Victor Hugo
@victorHugo
À Théophile Gautier Ami, poète, esprit, tu fuis notre nuit noire. Tu sors de nos rumeurs pour entrer dans la gloire; Et désormais ton nom rayonne aux purs sommets. Moi qui t’ai connu jeune et beau, moi qui t’aimais, Moi qui, plus d’une fois, dans nos altiers coups d’aile, Éperdu, m’appuyais sur ton âme fidèle, Moi, blanchi par les jours sur ma tête neigeant, Je me souviens des temps écoulés, et songeant A ce jeune passé qui vit nos deux aurores, A la lutte, à l’orage, aux arènes sonores, A l’art nouveau qui s’offre, au peuple criant oui, J’écoute ce grand vent sublime évanoui. Fils de la Grèce antique et de la jeune France, Ton fier respect des morts fut rempli d’espérance; Jamais tu ne fermas les yeux à l’avenir. Mage à Thèbes, druide au pied du noir menhir, Flamine aux bords du Tibre et brahme aux bords du Gange, Mettant sur l’arc du dieu la flèche de l’archange, D’Achille et de Roland hantant les deux chevets, Forgeur mystérieux et puissant, tu savais Tordre tous les rayons dans une seule flamme; Le couchant rencontrait l’aurore dans ton âme; Hier croisait demain dans ton fécond cerveau; Tu sacrais le vieil art aïeul de l’art nouveau; Tu comprenais qu’il faut, lorsqu’une âme inconnue Parle au peuple, envolée en éclairs dans la nue, L’écouter, l’accepter; l’aimer, ouvrir les coeurs; Calme, tu dédaignais l’effort vil des moqueurs Écumant sur Eschyle et bavant sur Shakspeare; Tu savais que ce siècle a son air qu’il respire, Et que, l’art ne marchant qu’en se transfigurant, C’est embellir le beau que d’y joindre le grand. Et l’on t’a vu pousser d’illustres cris de joie Quand le Drame a saisi Paris comme une proie, Quand l’antique hiver fut chassé par Floréal, Quand l’astre inattendu du moderne idéal Est venu tout à coup, dans le ciel qui s’embrase Luire, et quand l’Hippogriffe a relayé Pégase! Je te salue au seuil sévère du tombeau. Va chercher le vrai, toi qui sus trouver le beau. Monte l’âpre escalier. Du haut des sombres marches, Du noir pont de l’abîme on entrevoit les arches; Va! meurs! la dernière heure est le dernier degré. Pars, aigle, tu vas voir des gouffres à ton gré; Tu vas voir l’absolu, le réel, le sublime. Tu vas sentir le vent sinistre de la cime Et l’éblouissement du prodige éternel. Ton olympe, tu vas le voir du haut du ciel, Tu vas du haut du vrai voir l’humaine chimère, Même celle de Job, même celle d’Homère, Ame, et du haut de Dieu tu vas voir Jéhovah. Monte, esprit! Grandis, plane, ouvre tes ailes, va! Lorsqu’un vivant nous quitte, ému, je le contemple; Car entrer dans la mort, c’est entrer dans le temple Et quand un homme meurt, je vois distinctement Dans son ascension mon propre avènement. Ami, je sens du sort la sombre plénitude; J’ai commencé la mort par de la solitude, Je vois mon profond soir vaguement s’étoiler; Voici l’heure où je vais, aussi moi, m’en aller. Mon fil trop long frissonne et touche presque au glaive; Le vent qui t’emporta doucement me soulève, Et je vais suivre ceux qui m’aimaient, moi, banni. Leur oeil fixe m’attire au fond de l’infini. J’y cours. Ne fermez pas la porte funéraire. Passons; car c’est la loi; nul ne peut s’y soustraire; Tout penche; et ce grand siècle avec tous ses rayons Entre en cette ombre immense où pâles nous fuyons. Oh! quel farouche bruit font dans le crépuscule Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule! Les chevaux de la mort se mettent à hennir, Et sont joyeux, car l’âge éclatant va finir; Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire, Expire ô Gautier! toi, leur égal et leur frère, Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset. L’onde antique est tarie où l’on rajeunissait; Comme il n’est plus de Styx il n’est plus de Jouvence. Le dur faucheur avec sa large lame avance Pensif et pas à pas vers le reste du blé; C’est mon tour; et la nuit emplit mon oeil troublé Qui, devinant, hélas, l’avenir des colombes, Pleure sur des berceaux et sourit à des tombes. Hauteville-house, nov. 1872. Jour des Morts.