Grève de la faim Parlons d'ailleurs de cette grève de la faim
C'est une forme de lutte
que les hommes de ma condition
ont expérimentée au cours de la longue histoire
des mutilations
Certes c'est un acte passif
mais lorsqu'on n'a que sa poitrine nue à opposer
à l'arsenal de l'arbitraire
la seule arme qui nous reste
c'est ce souffle
irrépressible en nous
l'épuiser jusqu'à la limite extrême
risquer son extinction
pour que sauve soit notre dignité
Le soleil est fade
quand on a faim
et les nuits d'insomnie sont glaciales
On pense à tellement de choses
sérieuses ou cocasses
J'avoue que quand j'étais le moins grave
c'était l'idée des nourritures terrestres qui me tourmentait
J'imaginais un tas de bonnes choses à manger
toute ma culture gastronomique y passait
mais va, je n'ai pas honte de ces pensées-là
car ce qui domine
dans cette attente
cette croisière vers l'inconnu
c'est le sentiment de l'immense force
au sein de la faiblesse
la supériorité de celui qui résiste
face à celui qui l'opprime
Oui la vie est une arme redoutable
qui effrayera toujours
les cadavres armés
Ce qui domine
c'est encore une fois la fraternité des douleurs
La torture des affamés
c'est donc ce goût putride et blessant dans la bouche
ces yeux exorbités et froids dans le brouillard du jour
ces tripes qui se tordent et plient
sous le désespoir du vide
Ce qui domine
c'est encore une fois la fraternité des douleurs
Les idées foncent à travers la nuit
deviennent matérielles
elles ne sont pas les miennes
ou celles de l'autre ou de l'autre
mais celles
de tous les exclus du soleil
Ce qui domine
c'est encore une fois la fraternité des douleurs
car notre faim
n'est pas mirage de pactoles
n'est pas concupiscence des mégalopoles à genoux
devant le veau d'or et de stupre
notre faim est d'une nouvelle terre
habitée par des hommes nouveaux
d'un soleil partagé
sans mesure mercantile
d'une paix irrémédiable
au grand dam des bâtisseurs de différences
Aussi
en ces jours d'abstinence
c'était une fierté pour moi
que d'avoir faim
et de troubler ainsi
la misérable quiétude
des affameurs de notre peuple
il y a 9 mois
Albert Samain
@albertSamain
La cuisine Dans la cuisine où flotte une senteur de thym,
Au retour du marché, comme un soir de butin,
S’entassent pêle-mêle avec les lourdes viandes
Les poireaux, les radis, les oignons en guirlandes,
Les grands choux violets, le rouge potiron,
La tomate vernie et le pâle citron.
Comme un grand cerf-volant la raie énorme et plate
Gît fouillée au couteau, d’une plaie écarlate.
Un lièvre au poil rougi traîne sur les pavés
Avec des yeux pareils à des raisins crevés.
D’un tas d’huîtres vidé d’un panier couvert d’algues
Monte l’odeur du large et la fraîcheur des vagues.
Les cailles, les perdreaux au doux ventre ardoisé
Laissent, du sang au bec, pendre leur cou brisé ;
C’est un étal vibrant de fruits verts, de légumes,
De nacre, d’argent clair, d’écailles et de plumes.
Un tronçon de saumon saigne et, vivant encor,
Un grand homard de bronze, acheté sur le port,
Parmi la victuaille au hasard entassée,
Agite, agonisant, une antenne cassée.
il y a 9 mois
Albert Samain
@albertSamain
Le marché Sur la petite place, au lever de l’aurore,
Le marché rit joyeux, bruyant, multicolore,
Pêle-mêle étalant sur ses tréteaux boiteux
Ses fromages, ses fruits, son miel, ses paniers d’oeufs,
Et, sur la dalle où coule une eau toujours nouvelle,
Ses poissons d’argent clair, qu’une âpre odeur révèle.
Mylène, sa petite Alidé par la main,
Dans la foule se fraie avec peine un chemin,
S’attarde à chaque étal, va, vient, revient, s’arrête,
Aux appels trop pressants parfois tourne la tête,
Soupèse quelque fruit, marchande les primeurs
Ou s’éloigne au milieu d’insolentes clameurs.
L’enfant la suit, heureuse ; elle adore la foule,
Les cris, les grognements, le vent frais, l’eau qui coule,
L’auberge au seuil bruyant, les petits ânes gris,
Et le pavé jonché partout de verts débris.
Mylène a fait son choix de fruits et de légumes ;
Elle ajoute un canard vivant aux belles plumes !
Alidé bat des mains, quand, pour la contenter,
La mère donne enfin son panier à porter.
La charge fait plier son bras, mais déjà fière,
L’enfant part sans rien dire et se cambre en arrière,
Pendant que le canard, discordant prisonnier,
Crie et passe un bec jaune aux treilles du panier.
il y a 9 mois
Albert Samain
@albertSamain
Le repas préparé Ma fille, laisse là ton aiguille et ta laine ;
Le maître va rentrer ; sur la table de chêne
Avec la nappe neuve aux plis étincelants
Mets la faïence claire et les verres brillants.
Dans la coupe arrondie à l’anse en col de cygne
Pose les fruits choisis sur des feuilles de vigne :
Les pêches que recouvre un velours vierge encor,
Et les lourds raisins bleus mêlés aux raisins d’or.
Que le pain bien coupé remplisse les corbeilles,
Et puis ferme la porte et chasse les abeilles…
Dehors le soleil brûle, et la muraille cuit.
Rapprochons les volets, faisons presque la nuit,
Afin qu’ainsi la salle, aux ténèbres plongée,
S’embaume toute aux fruits dont la table est chargée.
Maintenant, va puiser l’eau fraîche dans la cour ;
Et veille que surtout la cruche, à ton retour,
Garde longtemps glacée et lentement fondue,
Une vapeur légère à ses flancs suspendue.
il y a 9 mois
Alfred De Musset
@alfredDeMusset
A Madame Cne T. Dans son assiette arrondi mollement,
Un pâté chaud, d’un aspect délectable,
D’un peu trop loin m’attirait doucement.
J’allais à lui. Votre instinct charitable
Vous fit lever pour me l’offrir gaiement.
Jupin, qu’Hébé grisait au firmament,
Voyant ainsi Vénus servir à table,
Laissa son verre en choir d’étonnement
Dans son assiette.
Pouvais-je alors vous faire un compliment ?
La grâce échappe, elle est inexprimable ;
Les mots sont faits pour ce qu’on trouve aimable,
Les regards seuls pour ce qu’on voit charmant ;
Et je n’eus pas l’esprit en ce moment
Dans son assiette.
il y a 9 mois
Alphonse Daudet
@alphonseDaudet
Les prunes I
Si vous voulez savoir comment
Nous nous aimâmes pour des prunes,
Je vous le dirai doucement,
Si vous voulez savoir comment.
L’amour vient toujours en dormant,
Chez les bruns comme chez les brunes ;
En quelques mots voici comment
Nous nous aimâmes pour des prunes.
II
Mon oncle avait un grand verger
Et moi j’avais une cousine ;
Nous nous aimions sans y songer,
Mon oncle avait un grand verger.
Les oiseaux venaient y manger,
Le printemps faisait leur cuisine ;
Mon oncle avait un grand verger
Et moi j’avais une cousine.
III
Un matin nous nous promenions
Dans le verger, avec Mariette :
Tout gentils, tout frais, tout mignons,
Un matin nous nous promenions.
