Titre : Une semaine à Paris
Auteur : Casimir Delavigne Recueil : Les Messéniennes
Aux Français
Debout ! mânes sacrés de mes concitoyens !
Venez ; inspirez-les, ces vers où je vous chante.
Debout, morts immortels, héroïques soutiens
De la liberté triomphante !
Brûlant, désordonné, sans frein dans son essor,
Comme un peuple en courroux qu’un même cri soulève,
Que cet hymne vers vous s’élève
De votre sang qui fume encor !
Quels sont donc les malheurs que ce jour nous apporte ?
— Ceux que nous présageaient ses ministres et lui.
— Quoi ! malgré ses serments ! — Il les rompt aujourd’hui…
— Le ciel les a reçus.— Et le vent les emporte.
— Mais les élus du peuple ?… — Il les a cassés tous.
— Les lois qu’il doit défendre ? — Esclaves comme nous.
— Et la pensée ? — Aux fers. — Et la liberté ? — Morte.
— Quel était notre crime ? — En vain nous le cherchons.
— Pour mettre en interdit la patrie opprimée,
Son droit ? — C’est le pouvoir. — Sa raison ? — Une armée.
— La nôtre est un peuple : marchons.
Ils marchaient, ils couraient sans armes,
Ils n’avaient pas encor frappé,
On les tue ; ils criaient : Le monarque est trompé !
On les tue… ô fureur ! Pour du sang, quoi ! des larmes !
De vains cris pour du sang ! — Ils sont morts les premiers ;
Vengeons-les, ou mourons. — Des armes ! — Où les prendre ?
— Dans les mains de leurs meurtriers :
A qui donne la mort c’est la mort qu’il faut rendre.
Vengeance ! place au drapeau noir !
Passage, citoyens ! place aux débris funèbres
Qui reçoivent dans les ténèbres
Les serments de leur désespoir !
Porté par leurs bras nus, le cadavre s’avance.
Vengeance ! tout un peuple a répété : Vengeance !
Restes inanimés, vous serez satisfaits.
Le peuple vous l’a dit, et sa parole est sûre ;
Ce n’est pas lui qui se parjure :
Il a tenu quinze ans les serments qu’il a faits.
Il s’est levé : le tocsin sonne ;
Aux appels bruyants des tambours,
Aux éclats de l’obus qui tonne,
Vieillards, enfants, cité, faubourgs,
Sous les haillons, sous l’épaulette,
Armés, sans arme, unis, épars,
Se roulent contre les remparts
Que le fer de la baïonnette
Leur oppose de toutes parts.
Ils tombent ; mais dans cette ville,
Où sur chaque pavé sanglant
La mort enfante en immolant,
Pour un qui tombe il en naît mille.
Ouvrez, ouvrez encor les grilles de Saint-Cloud !
Vomissez des soldats pour nous livrer bataille.
Le sabre est dans leurs mains ; dans leurs rangs, la mitraille,
Mais de la Liberté l’arsenal est partout.
Que nous importe, à nous, l’instrument qui nous venge !
Une foule intrépide agite en rugissant
La scie aux dents d’acier, le levier, le croissant ;
Sous sa main citoyenne en arme tout se change :
Des foyers fastueux les marbres détachés,
Les grès avec effort de la terre arrachés,
Sont des boulets pour sa colère ;
Et, soldats comme nous, nos femmes et nos sœurs
Font pleuvoir sur les oppresseurs
Cette mitraille populaire.
Qu’ils aient l’ordre pour eux, le désordre est pour nous !
Désordre intelligent, qui seconde l’audace,
Qui commande, obéit, marque à chacun sa place,
Comme un seul nous fait agir tous,
Et qui prouve à la tyrannie,
En brisant son sceptre abhorré,
Que par la patrie inspiré,
Un peuple, comme un homme, a ses jours de génie.
Quoi ! toujours sous le feu, si jeune, au premier rang !
Retenons ce martyr que trop d’ardeur enflamme.
Il court, il va mourir… Relevons le mourant :
O Liberté !… c’est une femme !
Quel est-il, ce guerrier suspendu dans les airs ?
De son drapeau qu’il tient encore
Il roule autour de lui le linceul tricolore,
Et disparaît au milieu des éclairs.
Viens recueillir sa dernière parole,
Grande ombre de Napoléon !
C’est à toi de graver son nom
Sur les piliers du nouveau pont d’Arcole.
Ce soleil de juillet qu’enfin nous revoyons,
Il a brillé sur la Bastille,
Oui, le voilà, c’est lui ! La Liberté, sa fille,
Vient de renaître à ses rayons.
