Titre : L'album de photographies
Auteur : Edmond Rostand
Cet album sur quoi tu te penches,
Je n'en peux voir sans un frisson
Les épais feuillets blancs qui sont
Pareils à des façades blanches !
Je vois, dans le carton glacé,
S'ouvrir, à chacune des pages
Qui sont à deux ou trois étages,
Six fenêtres sur le passé.
On est là, la mine ravie !
Et peut-être restera-t-on
A ces fenêtres de carton
Plus qu'aux fenêtres de la vie.
Jusques à quand souriront-ils
A ces fenêtres découpées
De maisonnettes de poupées,
Nos vieux trois-quarts, nos vieux profils ?
Sous leurs fermoirs et sous leurs moires,
Les vieux albums de vieux portraits
Laisseront s'effacer nos traits
Plus lentement que les mémoires.
On sera morts depuis longtemps
Qu'aux visiteurs priés d'attendre
Ces portraits feront encor prendre
Patience quelques instants.
On sera ces oncles, ces tantes,
Ces bonshommes gras ou fluets,
Ces haut-de-forme désuets,
Et ces robes trop importantes !
Ces enfants dans des fauteuils, nus ;
Ces lycéens — depuis grands-pères ! —
Ces magistrats, ces militaires,
Tous ces morts, tous ces inconnus !
Cessez, fenêtres minuscules,
De nous offrir aux yeux moqueurs
Lorsqu'il n'y aura plus des cœurs
Pour accepter nos ridicules !
Ah ! nos portraits qui s'en iront
Dans les albums inévitables
Déposés sur les coins des tables
Où, doucement, ils jauniront !
Morts, faudra-t-il que l'on remeure
D'abord dans les cœurs, puis encor
Sur ces cartons à biseau d'or
Où sinistrement on demeure ?
Jetez ces rois et ces valets
Dont s'éternise l'agonie !
Puisque la partie est finie,
Jetez les cartes ! Jetez-les !