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Titre : Un matin

Auteur : Emile Verhaeren Recueil : Les forces tumultueuses, 1902

Dès le matin, par mes grand’routes coutumières Qui traversent champs et vergers, Je suis parti clair et léger, Le corps enveloppé de vent et de lumière. Je vais, je ne sais où. Je vais, je suis heureux ; C’est fête et joie en ma poitrine ; Que m’importent droits et doctrines, Le caillou sonne et luit sous mes talons poudreux ; Je marche avec l’orgueil d’aimer l’air et la terre, D’être immense et d’être fou Et de mêler le monde et tout A cet enivrement de vie élémentaire. Oh ! les pas voyageurs et clairs des anciens dieux ! Je m’enfouis dans l’herbe sombre Où les chênes versent leurs ombres Et je baise les fleurs sur leurs bouches de feu. Les bras fluides et doux des rivières m’accueillent ; Je me repose et je repars, Avec mon guide : le hasard, Par des sentiers sous bois dont je mâche les feuilles. Il me semble jusqu’à ce jour n’avoir vécu Que pour mourir et non pour vivre : Oh ! quels tombeaux creusent les livres Et que de fronts armés y descendent vaincus ! Dites, est-il vrai qu’hier il existât des choses, Et que des yeux quotidiens Aient regardé, avant les miens, Se pavoiser les fruits et s’exalter les roses ! Pour la première fois, je vois les vents vermeils Briller dans la mer des branchages, Mon âme humaine n’a point d’âge ; Tout est jeune, tout est nouveau sous le soleil. J’aime mes yeux, mes bras, mes mains, ma chair, mon torse Et mes cheveux amples et blonds Et je voudrais, par mes poumons, Boire l’espace entier pour en gonfler ma force. Oh ! ces marches à travers bois, plaines, fossés, Où l’être chante et pleure et crie Et se dépense avec furie Et s’enivre de soi ainsi qu’un insensé !