Les Géorgiques
Leçon de choses
Publié par Les Éditions de Minuit
182 pages
Résumé
« Accentuant la rupture marquée dans son œuvre par Triptyque, Claude Simon nous donne une Leçon de choses. Titre emblématique d'une esthétique d'entrée de jeu postulée par l'auteur : “ la description (la composition) peut se continuer (ou être complétée) à peu prés indéfiniment selon la minutie apportée à son exécution, l'entraînement des métaphores proposées, l'addition d'autres objets visibles dans leur entier ou fragmentés par l'usure, le temps, un choc (soit encore qu'ils n'apparaissent qu'en partie dans le cadre du tableau), sans compter les diverses hypothèses que peut susciter le spectacle. ” Là donc, pas de héros, pas de psychologie, mais des choses (lieux, objets, être humains) décrites non hiérarchiquement comme éléments proposés à une composition qui se fait, se défait, reste toujours à faire.Un lieu – lieu principe – une maison où trois groupes humains, en des temps différents, passeront : des soldats y menant un combat d'arrière-garde, deux maçons y effectuant des travaux, des gens la visitant afin peut-être d'y habiter. Aux murs, une reproduction de Monet, une autre de Boudin, un calendrier des postes ; par terre, un journal, des gravats, des bouteilles, une table sur laquelle sont posés un fusil-mitrailleur et un manuel de leçons de choses. Sur ces reproductions, dans les illustrations du livre sont figurés des lieux, des objets, des personnages ; le journal porte un titre ; le calendrier, des noms de saints.Claude Simon fait jouer tous ces éléments (jeu en tant que jeu d'enfant ou de société, jeu de mots, jeu d'acteur, jeu d'une pièce – mécanique ou de bois – par rapport à une autre) qui se génèrent par associations (d'idée ou d'image), par translations, transports, transferts, déplacements d'une situation à une autre, entraînements successifs, décalages en chaîne, produisant, en leurs glissements progressifs, un incessant miroitement de récits – une induction généralisée.Les personnages des reproductions vont être animés d'une vie propre, passant même d'une reproduction à une autre qui lui fait écho pour apparaître enfin dans le plan d'une problématique réalité. Mais, en ce récit, où est-elle, cette fameuse réalité ? La nature, sa représentation picturale, la reproduction de celle-ci, les personnages peints, ceux supposés vivre, leur parole même, sont traités comme éléments d'égale valeur, désignés d'emblée comme fictifs, provoqués à produire une seule réalité : celle de la matière textuelle. Ce qui était donné, en un tableau, comme simulacre, sort du cadre et, revenant “ par derrière ”, englobe son tour comme tel la réalité de référence depuis laquelle il était perçu, pour être lui-même absorbé à son tour...Le lecteur n'est pas ici témoin d'une histoire à vivre par procuration, emporté par un récit qui lui échappe. Impliqué, il l'est, mais dans la construction même d'un texte dont il est, au même titre que le scripteur, producteur – intelligence et imagination sollicitées de donner du sens à une proposition multiple qui leur est faite.Excitation et plaisir président à une telle lecture et, puisqu'on y est, il faut bien marquer ici la profonde sensualité toujours à l’œuvre chez Claude Simon – sensualité d'autant plus chargée d'affects qu'elle est puritaine, tenue à une certaine distance critique, voire tournée en dérision, comme en cette scène troublante du livre, où, au travers du très fort, très authentique et sombre émoi sexuel d'un couple, émerge le ridicule des poncifs du genre et du mélodrame.Excitation et plaisir à repérer “ comment c'est fait ”. En ce texte morcelé, nous sont livrées des bribes. Ces éléments ne sont pas donnés comme pièces éparses concourant, comme en un puzzle et dans l'énigme policière, à la reconstitution d'une réalité unique, connue de l'auteur et close sur elle-même ; ils sont des repères pour l'élaboration d'histoires innombrables dans une combinatoire où Claude Simon et ses lecteurs sont également conviés.Ce délicieux labyrinthe où l'on ne sait plus, dés l'entrée, situer le reflet du reflet, qu'est-ce qui le constitue ? On ne peut renvoyer la technique de Claude Simon, en ses scintillements précis, qu'au travail de l'inconscient qui, lui aussi, dans le rêve, procède à un incessant glissement du sens mû par le très subtil mécanisme des relations logiques – univers obsessionnel où le fragmentaire et le continu ne sont pas perçus contradictoirement.Des séquences appartenant à des situations différentes sont mises en relation par l'intermédiaire d'un mot-signal présent dans chacune d'elle. La lecture de ce mot évoque la ou les séquences précédentes, les superposant toutes et les mêlant, produisant l'impression du déjà-vu et l'étrangeté d'une continuité comme décalée, bougée (photo), sautée (film). La totale simultanéité de la partition musicale restant inaccessible à l'écriture, Claude Simon, en sa tentative de restitution de l'épaisseur de l'instant psychologique, contourne cet interdit par une technique élaborée du “ passage ” et des cadences courtes, reconstituant l'effet pointilliste basé sur la persistance, non plus rétinienne, mais mnésique. Intervenant à nouveau dans le récit, il indique : “ En fait, à un degré moindre de lecture invisible mais cependant présente sur la courbe polie, l'image virtuelle de la pièce (plafonds, murs, sol) vient se rassembler, englobant les gravats, les outils, les échafaudages et les deux occupants dans une sorte de microcosme ovulaire dont le centre condenserait l'univers tout entier. ”Cette appréciation du travail systématique sur le texte concourt au plaisir qu'on prend à le lire, mais on peut en jouir aussi, immédiatement, en ces descriptions, d'un style magnifiquement déployé, telles celles, simplement tranquilles, d'une plage à marée basse, de la lueur rythmée d'un phare sur la mer ou du vol suspendu d'un goéland “ Sans bruit, sans effort, il reste là, existant et superbe, porté par rien, comme une sorte de défi non pas seulement aux lois de la pesanteur, mais encore à l'impossible accouplement de l'immobilité et du mouvement. ”Ce court roman, en sa minutieuse facture condense un art d'écrire qui, de Proust à Faulkner, tend, avec Claude Simon, rien moins qu'à la perfection. »--Gérard Bourgadier (1975)
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