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Titre : L'inventeur de L'amour

Auteur : Ghérasim Luca

D'une tempe à l'autre le sang de mon suicide virtuel s'écoule noir, vitriolant et silencieux Comme si je m'étais réellement suicidé les balles traversent jour et nuit mon cerveau arrachant les racines du nerf optique, acoustique, tactile - ces limites - et répandant par tout le crâne une odeur de poudre brûlée de sang coagulé et de chaos à mon propre déséquilibre C'est avec une élégance particulière que je porte sur mes épaules cette tête de suicidé qui promène d'un endroit à l'autre un sourire infâme empoisonnant dans un rayon de plusieurs kilomètres la respiration des êtres et des choses Vu de l'extérieur on dirait quelqu'un qui tombe sous une rafale de mitraillette Ma démarche incertaine rappelle celle du condamné à mort du rat des champs de l'oiseau blessé Comme le funambule suspendu à son ombrelle je m'accroche Je connais par cœur ces chemins inconnus je peux les parcourir les yeux fermés Mes mouvements n'ont pas la grâce axiomatique du poisson dans l'eau du vautour et du tigre ils paraissent désordonnés comme tout ce qu'on voit pour la première fois Je suis obligé d'inventer une façon de me déplacer de respirer d'exister dans un monde qui n'est ni eau ni air, ni terre, ni feu comment savoir d'avance Si l'on doit nager voler, marcher ou brûler En inventant le cinquième élément le sixième je suis obligé de réviser mes tics mes habitudes, mes certitudes car vouloir passer d'une vie aquatique à une vie terrestre sans changer la destination de son appareil respiratoire c'est la mort La quatrième dimension (5e, 6e, 7e, 8e, 9e) le cinquième élément (6e, 7e, 8e, 9e, 10e, 11e) le troisième sexe (4e, 5e, 6e, 7e) Je salue mon double, mon triple Je me regarde dans le miroir et je vois un visage couvert d'yeux de bouches, d'oreilles, de chiffres Sous la lune mon corps projette une ombre une pénombre un fossé un lac paisible une betterave Je suis vraiment méconnaissable J'embrasse une femme sur la bouche sans qu'elle sache si elle a été empoisonnée enfermée mille ans dans une tour ou si elle s'est endormie la tête sur la table Tout doit être réinventé il n'y a plus rien au monde Même pas les choses dont on ne peut pas se passer dont il semble que dépend notre existence Même pas l'aimée cette suprême certitude ni sa chevelure ni son sang que nous répandons avec tant de volupté ni l'émotion que déclenche son sourire énigmatique chaque après-midi à 4 heures (4 heures ce chiffre préétabli suffirait à mettre en doute nos étreintes ultérieures) tout absolument toute initiative humaine a ce caractère réducteur et prémédité du chiffre 4 même certaines rencontres fortuites les grandes amours, les grandes les subites crises de conscience Je vois le sang crasseux de l'homme plein de montres, de registres d'amours toutes faites de complexes fatals de limites Avec un dégoût que je finis par ignorer je me meus parmi ces figures toutes faites connues à l'infini hommes et femmes chiens, écoles et montagnes peurs et joies médiocres révolues Depuis quelques milliers d'années on propage comme une épidémie obscurantiste l'homme axiomatique : Œdipe l'homme du complexe de castration et du traumatisme natal sur lequel s'appuient les amours les professions les cravates et les sacs à main le progrès, les arts les églises Je déteste cet enfant naturel d'Œdipe je hais et refuse sa biologie fixe Et si l'homme est ainsi parce qu'il naît alors il ne me reste plus qu'à refuser la naissance je refuse tout axiome même s'il a pour lui l'apparence d'une certitude A supporter comme une malédiction cette psychologie rudimentaire déterminée par la naissance nous ne découvrirons jamais la possibilité de paraître au monde hors du traumatisme natal L'humanité oedipienne mérite son sort C'est parce que je ne me suis pas encore détaché du ventre