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Titre : Scène nocturne du 22 avril 1915

Auteur : Guillaume Apollinaire Recueil : Poèmes à Lou

Gui chante pour Lou Mon ptit Lou adoré Je voudrais mourir un jour que tu m’aimes Je voudrais être beau pour que tu m’aimes Je voudrais être fort pour que tu m’aimes Je voudrais être jeune jeune pour que tu m’aimes Je voudrais que la guerre recommençât pour que tu m’aimes Je voudrais te prendre pour que tu m’aimes Je voudrais te fesser pour que tu m’aimes Je voudrais te faire mal pour que tu m’aimes Je voudrais que nous soyons seuls dans une chambre d’hôtel à Grasse pour que tu m’aimes Je voudrais que nous soyons seuls dans mon petit bureau près de la terrasse couchés sur le lit de fumerie pour que tu m’aimes Je voudrais que tu sois ma sœur pour t’aimer incestueusement Je voudrais que tu eusses été ma cousine pour qu’on se soit aimés très jeunes Je voudrais que tu sois mon cheval pour te chevaucher longtemps, longtemps Je voudrais que tu sois mon coeur pour te sentir toujours en moi. Je voudrais que tu sois le paradis ou l’enfer selon le lieu où j’aille Je voudrais que tu sois un petit garçon pour être ton précepteur Je voudrais que tu sois la nuit pour nous aimer dans les ténèbres Je voudrais que tu sois ma vie pour être par toi seule Je voudrais que tu sois un obus boche pour me tuer d’un soudain amour Lilith et Proserpine (aux enfers) Nous nous aimons sauvagement dans la nuit noire Victimes de l’ascèse et produits du désespoir Chauves-souris qui ont leurs anglais comme les femmes Le Petit Lou Faut pas parler comm’ ça, on dit coulichonnette Lilith J’ai créé la mer Rouge contre le désir de l’homme Proserpine J’ai fait sortit de son lit le Léthé J’en inonde le monde comme d’un hippomane L’oiseau d’éternité du moutier de Heisterbach Je suis l’éternité Mort belle de la Beauté Je mords la mirabelle de l’Été Flambant Phénix de la Charité Pélican de la prodigalité Aigle cruel de la Vérité Rouge-gorge de la sanglante clarté Corbeau de la sombre bonté Qu’est devenu le moine hébété La prière Abaissement qui élève Le maître fut l’élève Aimer n’être pas aimé Fumée, belle fumée La joie Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Je commande et mande Je nais du mal à Samarcande Mais il ne faut pas que j’attende Le Remords Toutes deux, appelez-moi votre père Et l’Art est notre fils multiforme Je m’ouvre la poitrine, Entrez ! c’est notre demeure il y a une horloge qui sonne les heures La 45e batterie du 38e Les chevaux hennissent Éteignez les lumières Les caissons sont chargés Empêchez les hommes de dormir Entends miauler les tigres volants de la guerre Gui Je pense à toi ma lou et ne pense pas à dormir Le Ptit Lou Je suis dans ton dodo et de loin près de toi Le monde ou bien Les gens du monde Mon ptit Lou je veux te reprendre Oublie tes soldats pour mes fêtes. L’Avenir Lou et Gui et vous Toutou faut que vous voyez tous trois De merveilleux rivages Une ville enchantée comme Cordoue En Andalousie. Les gens simples séduits par votre cœur Et votre fantaisie Vous donneront des fleurs, des cannes à sucre Vous pourrez voir encore plus loin si vous voulez La nature des tropiques Une ville blanche; à vingt minutes de la ville un petit pays sur la mer avec de belles maisons dans des parcs Vous louerez un palais où de toutes les fenêtres Lou touchera les palmes avec ses mains Les chevreaux, les ânes, les mules ravissanres Comme des femmes Et aussi expressives quand au regard seront avec vous Gui L’avenir m’intéresse et mon amour surtout Mais l’art et les artistes futurs ne m’intéressent pas. À Paris, il y aura la Seine Et le regard de mon ptit Lou Chœur des jeunes filles mortes en 1913 Quand les belles furent au bois Chacune tenait une rose Et voilà qu’on revient du bois N’avons plus rien entre les doigts Et les jeunes gens de naguère S’en vont ne se retournent pas Ceux qui nous aimèrent naguère Emportent la rose à la guerre Ô mort mène-nous dans le bois Pour retrouver la rose morte Et le rossignol dans le bois Chante toujours comme autrefois