Les cigales et les grillons
Nous fredonnaient une ariette :
Un matin nous nous promenions
Dans le verger avec Mariette.
IV
De tous côtés, d’ici, de là,
Les oiseaux chantaient dans les branches,
En si bémol, en ut, en la,
De tous côtés, d’ici, de là.
Les prés en habit de gala
Étaient pleins de fleurettes blanches.
De tous côtés, d’ici, de là,
Les oiseaux chantaient dans les branches.
V
Fraîche sous son petit bonnet,
Belle à ravir, et point coquette,
Ma cousine se démenait,
Fraîche sous son petit bonnet.
Elle sautait, allait, venait,
Comme un volant sur la raquette :
Fraîche sous son petit bonnet,
Belle à ravir et point coquette.
VI
Arrivée au fond du verger,
Ma cousine lorgne les prunes ;
Et la gourmande en veut manger,
Arrivée au fond du verger.
L’arbre est bas ; sans se déranger
Elle en fait tomber quelques-unes :
Arrivée au fond du verger,
Ma cousine lorgne les prunes.
VII
Elle en prend une, elle la mord,
Et, me l’offrant : « Tiens !… » me dit-elle.
Mon pauvre cœur battait bien fort !
Elle en prend une, elle la mord.
Ses petites dents sur le bord
Avaient fait des points de dentelle…
Elle en prend une, elle la mord,
Et, me l’offrant : « Tiens !… » me dit-elle.
VIII
Ce fut tout, mais ce fut assez ;
Ce seul fruit disait bien des choses
(Si j’avais su ce que je sais !…)
Ce fut tout, mais ce fut assez.
Je mordis, comme vous pensez,
Sur la trace des lèvres roses :
Ce fut tout, mais ce fut assez ;
Ce seul fruit disait bien des choses.
IX
À MES LECTRICES.
Oui, mesdames, voilà comment
Nous nous aimâmes pour des prunes :
N’allez pas l’entendre autrement ;
Oui, mesdames, voilà comment.
Si parmi vous, pourtant, d’aucunes
Le comprenaient différemment,
Ma foi, tant pis ! voilà comment
Nous nous aimâmes pour des prunes.
il y a 9 mois
Arthur Rimbaud
@arthurRimbaud
Fêtes de la faim Ma faim, Anne, Anne,
Fuis sur ton âne.
Si j’ai du goût, ce n’est guère
Que pour la terre et les pierres.
Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! je pais l’air,
Le roc, les Terres, le fer.
Tournez, les faims ! paissez, faims,
Le pré des sons !
Puis l’humble et vibrant venin
Des liserons ;
Les cailloux qu’un pauvre brise,
Les vieilles pierres d’églises,
Les galets, fils des déluges,
Pains couchés aux vallées grises !
Mes faims, c’est les bouts d’air noir ;
L’azur sonneur ;
– C’est l’estomac qui me tire,
C’est le malheur.
Sur terre ont paru les feuilles :
Je vais aux chairs de fruit blettes.
Au sein du sillon je cueille
La doucette et la violette.
Ma faim, Anne, Anne !
Fuis sur ton âne.
(Deuxième version)
Ma faim, Anne, Anne,
Fuis sur ton âne.
Si j’ai du goût, ce n’est guère
Que pour la terre et les pierres.
Dinn! dinn! dinn! dinn ! Mangeons l’air,
Le roc, les charbons, le fer.
Mes faims, tournez. Paissez, faims,
Le pré des sons !
Attirez le gai venin
Des liserons ;
Mangez
Les cailloux qu’un pauvre brise,
Les vieilles pierres d’église,
Les galets, fils des déluges,
Pains couchés aux vallées grises !
Mes faims, c’est les bouts d’air noir;
L’azur sonneur;
– C’est l’estomac qui me tire.
C’est le malheur.
Sur terre ont paru les feuilles !
Je vais aux chairs de fruit blettes.
Au sein du sillon je cueille
La doucette et la violette.
Ma faim, Anne, Anne !
Fuis sur ton âne.
Août 1872.
il y a 9 mois
Arthur Rimbaud
@arthurRimbaud
Les effarés Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond
A genoux, cinq petits, -misère!-
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond…
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain,
Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,
Quand ce trou chaud souffle la vie;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre,
-Qu’ils sont là, tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,
Mais bien bas, -comme une prière…
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,
-Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
-Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver…
il y a 9 mois
Auguste Barbier
@augusteBarbier
Un diner d'anges Nouvelle interprétation d' Horace:
Paris présente aux yeux des contrastes étranges;
On y voit les démons parler comme des anges
Et les anges souvent vivre de la façon
La plus habituelle aux enfants du démon,
Dans toutes les douceurs que donne la richesse,
Le monde, le confort et la charmante ivresse
Des fins repas... un jour de cet hiver dernier,
Je reçois d' un des miens une invite à dîner.
C' est un homme savant et de ferme droiture,
Riche, des mieux placé dans la magistrature,
Mais un peu simple et, bien que fort pieux, trop chaud
Pour les coureurs d' église et le monde bigot.
N' importe, au jour marqué par son billet aimable,
Chez notre amphitryon, en habit convenable,
Je me rends, et voilà qu' un superbe salon
M' ouvre sa porte au cri d' un laquais à galon.
Là, dans un bon fauteuil, près de la flamme active
D' un foyer monstrueux dont la chaleur ravive,
Tout en causant avec mon hôte un peu distrait,
J' attends que des dîneurs le cercle soit complet.
L' attente n' est pas longue... à fort peu d' intervalle
Des invités paraît la bande triomphale.
Le premier qu' on annonce est un gros réjoui
À l' oeil vif, au teint frais, au rire épanoui,
Masque de bon vivant chauffé de rouge antique,
Qui jubile et s' incline au nom de: cher critique!
Le second, salué par mon parent trois fois,
Est traité de plus haut: une broche de croix
Étincelle au-dessous de sa blanche cravate:
C' est quelque grand seigneur et même un diplomate.
Derrière lui surgit, du fond d' un paletot
Doublé de molleton bien douillet et bien chaud,
Un long profil blafard, sec, à la lèvre mince,
Qui s' avance de l' air d' un pontife ou d' un prince,
Et dont le salut roide et le regard hautain
Décèlent un grand clerc, un saint Thomas D' Aquin.
Pour faire le contraste un monsieur en moustache
Entre sur ses talons; ses cheveux en panache
Se dressent, un habit d' un goût neuf et coquet
Emprisonne ses reins comme dans un corset.
Un pantalon collant lui dessine la cuisse;
On dirait à le voir un lion de coulisse.
Le cercle à son abord est tout empoisonné
D' une senteur de musc qui vous brûle le né.
Enfin, le front suant, couvert d' un rouge tendre,
Honteux et tout confus de s' être fait attendre,
Se glisse un petit homme à l' imberbe menton,
Un abbé d' autrefois, un reste du vieux ton,
Qu' à ses saluts nombreux et sa mine discrète,
Comme l' a dit Boileau, je reconnus poëte.
Les convives présents, dans le lieu du festin
Nous passons; en marchant, tout heureux, mon cousin
Me dit: " tu vois la fleur des esprits catholiques,
Mon cher, écoute bien ces bouches angéliques:
Leur pensée est solide et leur parler divin. "
Le service était beau, plats d' argent, damas fin.
On s' assied, et d' abord circule le madère;
Mon convive de gauche en dégustant son verre
Adresse la parole au blond poétereau:
"Eh bien, cher Sannazar, à quand le saint Bruno!
Le chef-d' oeuvre attendu ne se dévoile guères.
