Titre : Complainte des pianos qu'on entend dans les quartiers aisés
Auteur : Jules Laforgue
Menez l'âme que les
Lettres ont bien nourrie,
Les pianos, les pianos, dans les quartiers aisés !
Premiers soirs, sans pardessus, chaste flânerie,
Aux complaintes des nerfs incompris ou brisés.
Ces enfants, à quoi rêvent-elles,
Dans les ennuis des ritournelles ?
— «
Préaux des soirs,
Christ des dortoirs !
«
Tu t'en vas et tu nous laisses,
Tu nous laiss's et tu t'en vas,
Défaire et refaire ses tresses.
Broder d'étemel canevas. »
Jolie ou vague ? triste ou sage ? encore pure ?
Ô jours, tout m'est égal ? ou, monde, moi je veux ?
Et si vierge, du moins, de la bonne blessure.
Sachant quels gras couchants ont les plus blancs aveux ?
Mon
Dieu, à quoi donc rêvent-elles ?
A des
Roland, à des dentelles ?
— «
Cœurs en prisons.
Lentes saisons !
«
Tu t'en vas et tu nous quittes.
Tu nous quitt's et tu t'en vas !
Couvents gris, chœurs de
Sulamites,
Sur nos seins nuls croisons nos bras. »
Fatales clés de l'être un beau jour apparues ;
Psitt ! aux hérédités en ponctuels ferments.
Dans le bal incessant de nos étranges rues ;
Ah ! pensionnats, théâtres, journaux, romans !
Allez, stériles ritournelles,
La vie est vraie et criminelle.
— «
Rideaux tirés,
Peut-on entrer ?
«
Tu t'en vas et tu nous laisses.
Tu nous laiss's et tu t'en vas,
La source des frais rosiers baisse,
Vraiment !
Et lui qui ne vient pas... »
Il viendra !
Vous serez les pauvres cœurs en faute.
Fiancés au remords comme aux essais sans fond.
Et les suffisants cœurs cossus, n'ayant d'autre hôte
Qu'un train-train pavoisé d'estime et de chiffons.
Mourir ? peut-être brodent-elles,
Pour un oncle à dot des bretelles ?
— «
Jamais !
Jamais !
Si tu savais !
«
Tu t'en vas et tu nous quittes,
Tu nous quitt's et tu t'en vas.
Mais tu nous reviendras bien vite
Guérir mon beau mal, n'est-ce pas ? »
Et c'est vrai ! l'Idéal les faits divaguer toutes.
Vigne bohème, même en ces quartiers aisés.
La vie est là ; le pur flacon des vives gouttes
Sera, comme il convient, d'eau propre baptisé.
Aussi, bientôt, se joueront-elles
De plus exactes ritournelles.
« —
Seul oreiller !
Mur familier !
«
Tu t'en vas et tu nous laisses.
Tu nous laiss's et tu t'en vas.
Que ne suis-je morte à la messe ! Ô mois, ô linges, ô repas ! »