où mon front l’a porté. II Dans le caveau des miens plongeant mes pas nocturnes, J’ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi. J’ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes Empreintes sur le flanc des sceaux de chaque roi. À peine une étincelle a relui dans leur cendre. C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ; Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi. III Ils furent opulents, seigneurs de vastes terres, Grands chasseurs devant Dieu, comme Nemrod, jaloux Des beaux cerfs qu’ils lançaient des bois héréditaires Jusqu’où voulait la mort les livrer à leurs coups ; Suivant leur forte meute à travers deux provinces, Coupant les chiens du Roi, déroutant ceux des princes, Forçant les sangliers et détruisant les loups ; IV Galants guerriers sur terre et sur mer, se montrèrent Gens d’honneur en tous temps, comme en tous lieux, cherchant De la Chine au Pérou les Anglais, qu’ils brûlèrent Sur l’eau qu’ils écumaient du levant au couchant ; Puis, sur leur talon rouge, en quittant les batailles, Parfumés et blessés revenaient à Versailles Jaser à l’Œil-de-bœuf avant de voir leur champ. V Mais les champs de la Beauce avaient leurs cœurs, leurs âmes, Leurs soins. Ils les peuplaient d’innombrables garçons, De filles qu’ils donnaient aux chevaliers pour femmes, Dignes de suivre en tout l’exemple et les leçons ; Simples et satisfaits si chacun de leur race Apposait saint Louis en croix sur sa cuirasse, Comme leurs vieux portraits qu’aux murs noirs nous plaçons. VI Mais aucun, au sortir d’une rude campagne, Ne sut se recueillir, quitter le destrier, Dételer pour un jour ses palefrois d’Espagne, Ni des coursiers de chasse enlever l’étrier Pour graver quelque page et dire en quelque livre Comme son temps vivait et comment il sut vivre, Dès qu’ils n’agissaient plus, se hâtant d’oublier. VII Tous sont morts en laissant leur nom sans auréole ; Mais sur le disque d’or voilà qu’il est écrit, Disant : « Ici passaient deux races de la Gaule « Dont le dernier vivant monte au temple et s’inscrit, « Non sur l’obscur amas des vieux noms inutiles, « Des orgueilleux méchants et des riches futiles, « Mais sur le pur tableau des livres de l’esprit. » VIII Ton règne est arrivé, pur esprit, roi du monde ! Quand ton aile d’azur dans la nuit nous surprit, Déesse de nos mœurs, la guerre vagabonde Régnait sur nos aïeux. — Aujourd’hui, c’est l’écrit, L’écrit universel, parfois impérissable, Que tu graves au marbre ou traînes sur le sable, Colombe au bec d’airain ! visible saint-esprit ! IX Seul et dernier anneau de deux chaînes brisées, Je reste. — Et je soutiens encor dans les hauteurs, Parmi les maîtres purs de nos savants musées, L’idéal du poëte et des graves penseurs. J’éprouve sa durée en vingt ans de silence, Et toujours, d’âge en âge encor, je vois la France Contempler mes tableaux et leur jeter des fleurs. X Jeune postérité d’un vivant qui vous aime ! Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés ; Je peux en ce miroir me connaître moi-même, Juge toujours nouveau de nos travaux passés ! Flots d’amis renaissants ! Puissent mes destinées Vous amener à moi, de dix en dix années, Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez ! 10 mars 1863.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    L’âge d’or de l’avenir Le rideau s’est levé devant mes yeux débiles, La lumière s’est faite et j’ai vu ses splendeurs ; J’ai compris nos destins par ces ombres mobiles Qui se peignaient en noir sur de vives couleurs. Ces feux, de ta pensée étaient les lueurs pures, Ces ombres, du passé les magiques figures, J’ai tressailli de joie en voyant nos grandeurs. Il est donc vrai que l’homme est monté par lui-même Jusqu’aux sommets glacés de sa vaste raison, Qu’il y peut vivre en paix sans plainte et sans blasphème, Et mesurer le monde et sonder l’horizon. Il sait que l’univers l’écrase et le dévore ; Plus grand que l’univers qu’il juge et qui l’ignore, Le Berger a lui-même éclairé sa maison.