-Et vous, cher Théophraste, à quand vos caractères?
Ce que l' on en connaît est d' un si haut ragoût
Que nous avons au coeur grand appétit du tout. "
Et voilà de nouveau ces héros de Molière
Se jetant par le nez tout le vocabulaire
Des fades compliments en mots pharamineux:
"On n' est pas plus piquant! -on ne chante pas mieux! "
Mais un vaste turbot fait à point son entrée
Pour finir l' embrassade et la phrase sucrée
Des deux lettrés; alors, les yeux sur le morceau,
Chacun de s' écrier en choeur: " ah! Que c' est beau!
-Je ne crois pas, dit l' un, que la superbe bête
Pour laquelle un César fit si grave requête
Aux sénateurs de Rome ait valu ce poisson.
-Eh, eh! Domitien... ce prince avait du bon,
Repart le diplomate à la langue affilée;
Il savait se moquer des bavards d' assemblée,
Seulement, il usait trop souvent du bourreau.
-Messieurs, dit à l' instant l' homme aux parfums, le beau,
En donnant un grand coup de couteau sur la table,
Ne faisons pas trop fi de l' homme respectable
Qui se nomme Bourreau; nous ne pourrions sans lui
Manger en sûreté le dîner d' aujourd' hui.
-C' est vrai, répond la troupe. -hier, j' étais en visite
Chez la marquise D, coeur tendre, esprit d' élite,
Pour la désennuyer je lui lus tout d' un trait
Le portrait merveilleux qu' un grand homme en a fait.
Elle fut renversée, étourdie et ravie,
Elle n' avait rien lu de si beau de sa vie.
-Pardieu, je le crois bien, dit le fils d' Apollon,
C' était du pur De Maistre. " au bruit de ce grand nom,
Ainsi qu' au fond des bois le cri d' un chien qui jappe
Est soudain répété par les échos qu' il frappe
Quatre ou cinq fois, ainsi de nos gosiers béats
De Maistre fait jaillir un torrent de hourras.
"Quel homme, quel lutteur! Quelle ironie amère!
-Comme il vous flanque à bas ce drôle de Voltaire!
-Jean-Jacques, Montesquieu, ces donneurs de leçons,
Auprès du savoyard sont de vrais polissons!"
Et mille autres propos; mon cousin pâmait d' aise,
À chaque trait ses yeux scintillaient comme braise,
Il ne dégorgeait mot, mais je voyais son oeil
De temps en temps vers moi tourner avec orgueil
Semblant me dire: eh bien! était-ce raillerie
Quand je te promettais si fine compagnie!
Je ne décrirai pas les différents morceaux
Qui nous furent servis tant refroidis que chauds;
Hure de sanglier cuite à la bohémienne,
Côtelettes d' agneau, dinde à la parisienne,
Truffes du Périgord; je ne parlerai pas
Non plus des entremets couronnant le repas,
Pois verts au naturel et gelée à la fraise,
Croque-en-bouche, babas, crème à la polonaise;
Pour dignement louer ce service excellent
Il faudrait un Berchoux... je n' ai pas son talent;
Je viens donc au dessert; il apparaît splendide,
Du champagne escorté; l' homme à face livide,
Notre penseur profond qui n' avait pas encor
Pris langue, dit d' un ton de saint Jean bouche d'or:
"Permettez moi, messieurs, en dévoué confrère,
De vous faire présent à tous d' un exemplaire
Du livre que je vais donner sur la douleur.
-La douleur! Ah! Vraiment, répond la table en choeur,
Quel superbe sujet! -oui, messieurs, c' est le thème
Que je viens de traiter avec un soin extrême.
J' en ai sondé le fond d' un regard plein d' amour,
Saisi tous les côtés, et le contre et le pour,
Et du tout j' ai conclu que rien sur cette terre
À notre avancement n' était plus nécessaire.
Vous jugerez, messieurs, mais je crois avoir fait
De mon mieux et toujours être demeuré vrai.
-Admirable, bravo! Dit chacun à la ronde.
La douleur, la douleur! C' est la bêche féconde
Qui, délivrant nos coeurs des penchants vicieux,
Les prépare à mûrir la semence des cieux;
C' est le divin creuset où sur l' ardente flamme
Le fer devient acier... c' est la trempe de l' âme...
Sans elle nous serions moins que des animaux,
Des mollusques grossiers, de fades végétaux... "
C' était à qui mieux mieux: d' un moment de silence
Je profite à mon tour pour doter l' assistance
De mon mot, et je dis: " messieurs, pour moi, de Dieu
En créant la douleur j' ignore encor le voeu,
Mais je le bénis fort de sa pitié des hommes
Et d' avoir fait couler sur le globe où nous sommes
Tant de flots de bon vin afin de l' y noyer... "
Mon mot lâché, j' attends l' effet du plaidoyer.
Hélas! On aurait dit qu' une flamme effroyable
Du feu d' enfer venait de tomber sur la table.
Tous les yeux aussitôt se dirigent vers moi
Étonnés, inquiets, comme saisis d' effroi;
Il semblait que je fusse une horrible vipère,
Un scorpion mortel... j' étais plus, un faux frère
Faufilé dans la bande on ne sait trop comment,
Pour y porter le trouble et l' empoisonnement.
Je voyais dans les yeux s' amasser la tempête,
Des cris, peut-être bien quelque verre à la tête;
Redoutant pour lui-même une part des éclats,
Mon cousin tout penaud regardait dans les plats.
Pourtant, grâce à l' entrain de notre gros critique,
La chose prit un air moins lugubre et tragique.
"Monsieur en est encore au Dieu des bonnes gens,
C' est un peu vieux, dit-il, mais soyons indulgents:
Un jour, comme plus d' un il brisera l' idole
De son printemps; pour nous, reprenant notre rôle,
À notre ami portons une santé d' honneur.
Au noble historien de la sainte douleur,
Au poëte inspiré de la grâce suprême
Qui, tous, nous doit sauver par un second baptême,
Gloire, hommage, succès! " -et levant dans les cieux
Son verre étincelant du jus délicieux,
Il le vide d' un trait; ce magnifique exemple
Est soudain imité par les anges du temple,
Et la table bientôt n' est plus qu' un cliquetis
De verres ballottés, de vivats et de cris,
Parmi lesquels pourtant j' entends à mes oreilles
Tinter d' étranges mots et des phrases pareilles
À celles-ci: -" la ligue avait bien sa raison...
Vivent les fils d' Ignace et l' inquisition! "
Connaissant trop l' effet de ma courte harangue,
Je n' étais plus d' humeur à jouer de la langue
Dans ce tohu-bohu, puis je ne voulais pas
Affliger le cousin d' un nouvel embarras;
Je pris donc le parti de demeurer en place
Bouche close, écoutant d' un sang-froid tout de glace
Tomber le flot vineux des grotesques rumeurs
Qu' épanchait le gosier de ces gais festineurs.
Cependant je cherchais sourdement en moi-même
Un honnête moyen, un décent stratagème
Pour fausser compagnie à notre Amphitryon.
Il se montra bientôt. Dès l' instant qu' au salon
Tout le monde passa pour achever la fête,
Entre le moka noir et la blanche anisette,
Je saisis mon chapeau; puis, d' un pied clandestin
M' esquivant, de mon toit je repris le chemin,
Non sans rire parfois au feu des réverbères
De ce grave troupeau de Sénèques austères
Que j' avais vus, suivant le poëte Victor,
Boire si joliment le falerne dans l' or.
