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Titre : Un rendez-vous

Auteur : Sully Prudhomme Recueil : Les Vaines tendresses, 1875

Dans ce nid furtif où nous sommes, Ô ma chère âme, seuls tous deux, Qu'il est bon d'oublier les hommes, Si près d'eux ! Pour ralentir l'heure fuyante, Pour la goûter, il ne faut pas Une félicité bruyante ; Parlons bas. Craignons de la hâter d'un geste, D'un mot, d'un souffle seulement, D'en perdre, tant elle est céleste, Un moment. Afin de la sentir bien nôtre, Afin de la bien ménager, Serrons-nous tout près l'un de l'autre Sans bouger ; Sans même lever la paupière : Imitons le chaste repos De ces vieux châtelains de pierre Aux yeux clos, Dont les corps sur les mausolées, Immobiles et tout vêtus, Loin de leurs âmes envolées Se sont tus ; Dans une alliance plus haute Que les terrestres unions, Gravement comme eux côte à côte, Sommeillons. Car nous n'en sommes plus aux fièvres D'un jeune amour qui peut finir ; Nos cœurs n'ont plus besoin des lèvres Pour s'unir, Ni des paroles solennelles Pour changer leur culte en devoir, Ni du mirage des prunelles Pour se voir. Ne me fais plus jurer que j'aime, Ne me fais plus dire comment ; Goûtons la félicité même Sans serment. Savourons, dans ce que nous disent Silencieusement nos pleurs, Les tendresses qui divinisent Les douleurs ! Chère, en cette ineffable trêve Le désir enchanté s'endort ; On rêve à l'amour comme on rêve À la mort. On croit sentir la fin du monde ; L'univers semble chavirer D'une chute douce et profonde, Et sombrer... L'âme de ses fardeaux s'allège Par la fuite immense de tout ; La mémoire comme une neige Se dissout. Toute la vie ardente et triste Semble anéantie à l'entour, Plus rien pour nous, plus rien n'existe Que l'amour. Aimons en paix : il fait nuit noire, La lueur blême du flambeau Expire... nous pouvons nous croire Au tombeau. Laissons-nous dans les mers funèbres, Comme après le dernier soupir, Abîmer, et par leurs ténèbres Assoupir... Nous sommes sous la terre ensemble Depuis très longtemps, n'est-ce pas ? Écoute en haut le sol qui tremble Sous les pas. Regarde au loin comme un vol sombre De corbeaux, vers le nord chassé, Disparaître les nuits sans nombre Du passé, Et comme une immense nuée De cigognes (mais sans retours !) Fuir la blancheur diminuée Des vieux jours... Hors de la sphère ensoleillée Dont nous subîmes les rigueurs, Quelle étrange et douce veillée Font nos cœurs ? Je ne sais plus quelle aventure Nous a jadis éteint les yeux, Depuis quand notre extase dure, En quels cieux. Les choses de la vie ancienne Ont fui ma mémoire à jamais, Mais du plus loin qu'il me souvienne Je t'aimais... Par quel bienfaiteur fut dressée Cette couche ? Et par quel hymen Fut pour toujours ta main laissée Dans ma main ? Mais qu'importe ! ô mon amoureuse, Dormons dans nos légers linceuls, Pour l'éternité bienheureuse Enfin seuls !