Titre : Le cinéma
Auteur : Sabine Sicaud Recueil : Poèmes d’Enfant, 1926
Pour un vieux Monsieur qui ne comprend pas le cinéma
Trou d’ombre. Grotte obscure, où l’on sent, vaguement,
Bouger des êtres. La pâleur de l’écran nu
Comme une baie ouverte, au fond, sur l’inconnu…
Musique en sourdine, tiédeur, chuchotements,
Odeur de mandarine,
De sucre d’orge et d’amandes grillées.
Attente, carillon d’un timbre qui s’obstine,
Petite danse de lueurs éparpillées.
……………………………………
Puis, coup de soleil brusque. Le mystère
De ce carré de neige s’animant.
Floraisons de jardins, pics, fleuves, coins charmants,
Coins tragiques, villes, forêts, la vaste terre…
La vaste terre, et le ciel vaste, et la magie
De visages parlant des yeux, des lèvres,
Sans la voix.
Gestes précis, calme, énergie
Ou nerfs qui cèdent, Fièvres,
Bonheurs et désespoirs. Des paroles, pourquoi ?
Un sourire, une larme,
Un battement de cils…
L’émotion n’est pas dans le vacarme.
Une ligne, des points… voici le fil
Du roman triste ou gai qui se déroule.
Aimes-tu voir les hommes s’agiter ?
Assis, tu regardes la foule.
Aimes-tu le désert ? Tu le parcours, l’été,
Sous un torrent de feu, sans autre peine
Que de laisser pour toi marcher les sables… Plaines,
Montagnes, mers, te livrent leurs secrets,
Et le pôle est si près
Que Nanouk l’Esquimau l’accueille en frère ;
Et la jungle est si près
Que tu t’en vas avec le chasseur de panthères…
Ô beaux voyages que jamais tu ne ferais !
Tous les héros, tu les connais,
Ceux de l’Histoire et ceux de la légende ;
Tous les contes des Mille et une nuits,
– Les contes d’autrefois, ceux d’aujourd’hui –
Et les temples, et les palais,
Et les vieux bourgs où les clairs de lune descendent…
Tu les connais… Tu les connais, toi, prisonnier,
Peut-être, de murs gris, de choses grises, toi
Dont la vie est grise ou pire…
Vois, des fleurs s’ouvrent, des oiseaux t’invitent, vois :
Aux vergers d’Aladin s’emplissent des paniers…
Cueille des rêves, toi qui fus un prisonnier !
Ainsi qu’une arche de porphyre,
La muraille s’écarte… Évade-toi !
Il pleut, ou le vent souffle sur le toit,
Ou c’est juillet qui brûle, ou dans la rue,
C’est trop dimanche avec trop de gens qui bavardent,
Viens dans ce petit coin merveilleux et regarde…
Ici, l’heure vécue,
Même terrible – tous les drames sont possibles ! –
N’est qu’à demi terrible,
Et te voilà, comme les tout-petits,
Riant, toi qui pleurais… Tu ris,
Toi, vieux, comme les écoliers que rien n’étonne.
Charlie est là… Charlie ! Et Keaton, et Fatty,
Et pour ce bon rire, conquis
Sur toi-même, c’est le meilleur d’eux-mêmes
Qu’ils te donnent.
Art muet, soit… N’ajoute rien. Tu l’aimes,
Tu l’aimeras, quoi que tu dises, l’art vivant
Qui t’offre son visage neuf et son langage,
Ses ralentis, ses raccourcis, tous ses mirages,
Tous ses décors mouvants…
Près de ces gens qui, dans l’ombre, s’effacent,
Viens seulement t’asseoir, veux-tu, sans parti pris ?
De la nuit d’une salle étroite, aux longs murs gris,
Regarde ce miracle : un film qui passe…