Publié en .
il y a 9 mois
Blaise Cendrars
@blaiseCendrars
Diner en ville Mr.
Lopart n'était plus à
Rio il était parti samedi par le
«
Lutetia »
J'ai dîné en ville avec le nouveau directeur
Après avoir signé le contrat de 24
F/N type
Grand
Sport
je l'ai mené dans un petit caboulot sur le port
Nous avons mangé des crevettes grillées
Des langues de dorade à la mayonnaise
Du tatou
(La viande de tatou a le goût de la viande de renne chère
à
Satie)
Des fruits du pays mamans bananes oranges de
Bahia
Chacun a bu son fiasco de chianti
il y a 9 mois
C
Chloe Douglas
@chloeDouglas
M. Le Coq Le coq sublime,
‘M. Charme’,
ou ‘M. Malain,’
vient prendre sa place
parmi ses concubines.
Le maître de ces lieux,
toujours prêt, toujours alerte,
pousse son chant
jusqu’à l’horizon.
Escargots, vers de terre
et salade verte du champs,
sont des plats exquis pour ce coq gourmand.
Et voilà cette vie de noblesse,
obligée de se terminer
dans notre chère assiette.
il y a 9 mois
C
Chloe Douglas
@chloeDouglas
Soupe en douce La soupe super
Est sans secret nécessaire
Juste œuf et carottes
Et un peu de verdure
Puis du pain et du beurre
Et voilà, on mijote.
Faire semblant d’un ragout
Quelle tradition rigolote
Essayer de nourrir
Pour ces enfants trop doux
Faire de son mieux
Car le creux est partout
Pourquoi ce repas,
Sans goût, ni de joie ?
Le jeu de fines herbes
Est le vrai succès du choix
Car une soupe moderne
A manger debout
Enfants contents
Garder la langue surtout!
Et soigner les dents
Et n’oublier jamais
Que la bonne soupe suscite
D’épices et de sel adéquatent
Une fusion délicate
il y a 9 mois
C
Cécile Sauvage
@cecileSauvage
La maison sur la montagne Notre maison est seule au creux de la montagne
Où le chant d’une source appelle des roseaux,
Où le bout de jardin plein de légumes gagne
La roche qui nous tient dans son âpre berceau.
Septembre laisse choir sur les molles argiles
La pomme abandonnée aux pourceaux grassouillets.
Nous avons dû poser des cailloux sur les tuiles ;
Car la bise souvent s’aiguise aux peupliers,
Le volet bat la nuit, le crochet de la porte
Danse dans son anneau. Nous avons peur et froid.
La mare des moutons réveille son eau morte
Et soudain un caillou branlant tombe du toit.
J’aime, sous mon poirier rongé de moisissures,
Des champignons serrés voir surgir le hameau,
Un petit dahlia me plaît par ses gaufrures,
Mes brebis ont le nez et les yeux du chameau.
Notre univers s’étend au gré de notre rêve,
Le silence est mouillé par la voix du torrent,
La lune de rondeur sort quand elle se lève
D’un nid de thym perché sur les monts déclinants.
Assise dans le jour de la porte qui pose
Son reflet sur la cruche verte et le chaudron,
Pour la pomme de terre au ventre dur et rose
Je couds des sacs. Je vois blondir le potiron.
Les pruneaux violets se rident sur leurs claies,
La salade du soir est dans le seau de bois
Et des corbeaux goulus qui frôlent les futaies
Font en se querellant tomber de vieilles noix.
C’est le temps où la feuille aux ramures déborde,
La montagne nourrit des herbes de senteur,
Notre chèvre s’ennuie et tire sur sa corde
Pour atteindre aux lavandes fines des hauteurs.
Le maître près d’ici laboure un champ de pierres ;
Je vais pour son retour tremper le pain durci,
Préparer à sa faim une assiette fruitière
Et le verre où le vin palpite et s’assoupit.
Nous nous plaisons de vivre à côté de l’espace ;
Un vol d’abeilles tourne avec des cris de fleurs,
La neige qui l’été reste dans les crevasses
Semble se détacher des nuages bougeurs.
Des guêpes au long corps tettent les sorbes mûres,
La maison qui se hâle a des mousses au dos,
La cloche des béliers sonne nos heures pures.
Pour nous chauffer, sitôt que la lune a l’oeil clos,
Le soleil comme un boeuf fume dans l’aube nue ;
Car sur nos pics le ciel de lin tiède est tendu
Et notre front obscur est touché par la nue
Lorsqu’elle vient dormir dans les chênes tordus.
il y a 9 mois
D
Didier Sicchia
@didierSicchia
Arabica Aux vertiges de mes larges concupiscences,
Une inclinaison hardie pour les voluptés
Cajole mon coeur et ma phtisique existence
– Ainsi, je me consacre aux marcs ensorcelés.
J’abreuve mon esprit de cette douce essence
Et comme Sîn lune durant l’obscurité
Je serpente l’amer et cueille les fragrances
Délicates des lointains rivages sablés.
Et ces ténèbres m’enjôlent d’une langueur
Acrimonieuse et fascinante de saveurs.
J’emplis mes narines de ces âpres parfums
Et m’abandonne enivré aux philtres mystiques,
Encore un arôme de cannelle sur son sein.
L’ivresse est absolue – ma nymphéa d’Afrique.
il y a 9 mois
D
Didier Sicchia
@didierSicchia
Le sud de la France Ineffables parfums de rouges fruits confits,
Délicates saveurs âpres de raisins mûrs.
L’ivresse est profonde et la narcose embellit
L’instant si fugace au potron-jacquet azur.
Ah ! Le long des chemins hasardeux de Provence,
Je respire la saponaire et la lavande
Aussi ces infinies bacchanales fragrances
Que le Sombre et le Libeccio austral répandent.
Puis, au crépuscule de la douce journée,
A l’heure tardive quand chantent les grillons,
Il viendra encore à la table s’ajouter
L’intime chaleureux et le vin vermillon.
Parmi les Enfers et les lointains paradis
Se trouve un balcon sublime sur le bonheur,
Un séjour idyllique et presque une utopie
Afin de subir l’insistant carillonneur.
Ineffables parfums de rouges fruits confits,
Délicates saveurs âpres de raisins mûrs.
L’ivresse est profonde et la narcose embellie
L’instant si fugace au potron-minet azur.
il y a 9 mois
D
Didier Venturini
@didierVenturini
Jardins d’ouvriers Près de l’ancienne usine
Sur un petit îlot
Des jardins de terre fine
Respirent au fil des eaux
Des hommes les ont tissés
Dans l’oubli du ciment
Sur les bords rapiécés
De ces morceaux de temps
Sous les couleurs des fruits
Dans l’odeur des étés
Ils renonçaient au bruit
Des gros marteaux d’acier
Et le bonheur poussait
De semis en récoltes
Toute cette vie chahutait
A deux pas de nos portes
Les jours s’enracinaient
Dans ce sol retrouvé
Sous l’herbe qui accueillait
La lente fécondité
Au langage des lunes
Ils parlaient d’infini
De silence dans les brumes
Et de vent dans la nuit
Sous ces cieux infusés
De tremblantes illusions
Ils venaient ramasser
Leurs airs de floraisons
Quand la pensée des pierres
Sous leur blason de sel
Mûrissait hors de terre
Une envie de soleil
Et les songes de calcaire
Dans l’aube des mémoires
Interrogaient l’espoir
Des croissances millénaires
Didier Venturini, 1999
il y a 9 mois
D
Didier Venturini
@didierVenturini
Jour de marché Tous ces râclements de voix
Huilent l’air dès les premières lueurs
Les trétaux éventrent le froid
De leurs pieds d’acier sans douceur
Des confins du lourd sommeil
Se déplient les jambes engourdies
Qui s’agitent entre les corbeilles
De légumes replets et de fruits
Des regards soupèsent le temps
Les premiers mots tanguent en surface
La gueule des camions géants
S’étire renifle à même l’espace
De larges mains gomment la nuit
De leurs gestes sûrs et rapides
Les couleurs se multiplient
Sur ce fond gris et insipide
Ah !
