Philippe Jaccottet: À la lumière d'Ici

Patrick Née

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Résumé

Introduction :Philippe Jaccottet hérite, comme tout poète post-romantique, d'une double complexité «objective» : le vertige de l'Ailleurs, pour dénoncé qu'il soit, n'en continue pas moins de travailler son parti pris de l'Ici ; et l'éloignement des dieux de la condition contemporaine s'y fait souvent ressentir, non sans que l'imminence de leur affleurement en retour à la surface de notre monde y soit jamais tout à fait renoncée, à la croisée d'une Grèce fortement imprégnée de platonisme et de néoplatonisme, et d'un christianisme hanté par l'exigence de l'Incarnation. Mais il est une troisième source de complexité cette fois «subjective», et peu explorée par la critique : je veux parler de la croisée des chemins de l'écriture entre conscient et Inconscient, entre choix obsédants de l'ordre du désir, et défenses ou censures de l'ordre de la culpabilité, ou simplement du doute. Avec ce grand poète d'une extrême exigence (vis-à-vis de lui-même et de son lecteur), le moins qu'on puisse dire est que rien n'est simple : et il me semble que c'est, dans l'économie générale de son oeuvre, aux grandes proses qui en jalonnent le parcours que revient le rôle d'en configurer la pensée poétique - à la condition qu'on prenne ces proses dans tous leurs méandres, dans leur vivante continuité souvent contradictoire ; soutenues qu'elles sont d'un côté par l'écriture diariste fragmentaire des trois volumes de La Semaison, d'un autre par l'imposant massif des articles et lectures critiques - et bien entendu par l'écriture poétique stricto sensu. L'on s'affronte alors à une dynamique de pensée qui, échappant au statut de simple illustration d'une métapoétique (à quoi l'on n'aboutit que trop souvent, si l'on s'en tient au système des extractions citationnelles ponctuelles), me paraît au contraire assurer les conditions mêmes de possibilité des poèmes proprement dits.On partira donc, dans cette étude, de la position du poète vis-à-vis de l'Ailleurs-nostalgie, telle que la lui a léguée le romantisme, et dont il ne saurait trop se défendre, pour envisager tout d'abord l'élection de la Grèce comme terre d'incarnation des dieux (avec ce que cela entraîne pourtant de contradictions vis-à-vis de la renonciation préalable au principe de polarisation valorisant un Ailleurs absolutisé au détriment d'un Ici quelconque). Et même sans doute cette Grèce va-t-elle bien au-delà d'une détermination physique d'un lieu élu entre tous dans le monde : ne faudrait-il pas bien plutôt l'entendre comme un véritable mode métaphysique d'élévation de l'âme - sur une lancée en fait néoplatonicienne de la méditation, élisant la «lumière» comme vraie patrie ? Mais c'est, en un troisième moment, dans le trouble engendré par l'autre visage de l'incarnation - celui du Crucifié - venu brouiller l'ordonnancement des processions divines du paganisme, et entrant par là en violente contradiction avec les moments antérieurs, en y inscrivant la faille, la faute, la souffrance et l'agonie même, que s'articule peut-être le vrai niveau de complexité de la réflexion poétique de Philippe Jaccottet : à partir de quoi peuvent être avancées quelques hypothèses concernant sa poétique du vrai lieu.