maternel et de ses sublimes horizons que je parais ivre, somnolent et toujours ailleurs C'est pour cela que mes gestes semblent interrompus, mes paroles sans suite mes mouvements trop lents ou trop rapides contradictoires, monstrueux, adorables C'est pour cela que dans la rue rien, pas même le spectacle infamant d'un curé ou d'une statue ne m'irrite davantage que de croiser un enfant Si je passe mon chemin c'est que le tuer serait un geste déjà fait et trop vague Je préfère être parmi les gens comme un danger en suspens plutôt qu'un assassin comme un provocateur de longue agonie De cette position non-œdipienne devant l'existence je regarde d'un œil maléfique et noir j'écoute d'une oreille non acoustique je touche d'une main insensible artificielle, inventée la cuisse de cette femme dont je ne retiens ni le parfum ni le velours - ces attractions constantes de son corps magnifique - mais l'étincelle électrique, les étoiles filantes de son corps allumées et éteintes une seule fois au cours de l'éternité le fluide et le magnétisme de cette cuisse ses radiations cosmiques, la lumière et l'obscurité intérieures, la vague de sang qui la traverse, sa position unique dans l'espace et le temps qui se révèle à moi sous la loupe monstrueuse de mon cerveau de mon cœur et de mon souffle inhumaine Je n'arrive pas à comprendre le charme de la vie en dehors de ces révélations uniques de chaque instant Si la femme que nous aimons ne s'invente pas sous nos yeux si nos yeux n'abandonnent pas les vieux clichés de l'image sur la rétine s'ils ne se laissent pas exorbiter se surprendre et attirer vers une région jamais vue la vie me semble une fixation arbitraire à un moment de notre enfance ou de l'enfance de l'humanité une façon de mimer la vie de quelqu'un d'autre En effet, la vie devient une scène où l'on interprète Roméo, Caïn, César et quelques autres figures macabres Habités par ces cadavres nous parcourons comme des cercueils le chemin qui relie la naissance à la mort et il n'est pas étonnant de voir surgir du cerveau abject de l'homme l'image de la vie après la mort cette répétition, ce déjà vu cette odieuse exaltation du familier et de la contre-révolution Je hume la chevelure de l'aimée et tout se réinvente Humer la chevelure de l'aimée avec l'idée subconsciente et dégradante de l'embrasser ensuite sur la bouche de passer des préliminaires à la possession de la possession à l'état de détente et de celui-ci à une nouvelle excitation résume toute la technique limitative de ce cliché congénital qu'est l'existence de l'homme Si en exécutant cet acte simple : humer la chevelure de l'aimée on ne risque pas sa vie on n'engage pas le destin du dernier atome de son sang et de l'astre le plus lointain si dans ce fragment de seconde où l'on exécute n'importe quoi sur le corps de l'aimée ne se résolvent pas dans leur totalité nos interrogations, nos inquiétudes et nos aspirations les plus contradictoires alors l'amour est en effet ainsi que le disent les porcs une opération digestive de propagation de l'espèce Pour moi, les yeux de l'aimée sont tout aussi graves et voilés que n'importe quel astre et c'est en années-lumière qu'on devrait mesurer les radiations de son regard On dirait que la relation de causalité entre les marées et les phases de la lune est moins étrange que cet échange de regards (d'éclairs) où se donnent rendez-vous comme dans un bain cosmique mon destin et celui de l'univers tout entier Si j'avance ma main vers le sein de l'aimée je ne suis pas étonné de le voir soudain couvert de fleurs ou que tout à coup il fasse nuit et qu'on m'apporte une lettre cachetée sous mille enveloppes Dans ces régions inexplorées que nous offrent continuellement l'aimée l'aimée, le miroir, le rideau la chaise j'efface avec volupté l'œil qui a déjà vu les lèvres qui ont déjà embrassé et le cerveau qui a déjà pensé telles des allumettes