Titre : Le forgeron
Auteur : Arthur Rimbaud Recueil : Poésies, 1826
Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D’ivresse et de grandeur, le front large , riant
Comme un clairon d’airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le Peuple était là, se tordant tout autour,
Et sur les lambris d’or traînait sa veste sale.
Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle
Pâle comme un vaincu qu’on prend pour le gibet,
Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait
Car ce maraud de forge aux énormes épaules
Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
Que cela l’empoignait au front, comme cela !
« Donc, Sire, tu sais bien , nous chantions tra la la
Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres :
Le Chanoine au soleil disait ses patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or
Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor
Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache
Nous fouaillaient – Hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient pas ; nous allions, nous allions,
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair… nous avions un pourboire
Nous venions voir flamber nos taudis dans la nuit
Nos enfants y faisaient un gâteau fort bien cuit.
« Oh ! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises,
C’est entre nous. J’admets que tu me contredises.
Or, n’est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin
Dans les granges entrer des voitures de foin
Enormes ? De sentir l’odeur de ce qui pousse,
Des vergers quand il pleut un peu, de l’herbe rousse ?
De voir les champs de blé, les épis pleins de grain,
De penser que cela prépare bien du pain ?…
Oui, l’on pourrait, plus fort , au fourneau qui s’allume,
Chanter joyeusement en martelant l’enclume,
Si l’on était certain qu’on pourrait prendre un peu,
Étant homme, à la fin !, de ce que donne Dieu !
– Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire !
« Oh je sais, maintenant ! Moi, je ne peux plus croire,
Quand j’ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau
Qu’un homme vienne là, dague sous le manteau,
Et me dise : « Maraud , ensemence ma terre ! »
Que l’on arrive encor, quand ce serait la guerre,
Me prendre mon garçon comme cela, chez moi !
– Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi,
Tu me dirais : Je veux !.. – Tu vois bien, c’est stupide.
Tu crois que j’aime à voir ta baraque splendide,
Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
Tes palsembleu bâtards tournant comme des paons :
Ils ont rempli ton nid de l’odeur de nos filles
Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles
Et nous dir i ons : C’est bien : les pauvres à genoux !
Nous dorer i ons ton Louvre en donnant nos gros sous !
Et tu te soûlera i s, tu fera i s belle fête.
– Et ces Messieurs rir aie nt, les reins sur notre tête !
« Non. Ces saletés-là datent de nos papas !
Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas
Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière
Cette bête suait du sang à chaque pierre
Et c’était dégoûtant, la Bastille debout
Avec ses murs lépreux qui nous rappelaient tout
Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre !
– Citoyen ! citoyen ! c’était le passé sombre
Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour !
Nous avions quelque chose au cœur comme l’amour.
Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines.
Et, comme des chevaux, en soufflant des narines
Nous marchions, nous chantions, et ça nous battait là….
Nous allions au soleil, front haut,-comme cela -,
Dans Paris accourant devant nos vestes sales.
Enfin ! Nous nous sentions Hommes ! Nous étions pâles,
Sire, nous étions soûls de terribles espoirs :
Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,
Agitant nos clairons et nos feuilles de chêne,
Les piques à la main ; nous n’eûmes pas de haine,
– Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux !
« Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous !
Le flot des ouvriers a monté dans la rue,
Et ces maudits s’en vont, foule toujours accrue
Comme des revenants, aux portes des richards.
Moi, je cours avec eux assommer les mouchards :
Et je vais dans Paris le marteau sur l’épaule,
Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,
Et, si tu me riais au nez, je te tuerais !
– Puis, tu dois y compter, tu te feras des frais
Avec tes avocats , qui prennent nos requêtes
Pour se les renvoyer comme sur des raquettes
Et, tout bas, les malins ! Nous traitant de gros sots !
Pour mitonner des lois, ranger des de petits pots
Pleins de menus décrets , de méchantes droguailles
S’amuser à couper proprement quelques tailles,
Puis se boucher le nez quand nous passons près d’eux,
– Ces chers avocassiers qui nous trouvent crasseux !
Pour débiter là-bas des milliers de sornettes !
Et ne rien redouter sinon les baïonnettes,
Nous en avons assez, de tous ces cerveaux plats !