Que la vie est belle
Là sur son coin de mousse
Dans son rêve d’eau douce
Sur son bout de pouce
Comme dans un aéroport
Les halles se sont soudain gonflées
De ces balancements de corps
Cadencés au rythme des paniers
Les cris lézardent le soleil
S’habillent de rouge de jaune de vert
Roulent sous ces langues de miel
En notes chaudes libres de l’hiver
Les parfums rallongent les nez
les entraînent dans une course folle
Flirtant du sucré au salé
Comme un principe de farandole
C’en est ainsi juqu’à midi
Cet instant où la place se donne
Au silence des pavés meurtris
Par cette vie qui encore résonne
Ah !
Que la vie est belle
Là sur son coin de mousse
Dans son rêve d’eau douce
Sur son bout de pouce
il y a 9 mois
Emile Verhaeren
@emileVerhaeren
La cuisine Au fond, la crémaillère avait son croc pendu,
Le foyer scintillait comme une rouge flaque,
Et ses flammes, mordant incessamment la plaque,
Y rongeaient un sujet obscène en fer fondu.
Le feu s’éjouissait sous le manteau tendu
Sur lui, comme l’auvent par-dessus la baraque,
Dont les bibelots clairs, de bois, d’étain, de laque,
Crépitaient moins aux yeux que le brasier tordu.
Les rayons s’échappaient comme un jet d’émeraudes,
Et, ci et là, partout, donnaient des chiquenaudes
De clarté vive aux brocs de verre, aux plats d’émail,
A voir sur tout relief tomber une étincelle,
On eût dit – tant le feu s’émiettait par parcelle –
Qu’on vannait du soleil à travers un vitrail.
il y a 9 mois
E
Esther Granek
@estherGranek
La vache dans tous ses états Un jour ou l’autre qui n’a dit,
pris de colère ou de dépit
ou pour toute raison qui fâche :
« la sale vache ! »
ou « peau de vache ! »
ou « vieille vache ! »
ou « grosse vache ! ».
Et tant et plus, tutti quanti.
Des attributs à l’infini…
Or, un matin, v’là que surgit
« la vache folle ». Bel inédit !
Sitôt les continents s’affolent
et dans le monde il n’est qu’un cri :
« La vache folle ! »
Avouons-le discrètement :
Même assortis d’un tremblement,
que joliment ces mots s’accolent !
« La vache folle ! ».
Pourrait-il en être autrement ?
De folie tout boeuf est exempt.
Taureau châtré ? mâle pourtant !
Ainsi jamais n’entendrez dire :
« Rôti de vache ». Ça fait trop rire !
Quel menu pourrait le souffrir ?
Le « boeuf bourguignon », c’est certain,
ne peut se mettre au féminin…
Dès lors que la fierté virile
est bien ancrée dans nos assiettes,
la vache, ici, n’est point en fête…
Mais tant de « vaches », en nous, défilent…
il y a 9 mois
Francis Jammes
@francisJammes
La salle a manger Il y a une armoire à peine luisante
qui a entendu les voix de mes grand'tantes,
qui a entendu la voix de mon grand-père,
qui a entendu la voix de mon père.
A ces souvenirs l'armoire est fidèle.
On a tort de croire qu'elle ne sait que se taire,
car je cause avec elle.
Il y a aussi un coucou en bois.
Je ne sais pourquoi il n'a plus de voix.
Je ne veux pas le lui demander.
Peut-être qu'elle est cassée,
la voix qui était dans son ressort,
tout bonnement comme celle des morts.
Il y a aussi un vieux buffet qui sent la cire, la confiture,
la viande, le pain et les poires mûres.
C'est un serviteur fidèle qui sait qu'il ne doit rien nous voler.
Il est venu chez moi bien des hommes et des femmes
qui n'ont pas cru à ces petites âmes.
Et je souris que l'on me pense seul vivant
quand un visiteur me dit en entrant :
— comment allez-vous, monsieur
Jammes ?
il y a 9 mois
G
Georges Fourest
@georgesFourest
Africain et gastronomique Au bord du
Loudjiji qu'embaument les arômes des toumbos, le bon roi
Makoko s'est assis.
Un m'gannga tatoua de zigzags polychromes sa peau d'un noir vineux tirant sur le cassis.
Il fait nuit: les m'pafous ont des senteurs plus frêles; sourd, un marimeba vibre en des temps égaux; des alligators d'or grouillent parmi les prêles ; un vent léger courbe
la tête des sorghos;
et le mont
Koungoua rond comme une bedaine, sous la lune aux reflets pâles de molybdène, se mire dans le fleuve au bleuâtre circuit.
Makoko reste aveugle à tout ce qui l'entoure:
avec conviction ce potentat savoure
un bras de son grand-père et le juge trop cuit.
il y a 9 mois
G
Georges Fourest
@georgesFourest
Petits lapons Tout nos malheurs viennent de ne sçavoir demeurer enfermez dans une chambre.
Blaise Pascal.
Dans leur cahute enfumée
bien soigneusement fermée
les braves petits lapons
boivent l’huile de poisson !
Dehors on entend le vent
pleurer ; les méchants ours blancs
grondent en grinçant des dents
et depuis longtemps est mort
le pâle soleil du Nord !
Mais dans la brume enfumée
bien soigneusement fermée
les braves petits Lapons
boivent l’huile de poisson…
Sans rien dire, ils sont assis,
père, mère, aïeul, les six
enfants, le petit dernier
bave en son berceau d’osier :
leur bon vieux renne au poil roux
les regarde, l’air si doux !
Bientôt ils s’endormiront
et demain ils reboiront
la bonne huile de poisson,
et puis se rendormiront
et puis, un jour, ils mourront !
Ainsi coulera leur vie
monotone et sans envie…
et plus d’un poète envie
les braves petits Lapons
buveurs d’huile de poisson !
il y a 9 mois
G
Georges Fourest
@georgesFourest
Sardines à l’huile Dans leur cercueil de fer-blanc
plein d’huile au puant relent
marinent décapités
ces petits corps argentés
pareils aux guillotinés
là-bas au champ des navets !
Elles ont vu les mers, les
côtes grises de Thulé,
sous les brumes argentées
la Mer du Nord enchantée…
Maintenant dans le fer-blanc
et l’huile au puant relent
de toxiques restaurants
les servent à leurs clients !
Mais loin derrière la nue
leur pauvre âmette ingénue
dit sa muette chanson
au Paradis-des-poissons,
une mer fraîche et lunaire
pâle comme un poitrinaire,
la Mer de Sérénité
aux longs reflets argentés
où durant l’éternité,
sans plus craindre jamais les
cormorans et les filets,
après leur mort nageront
tous les bons petits poissons !…
Sans voix, sans mains, sans genoux
sardines, priez pour nous !…
il y a 9 mois
G
Georges Haldas
@georgesHaldas
Le repas Et rien que sur la table cette nappe bien mise
Et les mots et les voix
Un peu d'huile d'olive ?