qui ne servent qu'une seule fois Tout doit être réinventé Devant le corps de l'aimée couvert de cicatrices seule une pensée œdipienne est tentée de l'enfermer dans une formule sado-masochiste seule une pensée déjà pensée se contente d'une étiquette d'une statistique J'aime certains couteaux sur lesquels l'emblème du fabricant ressuscite dans l'humour les vieilles inscriptions médiévales J'aime promener un couteau sur le corps de l'aimée certains après-midi trop chauds où j'ai l'air plus doux inoffensif et tendre Son corps tressaille soudain comme il le fait toujours lorsqu'il me reçoit entre ses lèvres comme dans une larme Comme si j'avais laissé traîner ma main dans l'eau pendant une promenade en barque sa peau s'ouvre de chaque côté du couteau laissant glisser dans sa chair cette promenade onirique de sang que j'embrasse sur la bouche Je vois d'ici le cerveau satisfait de l'homme qui me dénonce à la psychologie comme vampire Je vois d'ici dans d'autres après-midi quand mon amour est une flamme égarée dans sa propre obscurité poursuivi par sa propre inquiétude se lançant à lui-même des pièges souples et déroutants, des questions et des réponses simultanées de longs corridors des escaliers tournant à l'infini des chambres murées dans lesquelles je me suis tant de fois suicidé une végétation sauvage, un fleuve je vois d'ici les circonvolutions simplificatrices, orgueilleuses et cyniques qui découvrent en moi un narcisse encore un narcisse, encore un fétichiste un scatophage ou nécrophile ou somnambule ou sadique, encore un sadique Avec une volupté secrète et inégalable qui rappelle l'existence travestie du conspirateur et du magicien je prends la liberté de torturer l'aimée de meurtrir ses chairs et de la tuer sans être sadique Je suis sadique exactement dans la mesure où l'on peut dire : il l'a tuée parce qu'il avait un couteau sur lui J'ai sur moi une psychologie sadique qui peut me surprendre en train de violenter une femme mais à cet acte auquel participe tout mon être ne participent pas toutes les virtualités de mon être Aucun acte ne peut dire son dernier mot mais dans n'importe lequel même dans l'acte le plus élémentaire je risque ma vie J'aime cette paisible soirée d'été où je regarde par la fenêtre le firmament Alors que mes yeux se laissent attirer par une seule étoile (j'ignore pourquoi je la fixe avec tant de fidélité) mes mains fébriles, minces, déroutantes de vraies mains d'assassin pèlent une pomme comme si elles écorchaient une femme Le sexe en érection une sueur froide sur tout le corps respirant de plus en plus vite je mords le fruit tout en regardant par la fenêtre l'astre lointain avec une candeur de démon Je ne sais pas pourquoi je pense maintenant aux deux sadiques de la végétation Guillaume Tell et Newton mais si la loi de la gravitation peut être déduite de la pomme légendaire de Newton et l'accélération des mobiles de la flèche de Tell alors mon amour peut être lui aussi qualifié de sadique comme toute simplification mythique et légendaire J'aime cette aimée inventée cette projection paradisiaque de mon cerveau infernal dont je nourris mon démon Je projette à l'infini sur sa chair angélique les convulsions, les poisons la colère niais surtout ma grande ma terrible passion pour le sacrilège Cette passion illimitée pour le sacrilège maintient à la température de la négation à la température de la négation de la négation toute ma haine sans bornes Ipour absolument tout ce qui existe parce que tout ce qui existe contient dans ses virtualités souterraines un tombeau que nous devons profaner et parce que nous-mêmes à cet instant avons la tendance cadavérique de nous accepter de nous axiomatiser J'aime cette femme qui de ses veines si précieuses me prépare tous les matins un bain chaud de sang Après cette toilette élémentaire de mon démon je ne reconnais plus rien même pas mon propre sang