Titre : Le magasin de jouets
Auteur : Éphraïm Mikhaël
Je ne me rappelle plus à présent ni le temps, ni le lieu, ni si c'était en
rêve... Des hommes et des femmes allaient et venaient sur une longue promenade
triste; j'allais et je venais dans la foule, une foule riche, d'où montaient des
parfums de femmes. Et malgré la splendeur douce des fourrures et des velours qui
me frôlaient, malgré les rouges sourires des lèvres fraîches, entrevus sous les
fines voilettes, un ennui vague me prit de voir ainsi, à ma droite, à ma gauche,
défiler lentement les promeneurs monotones.
Or, sur un banc, un homme regardait la foule avec d'étranges yeux, et, comme je
m'approchais de lui, je l'entendis sangloter. Alors je lui demandai ce qu'il
avait à se plaindre ainsi, et, levant vers moi ses grands yeux enfiévrés, celui
qui pleurait me dit: « Je suis triste, voyez-vous, parce que depuis bien des
jours je suis enfermé ici dans ce Magasin de jouets. Depuis bien des jours et
bien des années, je n'ai vu que des Fantoches et je m'ennuie d'être tout seul
vivant. Ils sont en bois, mais si merveilleusement façonnés qu'ils se meuvent et
parlent comme moi. Pourtant, je le sais, ils ne peuvent que faire toujours les
mêmes mouvements et que dire toujours les mêmes paroles.
« Ces belles Poupées, vêtues de velours et de fourrures et qui laissent traîner
dans l'air, derrière elles, une énamourante odeur d'iris, celles-là sont bien
mieux articulées encore. Leurs ressorts sont bien plus délicats que les autres,
et, quand on sait les faire jouer, on a l'illusion de la Vie. »
Il se tut un moment; puis, avec la voix grave de ceux qui se souviennent:
« Autrefois, j'en avais pris une, délicieusement frêle, et je la tenais souvent
dans mes bras, le soir. Je lui avais tant dit de choses très douces, que j'avais
fini par croire qu'elle les comprenait; et j'avais tant essayé de la réchauffer
avec des baisers que je la croyais vivante. Mais j'ai bien vu après qu'elle
était aussi, comme les autres, une Poupée pleine de son.
« Longtemps j'ai espéré que quelque Fantoche ferait un geste nouveau, dirait une
parole que les autres n'eussent point dite. Maintenant, je suis fatigué de leur
souffler mes rêves. Je m'ennuie et je voudrais bien m'en aller de ce Magasin de
jouets où ils m'ont enfermé. Je vous en supplie, si vous le pouvez, emmenezmoi
dehors, dehors, là où il y a des Etres vivants ».