Je suis servie
Et toi ?
il y a 9 mois
Guillaume Apollinaire
@guillaumeApollinaire
Palais Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve
Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée
Le palais don du roi comme un roi nu s’élève
Des chairs fouettées de roses de la roseraie
On voit venir au fond du jardin mes pensées
Qui sourient du concert joué par les grenouilles
Elles ont envie des cyprès grandes quenouilles
Et le soleil miroir des roses s’est brisé
Le stigmate sanglant des mains contre les vitres
Quel archer mal blessé du couchant le troua
La résine qui rend amer le vin de Chypre
Ma bouche aux agapes d’agneau blanc l’éprouva
Sur les genoux pointus du monarque adultère
Sur le mai de son âge et sur son trente et un
Madame Rosemonde roule avec mystère
Ses petits yeux tout ronds pareils aux yeux des Huns
Dame de mes pensées au cul de perle fine
Dont ni perle ni cul n’égale l’orient
Qui donc attendez-vous
De rêveuses pensées en marche à l’Orient
Mes plus belles voisines
Toc toc Entrez dans l’antichambre le jour baisse
La veilleuse dans l’ombre est un bijou d’or cuit
Pendez vos têtes aux patères par les tresses
Le ciel presque nocturne a des lueurs d’aiguilles
On entra dans la salle à manger les narines
Reniflaient une odeur de graisse et de graillon
On eut vingt potages dont trois couleur d’urine
Et le roi prit deux œufs pochés dans du bouillon
Puis les marmitons apportèrent les viandes
Des rôtis de pensées mortes dans mon cerveau
Mes beaux rêves mort-nés en tranches bien saignantes
Et mes souvenirs faisandés en godiveaux
Or ces pensées mortes depuis des millénaires
Avaient le fade goût des grands mammouths gelés
Les os ou songe-creux venaient des ossuaires
En danse macabre aux plis de mon cervelet
Et tous ces mets criaient des choses nonpareilles
Mais nom de Dieu !
Ventre affamé n’a pas d’oreilles
Et les convives mastiquaient à qui mieux mieux
Ah ! nom de Dieu ! qu’ont donc crié ces entrecôtes
Ces grands pâtés ces os à moelle et mirotons
Langues de feu où sont-elles mes pentecôtes
Pour mes pensées de tous pays de tous les temps
il y a 9 mois
G
Géo Norge
@geoNorge
La peur, la faim et quelques autres morsures Chez Norge. tout commence avec la peur. Une peur parfois identifiée avec précision, mais pas souvent. Lui coller une étiquette serait sans doute se donner l'illusion de la
circonvenir et de l'asservir. Dangereuse illusion d'entomologiste : elle est tour-jours là. et nous colle à la peau. C'est la peur, qui vaut toutes les peurs (« C'est surtout la
peur ordinaire. / C'est surtout la peur de la peur / Avec son bric-à-brac ». F., Poltron, p. 88). Si la peur nous est ainsi consubstantiellc. c'est donc qu'elle est liée à
notre existence même. L'angoisse, c'est d'être au monde.
Entre le monde et l'homme, ce n'est donc pas d'emblée une histoire d'amour heureux. Ça grince et ça coince. Nostalgie d'un accord perdu ? Ou soif d'un accord à naître ?
On ne sait. Ce qu'on sait, en tout cas. c'est que la confrontation de l'homme et du monde fait paradoxalement coexister le remède et la souffrance. Ou. plus précisément, elle
refuse le remède au moment même où la souffrance l'imagine. Ce paradoxe porte un nom : le désir. On ne désire que ce que l'on a eu. ce que l'on n'a pas mais que l'on
connaît ou que l'on imagine. Elan de l'être en dehors de lui. le désir le condamne à l'inassouvissement.
Si la peur est universelle, sans objet précis, c'est que le désir est lui-même infini. Paraphrasant Chesterton. Norgc nous rappelle qu'« une seule chose est nécessaire
: tout ».
Ces deux thèmes fondamentaux - l'angoisse et le désir - sont puissamment servis, chez Norge. par deux réseaux d'images. D'un côté, le noir et le mur : de l'autre, la
faim et la morsure.
L'homme norgien est donc double : si le monde est son domaine, pâture où il va paître ses faims, ce monde lui est aussi impropre, au point de lui apparaître comme une prison
obscure.
De toutes les peurs, la plus profonde et la plus irraisonnablc est sans doute celle du noir. Ce noir que l'on peuple de tous les esprits, de tous les dangers. Plus terrible que tout ce qu'il
contient, parce qu'il est la potentialité même. Qui fait peur dans l'étrange locution il fait peur'! (« Une chanson bonne à mâcher / Quand il fait noir, quand il
fait peur», R., Une chanson, p. 17). A qui donc se raccrocher? («Maman, quelle obscurité! / Oh. dans tout ce noir, j'ai peur». Q.V., Concerto, p. 420).
Mais au delà du noir-contenant, il y a un noir-contenu. La physique nous apprend que le noir n'est pas une couleur, mais l'absence de toute couleur, de ces couleurs dont le blanc est la
somme. Que l'obscurité abrite le néant n'est-il pas pire que de la peupler de loups-garous. de sorcières ou de gnomes ? Est-ce ce divorce entre l'être et le néant
qu'expriment ces vers du Gros Gibier? : « Il fait si noir dans le noir. / Il fait si chien dans la pluie. / Ça vous colle aux dents, la suie, / Ça désespère,
l'espoir» [Les chiens, p. 147). Ce noir-là. il n*est pas à l'extérieur, il est peut-être en nous, comme la peur qui y vit.
Si nous participons à ce grand « il » anonyme qui fait peur et qui fait noir, le mur - seconde figure de l'inadéquation de l'homme et du monde - est aussi en nous, car nous
le fabriquons.
La prison, avec tout son attirail - les barreaux, les serrures, les chaînes, les gonds, les boulets, les pichets et les rats -, est la manifestation achevée du mur. Tout un chapitre
des Quatre Vérités s'intitule : Prisons, suppliées. Le supplice, c'est d'être séparé. Mais séparé de quoi ? De tout, sans doute, et définitivement,
comme nous le fait savoir l'inusable «deuxième barreau de droite» de telle Prison (Q.V.. pp. 382-383). Mais peut-être aussi de rien. Derrière le mur. il y a
peut-être un autre mur. ou le néant.
Le mur. comme tous les autres symboles norgiens, a double valeur. Instrument de supplice, il peut aussi être protection : « Non. n'ouvre pas cette porte. / Ca donne sur l'océan
... / Ca donne sur des cloportes... / Pas compris ? Sur le néant ! (...) Au bonheur des maisonnées. / Il faut des portes fermées » (L.V.. La Porte, p. 195). Protection qu'on
se crée et qui est évidemment illusoire. Un mur ne rend pas le monde plein : quatre murs ne suffisent pas à apaiser la faim universelle. C'est donc en nous qu'est le mur. comme
le noir.
Souvent, néant et prison se compénètrent. dans la symbolique norgienne : le monde est un « néant bloqué de remparts» (Q.V., Donc, mouche, p. 389). « ce
profond noir méchant des barreaux/ Et de muraille à tout élan des ailes » (Q.V.. Les barreaux, p. 383). Que notre responsabilité dans la profondeur de ce néant et
dans l'hostilité des murs soit engagée est manifeste : « Non. le prisonnier ne saura jamais / Qu'il aurait suffi d'une note ailée / Pour jeter à bas son cruel palais /
La longueur du temps, les grilles forgées / Et boire la mer à pleines gorgées » (G.G.. Les murs. p. 118).
