splash screen icon Lenndi
splash screen name leendi

Titre : La Liberté

Auteur : André Chénier

Un chevrier, un berger Le chevrier Berger, quel es-tu donc? qui t’agite? et quels dieux De noirs cheveux épars enveloppent tes yeux? LE BERGER Blond pasteur de chevreaux, oui, tu veux me l’apprendre: Oui, ton front est plus beau, ton regard est plus tendre. LE CHEVRIER Quoi! tu sors de ces monts où tu n’as vu que toi, Et qu’on n’approche point sans peine et sans effroi? LE BERGER Tu te plais mieux sans doute au bois, à la prairie; Tu le peux. Assieds-toi parmi l’herbe fleurie: Moi, sous un antre aride, en cet affreux séjour, Je me plais sur le roc à voir passer le jour. LE CHEVRIER Mais Cérès a maudit cette terre âpre et dure; Un noir torrent pierreux y roule une onde impure; Tous ces rocs, calcinés sous un soleil rongeur, Brûlent et font hâter les pas du voyageur. Point de fleurs, point de fruits, nul ombrage fertile N’y donne au rossignol un balsamique asile. Quelque olivier au loin, maigre fécondité, Y rampe et fait mieux voir leur triste nudité. Comment as-tu donc su d’herbes accoutumées Nourrir dans ce désert tes brebis affamées? LE BERGER Que m’importe! est-ce à moi qu’appartient ce troupeau? Je suis esclave. LE CHEVRIER Au moins un rustique pipeau A-t-il chassé l’ennui de ton rocher sauvage? Tiens, veux-tu cette flûte? Elle fut mon ouvrage. Prends: sur ce buis, fertile en agréables sons, Tu pourras des oiseaux imiter les chansons. LE BERGER Non, garde tes présents. Les oiseaux de ténèbres, La chouette et l’orfraie, et leurs accents funèbres, Voilà les seuls chanteurs que je veuille écouter; Voilà quelles chansons je voudrais imiter. Ta flûte sous mes pieds serait bientôt brisée: Je hais tous vos plaisirs. Les fleurs et la rosée, Et de vos rossignols les soupirs caressants, Rien ne plaît à mon coeur, rien ne flatte mes sens. Je suis esclave. LE CHEVRIER Hélas! que je te trouve à plaindre! Oui, l’esclavage est dur; oui, tout mortel doit craindre De servir, de plier sous une injuste loi, De vivre pour autrui, de n’avoir rien à soi. Protège-moi toujours, ô liberté chérie! O mère des vertus, mère de la patrie! LE BERGER Va, patrie et vertu ne sont que de vains noms. Toutefois tes discours sont pour moi des affronts: Ton prétendu bonheur et m’afflige et me brave; Comme moi, je voudrais que tu fusses esclave. LE CHEVRIER Et moi, je te voudrais libre, heureux comme moi. Mais les dieux n’ont-ils point de remède pour toi? Il est des baumes doux, des lustrations pures Qui peuvent de notre âme assoupir les blessures, Et de magiques chants qui tarissent les pleurs. LE BERGER Il n’en est point; il n’est pour moi que des douleurs: Mon sort est de servir, il faut qu’il s’accomplisse. Moi, j’ai ce chien aussi qui tremble à mon service; C’est mon esclave aussi. Mon désespoir muet Ne peut rendre qu’à lui tous les maux qu’on me fait. LE CHEVRIER La terre, notre mère, et sa douce richesse, Ne peut-elle, du moins, égayer ta tristesse? Vois combien elle est belle! et vois l’été vermeil, Prodigue de trésors, brillants fils du soleil, Qui vient, fertile amant d’une heureuse culture, Varier du printemps l’uniforme verdure; Vois l’abricot naissant, sous les yeux d’un beau ciel, Arrondir son fruit doux et blond comme le miel; Vois la pourpre des fleurs dont le pêcher se pare Nous annoncer l’éclat des fruits qu’il nous prépare. Au bord de ces prés verts regarde ces guérets, De qui les blés touffus, jaunissantes forêts, Du joyeux moissonneur attendent la faucille. D’agrestes déités quelle noble famille! La Récolte et la Paix, aux yeux purs et sereins, Les épis sur le front, les épis dans les mains, Qui viennent, sur les pas de la belle Espérance, Verser la corne d’or où fleurit l’abondance. LE BERGER Sans doute qu’à tes yeux elles montrent leurs pas; Moi, j’ai des yeux d’esclave, et je ne les vois pas. Je n’y vois qu’un sol dur, laborieux, servile, Que j’ai, non pas pour moi, contraint d’être fertile; Où, sous un ciel brûlant, je moissonne le grain Qui va nourrir un autre, et me laisse ma faim. Voilà quelle