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    Moïse Le soleil prolongeait sur la cime des tentes Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes, Ces larges traces d’or qu’il laisse dans les airs, Lorsqu’en un lit de sable il se couche aux déserts. La pourpre et l’or semblaient revêtir la campagne. Du stérile Nébo gravissant la montagne, Moïse, homme de Dieu, s’arrête, et, sans orgueil, Sur le vaste horizon promène un long coup d’œil. Il voit d’abord Phasga, que des figuiers entourent, Puis, au-delà des monts que ses regards parcourent, S’étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé, Dont le pays fertile à sa droite est placé ; Vers le Midi, Juda, grand et stérile, étale Ses sables où s’endort la mer occidentale ; Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli, Couronné d’oliviers, se montre Nephtali ; Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes, Jéricho s’aperçoit, c’est la ville des palmes ; Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor Le lentisque touffu s’étend jusqu’à Ségor. Il voit tout Chanaan, et la terre promise, Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise. Il voit ; sur les Hébreux étend sa grande main, Puis vers le haut du mont il reprend son chemin. Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte, Pressés au large pied de la montagne sainte, Les enfants d’Israël s’agitaient au vallon Comme les blés épais qu’agite l’aquilon. Dès l’heure où la rosée humecte l’or des sables Et balance sa perle au sommet des érables, Prophète centenaire, environné d’honneur, Moïse était parti pour trouver le Seigneur. On le suivait des yeux aux flammes de sa tête, Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte, Lorsque son front perça le nuage de Dieu Qui couronnait d’éclairs la cime du haut lieu, L’encens brûla partout sur les autels de pierre, Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière, À l’ombre du parfum par le soleil doré, Chantèrent d’une voix le cantique sacré ; Et les fils de Lévi, s’élevant sur la foule, Tels qu’un bois de cyprès sur le sable qui roule, Du peuple avec la harpe accompagnant les voix, Dirigeaient vers le ciel l’hymne du Roi des Rois. Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place, Dans le nuage obscur lui parlait face à face. Il disait au Seigneur : « Ne finirai-je pas ? Où voulez-vous encor que je porte mes pas ? Je vivrai donc toujours puissant et solitaire ? Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. — Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ? J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu. Voilà que son pied touche à la terre promise, De vous à lui qu’un autre accepte l’entremise, Au coursier d’Israël qu’il attache le frein ; Je lui lègue mon livre et la verge d’airain. « Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances, Ne pas me laisser homme avec mes ignorances, Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo Je n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ? Hélas ! vous m’avez fait sage parmi les sages ! Mon doigt du peuple errant a guidé les passages. J’ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois ; L’avenir à genoux adorera mes lois ; Des tombes des humains j’ouvre la plus antique, La mort trouve à ma voix une voix prophétique, Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations, Ma main fait et défait les générations. — Hélas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre ! « Hélas ! je sais aussi tous les secrets des cieux, Et vous m’avez prêté la force de vos yeux. Je commande à la nuit de déchirer ses voiles ; Ma bouche par leur nom a compté les étoiles, Et, dès qu’au firmament mon geste l’appela, Chacune s’est hâtée en disant : Me voilà. J’impose mes deux mains sur le front des nuages Pour tarir dans leurs flancs la source des orages ; J’engloutis les cités sous les sables mouvants ; Je renverse les monts sous les ailes des vents ; Mon pied infatigable est plus fort que l’espace ; Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe, Et la voix de la mer se tait devant ma voix. Lorsque mon peuple souffre, ou qu’il lui faut des lois, J’élève mes regards, votre esprit me visite ; La terre alors chancelle et le soleil hésite, Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux. Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux ; Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. « Sitôt que votre souffle a rempli le berger, Les hommes se sont dit : Il nous est étranger ; Et les yeux se baissaient devant mes yeux de flamme, Car ils venaient, hélas ! d’y voir plus que mon âme. J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir, Les vierges se voilaient et craignaient de mourir. M’enveloppant alors de la colonne noire, J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire, Et j’ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent ? Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant, Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche, L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche ; Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous, Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux. Ô Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre ! » Or, le peuple attendait, et, craignant son courroux, Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux ; Car s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage, Et le feu des éclairs, aveuglant les regards, Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts. Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse. — Il fut pleuré. — Marchant vers la terre promise, Josué s’avançait pensif et pâlissant, Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant. Écrit en 1822

