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Titre : L’adieu à la patrie

Auteur : Luc Durtain

Cet homme fort, carré Mais voûté, lent, de l’usure au cuir des joues Et le regard alourdi par la paupière qui pèse, Incertain dans ses frusques civiles d’il y a cinq ans, trop amples: Il fait, au sol de la patrie, Un pas, le dernier… Et, soudain, Il s’est rappelé tous ses pas suprêmes: Celui qu’il fit hors des siens, Hors de lui-même, hors de la vie, L’an quatorze, au seuil De la caserne carrée comme un devoir; Celui qu’il fit, mille, vingt mille Fois de suite, par delà Le bout de ses forces disjointes, Jambes inégales, regard manchot, Reins qu’écrasent les monts du sac Et poitrine échappée, battante Comme un oiseau, et bouche ouverte Comme un poisson noyé dans l’air -à la Relève du Mort-Homme, à la Relève des Hurlus, à Tahure; Et ce pas tombé dans l’immense flamme Subite, le choc, Puis l’obscur qui avait duré des semaines Et où s’était peu à peu créé l’hôpital – Ce dernier pas du temps où il fut allègre. L’homme, aujourd’hui, avance le pied au delà du quai: Et dans la moitié du pas il y a la France, Dans l’autre moitié, l’élément Éternel, infini, la mer. Ça n’est rien que pour une pêche au large, Mais c’est la première fois depuis cinq ans Qu’il quitte son pays, qu’il en est libre… Il lui semble soudain qu’il part pour toujours. Voilà. Les maisons du port Reculent en lui faisant face: Il est si content qu’il s’en étonne Qu’elles ne lui tournent pas le dos pour s’en aller plus vite. Voilà les rochers debout: il leur trouve De drôles de têtes, fâchées De le voir partir, des têtes de gendarmes. -« Vos papiers? » Il se tâterait presque. Et il rit. Ah, mais oui, il part! Il part comme le cri part de la poitrine. Le coteau, face penchée, Avec une longue barbe de pins qui descend Et quatre galons de murs au manteau, Le regarde comme son commandant qui est mort. Et ça fait qu’il lui semble que, derrière, Cette cime qui se détourne, c’est son propre père. Il part. Derrière encore, crânes chevelus, Pelés, ou chauves, Toutes les têtes des ancêtres. Elles se montrent l’une après l’autre Les chaînes de montagnes comme des raisons; Elles tiennent ensemble et s’élèvent Au dessus des apparences, en affirmant. Mais, peu à peu, tout cela s’abaisse. Qu’est-ce qui sort de lui? On dirait Que les vagues s’échappent de son âme, Une cataracte de casques bleus Qui repousse cette terre là-bas, au loin. Des vagues. Des vagues. Ça passe. Ça passe. Et la patrie, là-bas, n’est plus qu’une poutre, Et la patrie, là-bas, n’est plus qu’un cure-dents. Et voilà qui viennent du large, Du ciel, du soleil, Des milliers, des milliers, Des mille de millions De vagues brillantes, diamantées, Libres, libres comme des lumières. Elles dansent, elles chantent. Il leur tend les bras et il pleure.