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Titre : Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie

Auteur : Pierre Corneille

Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie Les secrets de mon âme, et le soin de ma vie ? Reprenez le pouvoir que vous m'avez commis Si donnant des sujets il ôte les amis, Si tel est le Destin des grandeurs souveraines Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haines, Et si votre rigueur les condamne à chérir Ceux que vous animez à les faire périr. Pour elles rien n'est sûr, qui peut tout, doit tout craindre. Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre. Quoi, tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné ! Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné, De combien ont rougi les champs de Macédoine, Combien en a versé la défaite d'Antoine, Combien celle de Sexte, et revois tout d'un temps Pérouse au sien noyée et tous ses habitants, Remets dans ton esprit, après tant de carnages, De tes proscriptions les sanglantes images, Où toi-même des tiens devenu le bourreau Au sein de ton tuteur enfonças le couteau, Et puis ose accuser le Destin d'injustice Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice. Et que par ton exemple à ta perte guidés Ils violent les droits que tu n'as pas gardés. Leur trahison est juste et le Ciel l'autorise, Quitte ta Dignité comme tu l'as acquise, Rends un sang infidèle à l'infidélité, Et souffre des ingrats après l'avoir été. Mais que mon jugement au besoin m'abandonne ! Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne ? Toi, dont la trahison me force à retenir Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir, Me traite en criminel et fait seule mon crime, Relève pour l'abattre un Trône illégitime, Et d'un zèle effronté couvrant son attentat, S'oppose pour me perdre au bonheur de l'État ? Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre ! Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre ! Non, non, je me trahis moi-même d'y penser, Qui pardonne aisément invite à l'offenser, Punissons l'assassin, proscrivons les complices. Mais quoi ! Toujours du sang, et toujours des supplices ! Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter, Je veux me faire craindre, et ne fais qu'irriter ; Rome a pour ma ruine une Hydre trop fertile, Une tête coupée en fait renaître mille, Et le sang répandu de mille conjurés Rend mes jours plus maudits et non plus assurés. Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute, Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute, Meurs, tu ferais pour vivre un lâche et vain effort Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort, Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunesse Pour te faire périr tour à tour s'intéresse : Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir, Meurs enfin puisqu'il faut, ou tout perdre, ou mourir. La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste, Meurs. Mais quitte du moins la vie avec éclat, Éteins-en le flambeau dans le sang d'un ingrat, Á toi-même en mourant immole ce perfide, Contentant ses desirs punis son parricide, Fais un tourment pour lui de ton propre trépas En faisant qu'il le voie et n'en jouisse pas. Mais jouissons plutôt nous-même de sa peine, Et si Rome nous hait, triomphons de sa haine. Ô Romains, ô vengeance, ô pouvoir absolu, Ô rigoureux combat d'un cœur irrésolu Qui fuit en même temps tout ce qu'il se propose, D'un Prince malheureux ordonnez quelque chose, Qui des deux dois-je suivre, et duquel m'éloigner ? Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.