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Titre : Sur l'amour de la patrie

Auteur : François Joachim de Pierre de Bernis

Je vous salue, ô terre où le ciel m'a fait naître, Lieux où le jour pour moi commença de paraître, Quand l'astre du berger, brillant d'un feu nouveau. De ses premiers rayons éclaira mon berceau ! Je revois cette plaine où des arbres antiques Couronnent les dehors de nos maisons rustiques, Arbres, témoins vivants de la faveur des deux, Dont la feuille nourrit ces vers indusrrieux Qui tirent de leur sein notre espoir, notre joie. Et pour nous enrichir s'enferment dans leur soie. Trésor du laboureur, ornement du berger, L'olive sous mes yeux s'unit à l'oranger. Que j'aime à contempler ces montagnes bleuâtres Qui forment devant moi de longs amphithéâtres, Où l'hiver règne encor quand la blonde Cérès De l'or de ses cheveux a couvert nos guérets ! Qu'il m'est doux de revoir sur des rives fertiles Le Rhône ouvrir ses bras pour séparer nos îles, Et, ramassant enfin ses trésors dispersés, Blanchir un pont bâti sur ses flots courroucés ; D'admirer au couchant ces vignes renommées Qui courbent en festons leurs grappes parfumées ; Tandis que vers le nord des chênes toujours verts Affrontent le tonnerre et bravent les hivers ! Je te salue encore, ô ma chère patrie ! Mes esprits sont émus ; et mon âme attendrie Échappe avec transport au trouble des palais, Pour chercher dans ton sein l'innocence et la paix. C'est donc sous ces lambris qu'ont vécu mes ancêtres ! Justes pour leurs voisins, fidèles à leurs maîtres, Ils venaient décorer ces balcons abattus. Embellir ces jardins, asiles des vertus, Où sur des bancs de fleurs, sous une treille inculte, Ils oubliaient la cour et bravaient son tumulte! Chaque objet frappe, éveille et satisfait mes sens ; Je reconnais les dieux au plaisir que je sens. Non, l'air n'est point ailleurs si pur, l'onde si claire ; Le saphir brille moins que le ciel qui m'éclaire ; Et l'on ne voit qu'ici, dans tout son appareil. Lever, luire, monter, et tomber le soleil. Amour de nos foyers, quelle est votre puissance ! Quels lieux sont préférés aux lieux de la naissance ? Je vante ce beau ciel, ce jour brillant et pur Qui répand dans les airs l'or, la pourpre et l'azur. Cette douce chaleur qui mûrit, qui colore Les trésors de Vertumne et les présents de Flore ; Un Lapon vanterait les glaces, les frimas Qui chassent loin de lui la fraude et les combats ; Libre, paisible, heureux, dans le sein de la terre, Il n'entend point gronder les foudres de la guerre. Quels stériles déserts, quels antres écartés Sont pour leurs habitants sans grâce et sans beautés ? Virgile abandonnait les fêtes de Capoue Pour rêver sur les bords des marais de Mantoue; Et les rois indigents d'Ithaque et de Scyros Préféraient leurs rochers aux marbres de Paros. En vain l'ambition, l'inquiète avarice, La curiosité, le volage caprice, Nous font braver cent fois l'inclémence des airs, Les dangers de la terre et le péril des mers : Des plus heureux climats, des bords les plus barbares. Rappelés sourdement par la voix de nos Lares, Nous portons à leurs pieds ces métaux recherchés Qu'au fond du Potosi les dieux avaient cachés. Assis tranquillement sous nos foyers antiques, Nous trouvons dans le sein de nos dieux domestiques Cette douceur, ce calme, objet de nos travaux, Que nous cherchions en vain sur la terre et les eaux. Tel est l'heureux effet de l'amour de nous-même : Utile à l'univers quand il n'est point extrême, Cet amour, trop actif pour être concentré, S'échappe de nos cœurs, se répand par degré Sur nos biens, sur les lieux où nous prîmes naissance, Jusque sur les témoins des jeux de notre enfance. C'est lui qui nous rend cher le nom de nos aïeux. Les destins inconnus de nos derniers neveux, Et qui, trop resserré dans la sphère où nous sommes, Embrasse tous les lieux, enchaîne tous les hommes. L'amour-propre a tissu les différents liens Qui tiennent enchaînés les divers citoyens : L'intérêt personnel, auteur de tous les crimes, De l'intérêt public établit les maximes. Oui, lui seul a formé nos plus aimables nœuds : Nos amis ne sont rien, nous nous aimons en eux. Vous qui nommez l'amour une étincelle pure, Un rayon émané du sein de la nature, Détruisez une erreur si chère à vos appas. Aimerait-on autrui, si l'on ne s'aimait pas ? Ces transports renaissants à l'aspect de vos charmes, Ces soins mêlés de trouble et ces perfides larmes, Sont des tributs trompeurs qu'un amant emporté Offre au dieu des plaisirs bien plus qu'à la beauté. L'amour des citoyens ne devient légitime Que par le bien public qui le règle et l'anime. Malheur aux cœurs d'airain qui tiennent en prison Un feu né pour s'étendre au gré de la raison. Un amour dangereux que l'intérêt allume, Qui, trop longtemps captif, s'irrite et nous consume, Tels les terribles feux dont brûlent les Titans, Comprimés par la terre, enfantent les volcans. Ainsi vit-on jadis, dans Rome et dans Athènes, Le peuple heureux et libre, ou courbé sous les chaînes Selon que l'amour-propre, obéissant aux lois, De la patrie en pleurs reconnaissait la voix. Ainsi dans tous les temps l'intérêt domestique A balancé le poids de la cause publique. Amour de la justice, amour digne de nous, Embrasez les mortels, croissez, étendez-vous ; Consumez, renversez ces indignes barrières, Ces angles meurtriers qui bordent les frontières, Ces remparts tortueux, et ces globes de fer Qui vomissent sur nous les flammes de l'enfer. Faut-il que nos fureurs nous rendent nécessaires Les glaives que forgea l'audace de nos pères ? Faut-il toujours attendre ou craindre des revers, Et gémir sur le bord de nos tombeaux ouverts ? O mœurs du siècle d'or, ô chimères aimables ! Ne saurons-nous jamais réaliser vos fables ? Et ne connaîtrons-nous que l'art infructueux De peindre la vertu sans être vertueux ?