Deux images obscurément transparentes, pour dire le désaccord entre l'homme et le monde et, en définitive, entre l'homme ei lui-même. Mais ce ne sont pas les seules. Un
troisième réseau de figures vient renforcer la thématique de l'enfermement : c'est celui de la blessure. Que de sentiments qui « griffent et qui lancinent », que de
morsures, que de morts pileuses (« Un crampon dans le sapin. / Le nœud est déjà tout lisse / Louis, ton chagrin s'y glisse. / Pends-le bien». G.G., Le pendu, p. 102).
que de morts ignominieuses (« Quand tu répondais oui. on te coupait la tète. / quand tu répondais non. on te coupait le cou. / (...) Le poil de vérité se portera
beaucoup / Cet hiver», G.G.. De vérité. p. 107)! Que d'yeux crevés et de jambes coupées (G.G., Trop tard), de guerres entre villages (G.G.. Ennemis), et surtout que de
sang ! (« Les dieux se lavent / L'œil et le jabot / Dans le sang d'esclave». G.G.. La loi. p. 111). Les objets eux-mêmes participent de cette agressivité
générale : du couteau et de la lance (« De couteau, la rouge histoire / Soufflait sur la plaine en gel », G.G.. De couteau, p. 124 : « Comment va le fer de lance qui se
plaît dans ton poumon ? », Les chiens, p. 147) jusqu'à tous ces instruments de la coupe et de la taille, de la frappe et de la fauchaison qui peuplent, comme innocemment, Le
petit non (G.G., p. 133).
Dans ce registre de la blessure et de l'agression, une place privilégiée doit être faite à la morsure, figure dont nous verrons plus loin toute l'ambiguïté:
blessure retenue, destruction lente (« Quand Bérénice eut rongé sa douleur, / Mangé, rongé de larmes et de griffes .... G.G.. Ronge-cœur. p. 106), ingestion
commencée, la morsure participe à la fois de la torture et de la réconciliation. Comment s'étonner, alors, de voir le mot. ou l'instrument, accompagné de mots renvoyant
à des sentiments complexes? «On connaît vos dents, doux carnassiers» (G.G., Affaires, p. 126)...
C'est ici que terreur et faim se rencontrent. La faim est dévorante (« Moi je dis que tout est bien :/ La dent veut de la carcasse. / On est du parti des chiens». G.G., La chasse
à courre, p. 130). et de tous les carnivores, l'homme est le plus avide : « Le gai carnivore / Au dieu qu'il adore / Gloussant, / Réclame en naissant / La chair et le sang, / Le
sang» (R.. Carnivore, p. 13). Norge ne veut-il nous signifier que ceci, que l'homme est dans la nalure. et que ia grande loi y est de manger pour vivre, cl d'être mangé ? Ce
serait peut-être la morale toute de bon sens de la fable Lu faune (F.,p. 62) si la soif de sang ne s'y disait si nettement. Et. surtout, si le mouvement de devoration ne contaminait, chez
Norge. l'univers tout entier, et pas seulement le monde du vivant. Si le chasseur est cruel. « C'est la faute aux saines lois / Des terres, des ciels voraces » (G.G., La chasse à
courre, p. 130). et le néant lui-même «n'arrête pas de mâcher» (Q.V.. Tout cl rien. p. 375). Il faut donc interroger et la faim et la devoration. La faim, comme la
soif qui lui est liée, peut d'abord être lue comme une métaphore du désir. Ces besoins - des plus primaires, comme l'était le sentiment de la peur - sont donc infinis,
comme est infini le désir: «Tout bu. toute l'eau / Des mers sonores / El le cœur dit : ô, / J'ai soif encore » (R.. Les quaires éléments, p. 29). La faim sera
donc plurielle, sans objet précis et sans siège individualisé. Famines, au pluriel, fait le titre d'un des recueils de Norge. Et la famine, c'est la faim collective, et
poignante.
Mais il en va de la faim comme du mur : son statut est double. Si la faim figure l'impuissance, avec au boui la mon. elle est aussi une manière d'éprouver l'existence. Le ventre qui
se tait se fait oublier ; mais celui qui crie se rappelle à nous. Signe de l'existence, la faim est aussi point d'appui pour un élan (n'est-ce pas là. d'ailleurs, que s'originc
toute l'inventivité des hommes ?). D'où ce paradoxe de la famine déclencheuse de quête : rien ne peut l'assouvir (puisqu'elle est infinie), mais tout peut y venir
répondre. Mieux : c'est la faim qui suscite la nourriture, puisqu'elle transforme l'objet quelconque en objet comestible. Désir, et donc angoisse, la faim est aussi création :
« Famine, moi je prends ton sein : / Bon sein de Famine m'allaite » (F.. Tout ou rien, p. 60).
Si la faim est paradoxale - à la fois négativité et positivité -. il faut s'attendre à ce que la devoration. qui semble lui être conséquente, le soit aussi.
Dans un premier temps, la devoration semble bien être une riposte : une riposte par la morsure à la morsure de l'univers. Riposte qui n'est pas, que le fait de l'homme : dans ce
monde, une rose va bien au delà de ce que ses épines lui permettent dans la tradition populaire : « Rose fouettée de soleil. (...) Tant qu'épine devient dent, / Que
douceur devient colère. / Que rose devient vipère» (F., Rose foueliée. p. 65). En réponse aux implacables Lois (G.G., p. 111). il y aura la rébellion : au
delà de la résignation devant le « manger et être mangé ». il y a le « mordre pour n'être pas mangé ». Réponse réflexe,
négativité contre négativité. Mais l'acte engendrera une positivité. en instituant avec le monde un nouvel accord. C'est ce que nous verrons plus loin.
Pour l'instant, observons que la peur, l'emprisonnement, la morsure sont les manifestations matérielles d'une abstraction qui tue plus sûrement que n'importe quel couteau. Ce qui tue
quotidiennement, c'est la limite, la dimension. Le temps, la distance et la pesanteur. Mur et temps sont liés (« la longueur des murs, la longueur du temps ». G.G.. Les murs. p.
118). non seulement pour limiter, mais aussi pour détruire. Ce qui constitue l'excès même de la limitation (« la longueur de mort / la longueur du temps ». id.).
Invisible et anonyme, mais inexorablement présent comme le bourdonnement familier des mouches, le temps distille la mort (« Au vaste juillet ronronne / L'invisible mouche à vent.
/ Voilà le seul bruit que donne / Le temps ». G.G.. Les mouches, p. 129). Quant à la pesanteur, c'est elle qui est à l'origine de la quête d'Icare, mythe que Norge
exploite - après Ovide et Tansillo. mais avant Queneau et Benoziglio - dans un de ses plus beaux recueils (En combattant la pesanteur, en se faisant être vertical, le mystérieux
héros du Sourire d'Icare exprime son désir infini d'espace infini. Mais il ne trouvera sa victoire, signifiée par le sourire, que dans l'échec impliqué par son
mouvement). Les limites ne sont pas seulement celles de la matière. La connaissance est. elle aussi une dimension finie. Elle n'est donc qu'un leurre, pour celui qui a faim de tout.
Modalité du désir (dont elle partage l'ambiguité : on ne peut vouloir connaître que ce que l'on soupçonne), la connaissance joue à imposer un ordre -
dérisoire - à un univers sans ordre en soi (« Pas de question. pas de réponse. Tout brille par l'absence. En somme, l'univers est impensable». C.B.. La statue, p. 492).