Ils embêtent le peuple . Ah ! ce sont là les plats
Que tu nous sers, bourgeois, quand nous sommes féroces,
Quand nous cassons déjà les sceptres et les crosses !.. »
Puis il le prend au bras, arrache le velours
Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours
Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
La foule épouvantable avec des bruits de houle,
Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,
Avec ses bâtons forts et ses piques de fer,
Ses clameurs , ses grands cris de halles et de bouges,
Tas sombre de haillons taché de bonnets rouges !
L’Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au R oi pâle , suant qui chancelle debout,
Malade à regarder cela !
« C’est la Crapule,
Sire. ça bave aux murs, ça roule , ça pullule …
– Puisqu’ils ne mangent pas, Sire, ce sont les gueux !
Je suis un forgeron : ma femme est avec eux,
Folle ! Elle vient chercher du pain aux Tuileries !
– On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J’ai trois petits. Je suis crapule. – Je connais
Des vieilles qui s’en vont pleurant sous leurs bonnets
Parce qu’on leur a pris leur garçon ou leur fille :
C’est la crapule. – Un homme était à la bastille,
D’autres étaient forçats, c’étaient des citoyens
Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens :
On les insulte ! Alors, ils ont là quelque chose
Qui leur fait mal, allez ! C’est terrible, et c’est cause
Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils viennent maintenant hurler sous votre nez !
Crapule. – Là-dedans sont des filles, infâmes
Parce que, – vous saviez que c’est faible, les femmes,
Messeigneurs de la cour, – que sa veut toujours bien,-
Vous avez sali leur âme, comme rien !
Vos belles, aujourd’hui, sont là. C’est la crapule.
« Oh ! tous les Malheureux, tous ceux dont le dos brûle
Sous le soleil féroce, et qui vont, et qui vont,
Et dans ce travail-là sentent crever leur front
Chapeau bas, mes bourgeois ! Oh ! ceux-là, sont les Hommes !
Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir,
Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir,
Où, lentement vainqueur, il chassera la chose
Poursuivant les grands buts, cherchant les grandes causes,
Et montera sur Tout, comme sur un cheval !
Oh ! nous sommes contents, nous aurons bien du mal,
Tout ce qu’on ne sait pas, c’est peut-être terrible :
Nous pendrons nos marteaux, nous passerons au crible
Tout ce que nous savons : puis, Frères, en avant !
Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant
De vivre simplement, ardemment, sans rien dire
De mauvais, travaillant sous l’auguste sourire
D’une femme qu’on aime avec un noble amour :
Et l’on travaillerait fièrement tout le jour,
Ecoutant le devoir comme un clairon qui sonne :
Et l’on se trouverait fort heureux ; et personne
Oh ! personne, surtout, ne vous ferait plier !…
On aurait un fusil au-dessus du foyer….
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« Oh ! mais l’air est tout plein d’une odeur de bataille
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille ! » Fin de la version courte
Oh ! mais l’air est tout plein d’une odeur de bataille !
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille !
Il reste des mouchards et des accapareurs.
Nous sommes libres, nous ! Nous avons des terreurs
Où nous nous sentons grands, oh ! si grands ! Tout à l’heure
Je parlais de devoir calme, d’une demeure…
Regarde donc le ciel ! C’est trop petit pour nous,
Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux !
Regarde donc le ciel ! Je rentre dans la foule,
Dans la grande canaille effroyable, qui roule,
Sire, tes vieux canons sur les sales pavés :
Oh ! quand nous serons morts, nous les aurons lavés
Et si, devant nos cris, devant notre vengeance,
Les pattes des vieux rois mordorés, sur la France
Poussent leurs régiments en habits de gala,
Eh bien, n’est-ce pas, vous tous? Merde à ces chiens-là !
Il reprit son marteau sur l’épaule. La foule
Près de cet homme-là se sentait l’âme saoule,
Et, dans la grande cour, dans les appartements,
Où Paris haletait avec des hurlements,
Un frisson secoua l’immense populace.
Alors, de sa main large et superbe de crasse,
Bien que le roi ventru suat, le Forgeron,
Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front !