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    Alfred de Vigny

    Alfred de Vigny

    @alfredDeVigny

    Symétha À Pichald « Navire aux larges flancs de guirlandes ornés, Aux Dieux d’ivoire, aux mâts de roses couronnés ! Oh ! qu’Eole, du moins, soit facile à tes voiles ! Montrez vos feux amis, fraternelles étoiles ! Jusqu’au port de Lesbos guidez le nautonier, Et de mes vœux pour elle exaucez le dernier : Je vais mourir, hélas ! Symétha s’est fiée Aux flots profonds ; l’Attique est par elle oubliée. Insensée ! elle fuit nos bords mélodieux, Et les bois odorants, berceaux des demi-Dieux, Et les chœurs cadencés dans les molles prairies, Et, sous les marbres frais, les saintes Théories. Nous ne la verrons plus, au pied du Parthénon, Invoquer Athénée en répétant son nom ; Et, d’une main timide, à nos rites fidèle, Ses longs cheveux dorés couronnés d’asphodèle, Consacrer ou le voile, ou le vase d’argent, Ou la pourpre attachée au fuseau diligent. O vierge de Lesbos ! que ton île abhorrée S’engloutisse dans l’onde à jamais ignorée, Avant que ton navire ait pu toucher ses bords ! Qu’y vas-tu faire ? Hélas ! quel palais, quels trésors Te vaudront notre amour ? Vierge, qu’y vas-tu faire ? N’es-tu pas, Lesbienne, à Lesbos étrangère ? Athène a vu longtemps s’accroître ta beauté, Et, depuis que trois fois t’éclaira son été, Ton front s’est élevé jusqu’au front de ta mère ; Ici, loin des chagrins de ton enfance amère, Les Muses t’ont souri. Les doux chants de ta voix Sont nés Athéniens ; c’est ici, sous nos bois, Que l’amour t’enseigna le joug que tu m’imposes ; Pour toi mon seuil joyeux s’est revêtu de roses. « Tu pars ; et cependant m’as-tu toujours haï, Symétha ? Non, ton cœur quelquefois s’est trahi ; Car, lorsqu’un mot flatteur abordait ton oreille, La pudeur souriait sur ta lèvre vermeille : Je l’ai vu, ton sourire aussi beau que le jour ; Et l’heure du sourire est l’heure de l’amour. Mais le flot sur le flot en mugissant s’élève, Et voile à ma douleur le vaisseau qui t’enlève. C’en est fait, et mes pieds déjà sont chez les morts ; Va, que Vénus du moins t’épargne le remords ! Lie un nouvel hymen ! va ; pour moi, je succombe ; Un jour, d’un pied ingrat tu fouleras ma tombe, Si le destin vengeur te ramène eu ces lieux Ornés du monument de tes cruels adieux. » — Dans le port du Pirée, un jour fut entendue Cette plainte innocente, et cependant perdue ; Car la vierge enfantine, auprès des matelots, Admirait et la rame, et l’écume des flots ; Puis, sur la haute poupe accourue et couchée, Saluait, dans la mer, son image penchée, Et lui jetait des fleurs et des rameaux flottants, Et riait de leur chute et les suivait longtemps ; Ou, tout à coup rêveuse, écoutait le Zéphire, Qui, d’une aile invisible, avait ému sa lyre. Écrit en 1815.

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