C'est donc peut-être elle qui crée le plus subtil des emprisonnements. Car qu'est-ce au fond qu'une prison, sinon un monde trop ordonné, l'ordre poussé jusqu'à sa
perfection? Et le destin de toute perfection semble bien de tendre au néant. C'est en tout cas la conclusion de Uhu-Dieu : « Puis Ubu s'engloutit de toucher au suprême... Toute
perfection se dévore elle-même» (G.G., p. 104).
il y a 9 mois
G
Géo Norge
@geoNorge
Repas Odeur de soupe à midi. «
Eh bonjour, belle joufflue.
Voici les maravédis
Que j'ai pris à la cohue ! »
Comme il est grand, le mari.
Comme il a de lourdes poches :
Mais les baisers qu'il décoche
Font trembler le canari.
La femme et l'enfant se taisent. (L'enfant va-t-il sangloter ?)
On entendrait une fraise
Rougir dans le saladier.
Un repas des plus loyaux :
Lui se pousse dans la glotte
De gros morceaux d'aloyau
A la sauce matelote.
Mais les miroirs sont brisés (Sans le moindre éclat de vitre)
Où l'aimable
Chat
Botte
Grugeait une gent bélître.
Les miroirs où tant d'oisellcs
Foisonnaient au buissonnet.
Tant de chevaux respiraient
Bellement par les nasclles !
Et le ruisseau se dessèche
Où souvent la
Biche au
Bois (Sans le moindre éclat de voix)
Venait boire un peu d'eau fraîche.
il y a 9 mois
J
Jacques Chessex
@jacquesChessex
Le repas Veines de la pierre et du bras
Saignée, clairière de la rencontre
Aisselle à l'orée de la chambre des pins
Quand au cœur sourd répond le souffle
Du bois qui dort sous la voûte
Le promenoir des béatitudes
Abandonne ses pèlerins
Dégarnis de leur poussière digne
Ils ont secoué leurs sandales à l'entrée
Ils ont été admis et ils sont morts
C'est dans les mœurs de ce temple
Dispos au sacrifice de ses hôtes
Ne pleurez pas, amis du dieu!
Ses habitudes ne changeront pas pour vos larmes
Il vous souhaite nombreux à ses audiences
Et votre pas au déambulatoire des purs
Le ravit de ses échos multipliés
Veines de pierre rouge du bras que l'on brûle
après la marche
Entre les colonnes et la lumière apaisée des prières
sommeil des ombres
Couchées comme le bétail de l'intendant à la porte
du monastère
Et quand le soleil se lève sur cette gloire
La fanfare des morts sonne et tonne
invitant le vautour
Au repas de ma piété et de ma mémoire
il y a 9 mois
Jacques Prévert
@jacquesPrevert
Tentative de description d'un dîner de têtes a Paris-France Ceux qui pieusement...
Ceux qui copieusement...
Ceux qui tricolorent
Ceux qui inaugurent
Ceux qui croient
Ceux qui croient croire
Ceux qui croa-croa
Ceux qui ont des plumes
Ceux qui grignotent
Ceux qui andromaquent
Ceux qui majusculent
Ceux qui chantent en mesure
Ceux qui brossent à reluire
Ceux qui ont du ventre
Ceux qui baissent les yeux
Ceux qui savent découper le poulet
Ceux qui sont chauves à l'intérieur de la tête
Ceux qui bénissent les meutes
Ceux qui font les honneurs du pied
Ceux qui debout les morts
Ceux qui baïonnette... on
Ceux qui donnent des canons aux enfants
Ceux qui donnent des enfants aux canons
Ceux qui flottent et ne sombrent pas
Ceux qui ne prennent pas le
Pirée pour un homme
Ceux que leurs ailes de géants empêchent de voler
Ceux qui plantent en rêve des tessons de bouteille sur la grande muraille de
Chine
Ceux qui mettent un loup sur leur visage quand ils mangent du mouton
Ceux qui volent des œufs et qui n'osent pas les faire cuire
Ceux qui ont quatre mille huit cent dix mètres de
Mont-Blanc, trois cents de
Tour
Eiffel, vingt-cinq centimètres de tour de poitrine et qui en sont fiers
Ceux qui mamellent de la
France
Ceux qui courent, volent et nous vengent, tous ceux-là, et beaucoup d'autres entraient fiévreusement à l'Elysée en faisant craquer les graviers, tous ceux-là se
bousculaient, se dépêchaient, car il y avait un grand dîner de têtes et chacun s'était fait celle qu'il voulait
ceux qui travaillent dans la mine ceux qui écaillent le poisson ceux qui mangent la mauvaise viande ceux qui fabriquent les épingles à cheveux ceux qui soufflent vides les
bouteilles que d'autres boiront pleines ceux qui coupent leur pain avec leur couteau ceux qui passent leurs vacances dans les usines ceux qui ne savent pas ce qu'il faut dire ceux qui traient
les vaches et ne boivent pas le lait ceux qu'on n'endort pas chez le dentiste ceux qui crachent leurs poumons dans le métro ceux qui fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels
d'autres écriront en plein air que tout va pour le mieux ceux qui ont trop à dire pour pouvoir le dire
ceux qui ont du travail ceux qui n'en ont pas ceux qui en cherchent ceux qui n'en cherchent pas ceux qui donnent à boire aux chevaux ceux qui regardent leur chien mourir ceux qui ont le
pain quotidien relativement hebdomadaire ceux qui l'hiver se chauffent dans les églises ceux que le suisse envoie se chauffer dehors ceux qui croupissent ceux qui voudraient manger pour
vivre ceux qui voyagent sous les roues ceux qui regardent la
Seine couler ceux qu'on engage, qu'on remercie, qu'on augmente,
qu'on diminue, qu'on manipule, qu'on fouille, qu'on
assomme ceux dont on prend les empreintes ceux qu'on fait sortir des rangs au hasard et qu'on fusille ceux qu'on fait défiler devant l'arc ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde
entier ceux qui n'ont jamais vu la mer ceux qui sentent le lin parce qu'ils travaillent le lin ceux qui n'ont pas l'eau courante ceux qui sont voués au bleu horizon ceux qui jettent le sel
sur la neige moyennant un salaire
absolument dérisoire ceux qui vieillissent plus vite que les autres ceux qui ne se sont pas baissés pour ramasser l'épingle ceux qui crèvent d'ennui le dimanche
après-midi parce
qu'ils voient venir le lundi
et le mardi, et le mercredi, et le jeudi, et le vendredi
et le samedi
et le dimanche après-midi.
il y a 9 mois
Jean de La Fontaine
@jeanDeLaFontaine
La génisse, la chèvre, et la brebis, en société avec le lion La Génisse, la Chèvre, et leur soeur la Brebis,
Avec un fier Lion, seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis,
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs de la Chèvre un Cerf se trouva pris.
Vers ses associés aussitôt elle envoie.
Eux venus, le Lion par ses ongles compta,
Et dit : « Nous sommes quatre à partager la proie. «
Puis en autant de parts le Cerf il dépeça ;
Prit pour lui la première en qualité de Sire :
« Elle doit être à moi, dit-il ; et la raison,
C’est que je m’appelle Lion :
A cela l’on n’a rien à dire.
La seconde, par droit, me doit échoir encor :
Ce droit, vous le savez, c’est le droit du plus fort
Comme le plus vaillant, je prétends la troisième.
Si quelqu’une de vous touche à la quatrième,
Je l’étranglerai tout d’abord. «