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Titre : La plaine

Auteur : Emile Verhaeren Recueil : Les villes tentaculaires

La plaine est morne et ses chaumes et granges Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus, La plaine est morne et lasse et ne se défend plus, La plaine est morne et morte — et la ville la mange. Formidables et criminels, Les bras des machines hyperboliques. Fauchant les blés évangéliques, Ont effrayé le vieux semeur mélancolique Dont le geste semblait d’accord avec le ciel. L’orde fumée et ses haillons de suie Ont traversé le vent et l’ont sali : Un soleil pauvre et avili S’est comme usé en de la pluie. Et maintenant, où s’étageaient les maisons claires Et les vergers et les arbres allumés d’or, On aperçoit, à l’infini, du sud au nord, La noire immensité des usines rectangulaires. Telle une bête énorme et taciturne Qui bourdonne derrière un mur, Le ronflement s’entend, rythmique et dur, Des chaudières et des meules nocturnes ; Le sol vibre, comme s’il fermentait Le travail bout comme un forfait, L’égout charrie une fange velue Vers la rivière qu’il pollue ; Un supplice d’arbres écorchés vifs Se tord, bras convulsifs, En façade, sur le bois proche ; L’ortie épuise aux cœurs sablons et oche Et les fumiers, toujours plus hauts, de résidus : Ciments huileux, platras pourris, moellons fendus, Au long de vieux fossés et de berges obscures Lèvent, le soir, leurs monuments de pourritures. Sous des hangars tonnants et lourds, Les nuits, les Jours, Sans air et sans sommeil, Des gens peinent loin du soleil : Morceaux de vie en l’énorme engrenage, Morceaux de chair fixée, ingénieusement, Pièce par pièce, étage par étage, De l’un à l’autre bout du vaste tournoiement. Leurs yeux, ils sont les yeux de la machine, Leurs dos se ploient sous elle et leurs échines, Leurs doigts volontaires, qui se compliquent De mille doigts précis et métalliques, S’usent si fort en leur effort, Sur la matière carnassière, Qu’ils y laissent, à tout moment, Des empreintes de rage et des gouttes de sang. Dites ! l’ancien labeur pacifique, dans l’Août Des seigles mûrs et des avoines rousses, Avec les bras au clair, le front debout Dans l’or des blés qui se retrousse Vers l’horizon torride où le silence bout. Dites ! le repos tiède et les midis élus, Tressant de l’ombre pour les siestes. Sous les branches, dont les vents prestes Rythment, avec lenteur, les grands gestes feuillus, Dites, la plaine entière ainsi qu’un jardin gras, Toute folle d’oiseaux éparpillés dans la lumière, Qui la chantent, avec leurs voix plénières, Si près du ciel qu’on ne les entend pas. Mais aujourd’hui, la plaine, elle est finie ; La plaine, est morne et ne se défend plus : Le flux des ruines et leurs reflux L’ont submergée, avec monotonie. On ne rencontre, au loin, qu’enclos rapiécés Et chemins noirs de houille et de scories Et squelettes de métairies Et trains coupant soudain des villages en deux. Les Madones ont tu leurs voix d’oracle Au coin du bois, parmi les arbres ; Et les vieux saints et leur socle de marbre Ont chu dans les fontaines à miracles. Et tout est là, comme des cercueils vides Et détraqués et dispersés par l’étendue, Et tout se plaint ainsi que les défunts perdus Qui sanglotent le soir dans la bruyère humide. Hélas ! la plaine, hélas ! elle est finie ! Et ses clochers sont morts et ses moulins perclus. La plaine, hélas ! elle a toussé son agonie Dans les derniers hoquets d’un angelus.