Titre : Le purgatoire
Auteur : Dante Alighieri Recueil : La Comedie Divine, 1863
1. Contre un plus fort vouloir, mal combat un autre vouloir; ainsi, contre ce qui me plaisait, pour lui plaire, je retirai de l’eau l’éponge non rassasiée.
2. Je m’avançai, et mon Guide s’avança par l’espace libre, le long de la rampe, comme on va par un étroit mur crénelé,
3. La gent qui, par les yeux, goutte à goutte, verse le mal dont tout le monde est plein, s’approchant trop en dehors.
4. Maudite sois-tu, antique louve, qui, plus que toutes les autres bêtes, abondes de proie pour ta faim sans fond!
5. O ciel, dont on paraît croire que les mouvements changent la condition des choses d’ici-bas, quand viendra celui par lequel s’en ira celle-ci?
6. Nous allions à pas lents et rares, et j’étais attentif aux ombres que j’entendais pitoyablement pleurer et se plaindre,
7. Lorsque, de fortune, j’ouïs : « Douce Marie! » devant nous appeler au milieu de ces pleurs, comme la femme en travail d’enfant,
8. Et ajouter : « Aussi pauvre tu fus qu’on le peut voir par le réduit où tu déposas ton fruit saint. »
9. J’entendis ensuite : « O bon Fabricius, tu aimas mieux la pauvreté avec la vertu, que de grandes richesses avec le vice. »
10. Tant me plurent ces paroles, que je m’avançai pour connaître l’esprit de qui elles paraissaient venir.
11. Il parlait aussi de la largesse que fit Nicolas aux jeunes vierges, pour conserver pur leur honneur.
12. — O âme qui si bien discours, dis-moi qui tu fus, dis-je, et pourquoi seule tu renouvelles ces dignes louanges.
13. Tes paroles ne seront point sans récompense, si je reviens accomplir le court chemin de cette vie qui vole vers son terme.
14. Et lui : « Je te parlerai, non pour confort que j’attende de là, mais à cause de la grâce singulière qui reluit en toi avant que tu sois mort.
15. « Je fus la racine de la mauvaise plante qui tellement de son ombre couvre la terre chrétienne, que rarement s’y cueille un bon fruit.
16. « Si Douai, Gand, Lille et Bruges pouvaient, prompte en serait la vengeance, et je la demande à celui qui juge tout.
17. « Je fus appelé là Hugues Capet : de moi sont nés les Philippe et les Louis, par qui nouvellement est régie la France.
18. « Je fus fils d'un boucher de Paris. Lorsque les anciens rois vinrent à manquer tous, hors un qui avait endossé la robe grise,
19. « Je me trouvai ayant en main le frein du gouvernement du royaume, et si puissant par de nouveaux acquêts, et entouré de tant d’amis,
20. « Qu’à la couronne veuve fut promue la tête de mon fils, par qui de ceux-là commença la race exécrable.
21. « Jusqu’à ce que la grande dot de Provence eût à mon sang ôté toute pudeur, peu il valait, mais du moins il ne faisait pas de mal.
22. « Alors, par la force et le mensonge, commencèrent leurs rapines : ensuite, pour amende, ils prirent le Ponthois, la Normandie et la Gascogne.
23. « Charles vint en Italie, et pour amende, fit de Conradin une victime, et au ciel renvoya Thomas, pour amende.
24. « Peu après, je vois un temps où de France est attiré un nouveau Charles, pour que mieux soient connus et lui et les siens.
25. « Il en sort sans armée, seul avec la lance avec laquelle jouta Judas, et si bien que de Florence elle ouvre le flanc.
26. « Par là point de terre il ne gagnera, mais péché et honte, pour lui d’autant plus pesants, que plus léger lui semblera un pareil dommage.
27. « L’autre qui sortit ensuite, je le vois, pris sur un navire, vendre sa fille, et en trafiquer comme les corsaires des autres esclaves.
28. « O avarice, quoi de plus peux-tu faire des miens, après qu’à toi tellement tu les as attirés, que point ils n’ont souci de leur propre chair?
29. « Pour que moindre paraisse le mal futur et le mal fait, je vois dans Alagna entrer le lis, et dans son vicaire le Christ captif.
30. « Je le vois moqué une autre fois : je le vois derechef abreuvé de vinaigre et de fiel, et mis à mort entre deux voleurs vivants.
31. « Je vois le nouveau Pilate, si cruel que, non assouvi encore, il porte, sans rescrit, ses voiles avides dans le temple.
32. « O mon Seigneur, quand joyeux verrai-je la vengeance cachée dont jouit en secret ta colère!
33. « Ce que je disais de cette unique épouse de l’Esprit saint sur quoi pour t’enquérir tu t’es tourné vers moi,
34. « Nous le redisons dans nos prières, pendant que le jour dure; mais, quand vient la nuit, nos voix prennent un ton contraire.
35. « Alors nous parlons de Pygmalion, que traître et voleur et parricide fit l’insatiable désir de l’or;
36. « Et de la misère de l’avare Midas, suite de l’avide demande qui doit le rendre à jamais un objet de risée.
37. « Puis chacun se rappelle l’insensé Achan, comment il déroba le butin, et il semble qu’ici le châtie encore la colère de Josué.
38. « Ensuite nous accusons Saphira avec son mari; aux ruades que reçut Héliodore nous applaudissons, et tout le mont roule dans l’infamie.
39. « Polymnestor qui tua Polydore. Enfin, ici l’on crie : O Crassus, dis-nous, puisque tu le sais, quel goût a l’or?
40. « L’un parle haut, et l’autre bas, selon le sentiment qui nous excite à parler avec plus ou moins de véhémence. »
41. Cependant à écouter le bien que de jour on rappelle, je n’étais pas seul; mais là auprès était une autre personne qui n’élevait pas la voix.
42. Nous avions quitté cet esprit, et nous tâchions de gagner du chemin autant que nos forces nous le permettaient,
43. Lorsque je sentis trembler le mont comme une chose qui tombe : d’où je fus pris d’un frisson semblable à celui qui saisit l’homme qu’on mène à la mort.
44. Si fortement ne trembla pas Délos, avant que Latone y eût fait le nid ou elle enfanta les deux yeux du ciel.
45. Puis retentit de toutes parts un cri tel, que le Maître se tourna vers moi, disant : — Ne crains rien, pendant que je te guide.
46. « Gloria in excelsis Deo! » tous disaient selon que je le compris, lorsque de plus près je pus entendre le cri.
47. Nous demeurâmes immobiles et en suspens, comme les pasteurs qui les premiers ouïrent ce chant, jusqu’à ce que, le tremblement ayant cessé, le chant aussi cessa.
48. Puis nous reprîmes notre route sainte, regardant les ombres qui gisaient à terre, et qui déjà étaient retournées aux pleurs accoutumés.
49 Contre aucune ignorance qui me rendit désireux de savoir, je n’eus jamais si grand combat, si ma mémoire en cela n’erre pas,
50. Que n’était celui qu’en ma pensée il me semblait alors avoir; et, à cause de la hâte, je n’osais demander, et là par moi-même je ne pouvais rien voir :
Ainsi je m’en allais timide et pensif.