est la terre. Elle n’est point ma mère, Elle est pour moi marâtre; et la nature entière Est plus nue à mes yeux, plus horrible à mon coeur Que ce vallon de mort qui te fait tant d’horreur. LE CHEVRIER Le soin de tes brebis, leur voix douce et paisible, N’ont-ils donc rien qui plaise à ton âme insensible? N’aimes-tu point à voir les jeux de tes agneaux? Moi, je me plais auprès de mes jeunes chevreaux; Je m’occupe à leurs jeux, j’aime leur voix bêlante; Et quand sur la rosée et sur l’herbe brillante Vers leur mère en criant je les vois accourir, Je bondis avec eux de joie et de plaisir. LE BERGER Ils sont à toi: mais moi, j’eus une autre fortune; Ceux-ci de mes tourments sont la cause importune Deux fois, avec ennui, promenés chaque jour, Un maître soupçonneux nous attend au retour Rien ne le satisfait: ils ont trop peu de laine; Ou bien ils sont mourants, ils se traînent à peine; En un mot, tout est mal. Si le loup quelquefois En saisit un, l’emporte et s’enfuit dans les bois, C’est ma faute; il fallait braver ses dents avides. Je dois rendre les loups innocents et timides! Et puis, menaces, cris, injure, emportements, Et lâches cruautés qu’il nomme châtiments. LE CHEVRIER Toujours à l’innocent les dieux sont favorables: Pourquoi fuir leur présence, appui des misérables? Autour de leurs autels, parés de nos festons, Que ne viens-tu danser, offrir de simples dons, Du chaume, quelques fleurs, et, par ces sacrifices, Te rendre Jupiter et les nymphes propices? LE BERGER Non; les danses, les jeux, les plaisirs des bergers Sont à mon triste coeur des plaisirs étrangers. Que parles-tu de dieux, de nymphes et d’offrandes? Moi, je n’ai pour les dieux ni chaume ni guirlandes; Je les crains, car j’ai vu leur foudre et leurs éclairs; Je ne les aime pas: ils m’ont donné des fers. LE CHEVRIER Eh bien, que n’aimes-tu? Quelle amertume extrême Résiste aux doux souris d’une vierge qu’on aime? L’autre jour, à la mienne, en ce bois fortuné, Je vins offrir le don d’un chevreau nouveau-né. Son oeil tomba sur moi, si doux, si beau, si tendre!… Sa voix prit un accent!… Je crois toujours l’entendre. LE BERGER Eh! quel oeil virginal voudrait tomber sur moi? Ai-je, moi, des chevreaux à donner comme toi? Chaque jour, par ce maître inflexible et barbare, Mes agneaux sont comptés avec un soin avare. Trop heureux quand il daigne à mes cris superflus N’en pas redemander plus que je n’en reçus! O juste Némésis! si jamais je puis être Le plus fort à mon tour, si je puis me voir maître, Je serai dur, méchant, intraitable, sans foi, Sanguinaire, cruel, comme on l’est avec moi! LE CHEVRIER Et moi, c’est vous qu’ici pour témoins j’en appelle, Dieux! de mes serviteurs la cohorte fidèle Me trouvera toujours humain, compatissant, A leurs justes désirs facile et complaisant, Afin qu’ils soient heureux et qu’ils aiment leur maître Et bénissent en paix l’instant qui les vit naître. LE BERGER Et moi, je le maudis, cet instant douloureux Qui me donna le jour pour être malheureux; Pour agir quand un autre exige, veut, ordonne; Pour n’avoir rien à moi, pour ne plaire à personne; Pour endurer la faim, quand ma peine et mon deuil Engraissent d’un tyran l’indolence et l’orgueil. LE CHEVRIER Berger infortuné! ta plaintive détresse De ton coeur dans le mien fait passer la tristesse. Vois cette chèvre mère et ces chevreaux, tous deux Aussi blancs que le lait qu’elle garde pour eux; Qu’ils aillent avec toi, je te les abandonne. Adieu, puisse du moins ce peu que je te donne De ta triste mémoire effacer tes malheurs, Et, soigné par tes mains, distraire tes douleurs! LE BERGER Oui, donne et sois maudit; car, si j’étais plus sage, Ces dons sont pour mon coeur d’un sinistre présage: De mon despote avare ils choqueront les yeux. Il ne croit pas qu’on donne; il est fourbe, envieux; Il dira que chez lui j’ai volé le salaire Dont j’aurai pu payer les chevreaux et la mère; Et, d’un si bon prétexte ardent à se servir, C’est à moi que lui-même il viendra les ravir. (Commencé le vendredi au soir 16, et fini le dimanche au soir, 18 mars 1787.)