Luis pour nous, accomplis l’œuvre de délivrance ;
Avance, mois sauveur, presse ta course, avance :
Il faut trois jours à ces héros.
Abrège au moins pour eux les nuits qui sont sans gloire ;
Avance, ils n’auront de repos
Que dans la tombe ou la victoire.
Nuits lugubres ! tout meurt, lumière et mouvement.
De cette obscurité muette et sépulcrale
Quels bruits inattendus sortent par intervalle ?
Le cliquetis du fer qui heurte pesamment
Des débris entassés la barrière inégale ;
Ces cris se répondant de moment en moment :
Qui vive ? — Citoyens. — Garde à vous, sentinelles !
L’adieu de deux amis, dont un embrassement
Vient de confondre encor les âmes fraternelles ;
Les soupirs d’un blessé qui s’éteint lentement,
Et sous l’arche plaintive un sourd frémissement,
Quand l’onde, en tournoyant, vient refermer la tombe
D’un cadavre qui tombe…
Au Louvre, amis ; voici le jour !
Battez la charge ! Au Louvre ! Au Louvre !
Balayé par le plomb qui se croise et les couvre,
Chacun, pour mourir à son tour,
Vient remplir le rang qui s’entr’ouvre.
Le bataillon grossit sous ce feu dévorant.
Son chef dans la poussière en vain roule expirant,
Il saisit la victime, il l’enlève, il l’emporte,
Il s’élance, il triomphe, il entre… Quel tableau !
Dieu juste ! la voilà victorieuse et morte,
Sur le trône de son bourreau !
Allez, volez, tombez dans la Seine écumante,
D’un pouvoir parricide emblèmes abolis.
Allez, chiffres brisés ; allez, pourpre fumante ;
Allez, drapeaux déchus, que le meurtre a salis !
Dépouilles des vaincus, par le fleuve entraînées,
Dépouilles des martyrs que je pleure aujourd’hui,
Allez, et sur les flots, à Saint-Cloud, portez-lui
Le bulletin des trois journées !
Victoire ! embrassons-nous. — Tu vis ! — Je te revoi !
— Le fer de l’étranger m’épargna comme toi.
— Quel triomphe ! en trois jours. —Honneur à ton courage !
— Gloire au tien ! — C’est ton nom qu’on cite le premier.
— N’en citons qu’un. — Lequel ? — Celui du peuple entier.
Hier qu’il était brave ! aujourd’hui qu’il est sage !
— Du trépas, en mourant, un d’eux m’a préservé.
— Mais ton sang coule encor.—Ma blessure est légère.
— Et ton frère ? — Il n’est plus. — L’assassin de ton frère,
Tu l’as puni ? — Je l’ai sauvé.
Ah ! qu’on respire avec délices,
Et qu’il est enivrant, l’air de la liberté !
Comment regarder sans fierté
Ces murs couverts de cicatrices,
Ces drapeaux qu’à l’exil redemandaient nos pleurs,
Et dont nous revoyons les glorieux symboles
Voltiger, s’enlacer, courber leurs trois couleurs
Sur ces nobles enfants, l’orgueil de nos écoles !
Des fleurs à pleines mains, des fleurs pour ces guerriers !
Jetez-leur au hasard des couronnes civiques :
Ils ne tomberont, vos lauriers,
Que sur des têtes héroïques.
Mais lui, que sans l’abattre ont jadis éprouvé
Le despotisme et la licence,
Que la vieillesse a retrouvé
Ce qu’il fut dans l’adolescence,
Entourons-le d’amour ! Français, Américains,
De baisers et de pleurs couvrons ses vieilles mains !
La popularité, si souvent infidèle,
Est fille de la terre et meurt en peu d’instants :
La sienne, plus jeune et plus belle,
A traversé les mers, a triomphé du temps :
C’était à la vertu d’en faire une immortelle.
O toi, roi citoyen, qu’il presse dans ses bras
Aux cris d’un peuple entier dont les transports sont juste
Tu fus mon bienfaiteur, je ne te louerai pas :
Les poètes des rois sont leurs actes augustes.
Que ton règne te chante, et qu’on dise après nous :
Monarque, il fut sacré par la raison publique ;
Sa force fut la loi ; l’honneur, sa politique ;
Son droit divin, l’amour de tous.
Pour toi, peuple affranchi, dont le bonheur commence,
Tu peux croiser tes bras après ton œuvre immense ;
Purs de tous les excès, huit jours l’ont enfanté,
ils ont conquis les lois, chassé la tyrannie,
Et couronné la Liberté :
Peuple, repose-toi ; ta semaine est finie !