Titre : Le gin
Auteur : Auguste Barbier
Sombre génie, ô dieu de la misère !
Fils du genièvre et frère de la bière,
Bacchus du Nord, obscur empoisonneur,
Écoute, ô Gin, un hymne en ton honneur.
Écoute un chant des plus invraisemblables,
Un chant formé de notes lamentables
Qu’en ses ébats un démon de l’enfer
Laissa tomber de son gosier de fer.
C’est un écho du vieil hymne de fête
Qu’au temps jadis à travers la tempête
On entendait au rivage normand,
Lorsque coulait l’hydromel écumant ;
Une clameur sombre et plus rude encore
Que le hourra dont le peuple Centaure,
Dans les transports de l’ivresse, autrefois
Épouvantait le fond de ses grands bois.
Dieu des cités ! à toi la vie humaine
Dans le repos et dans les jours de peine,
À toi les ports, les squares et les ponts.
Les noirs faubourgs et leurs détours profonds,
Le sol entier sous son manteau de brume !
Dans tes palais quand le nectar écume
Et brille aux yeux du peuple contristé,
Le Christ lui-même est un dieu moins fêté
Que tu ne l’es : — car pour toi tout se damne,
L’enfance rose et se sèche et se fane ;
Les frais vieillards souillent leurs cheveux blancs,
Les matelots désertent les haubans,
Et par le froid, le brouillard et la bise,
La femme vend jusques à sa chemise.
Du gin, du gin ! — à plein verre, garçon !
Dans ses flots d’or, cette rude boisson
Roule le ciel et l’oubli de soi-même ;
C’est le soleil, la volupté suprême,
Le paradis emporté d’un seul coup ;
C’est le néant pour le malheureux fou.
Fi du porto, du sherry, du madère,
De tous les vins qu’à la vieille Angleterre
L’Europe fait avaler à grands frais,
Ils sont trop chers pour nos obscurs palais ;
Et puis le vin près du gin est bien fade ;
Le vin n’est bon qu’à chauffer un malade,
Un corps débile, un timide cerveau ;
Auprès du gin le vin n’est que de l’eau :
À d’autres donc les bruyantes batailles
Et le tumulte à l’entour des futailles,
Les sauts joyeux, les rires étouffants,
Les cris d’amour et tous les jeux d’enfants !
Nous, pour le gin, ah ! nous avons des âmes
Sans feu d’amour et sans désirs de femmes ;
Pour le saisir et lutter avec lui,
Il faut un corps que le mal ait durci.
Vive le gin ! au fond de la taverne,
Sombre hôtelière, à l’œil hagard et terne,
Démence, viens nous décrocher les pots,
Et toi, la Mort, verse-nous à grands flots.
Hélas ! la Mort est bientôt à l’ouvrage,
Et pour répondre à la clameur sauvage,
Son maigre bras frappe comme un taureau
Le peuple anglais au sortir du caveau.
Jamais typhus, jamais peste sur terre
Plus promptement n’abattit la misère ;
Jamais la fièvre, aux bonds durs et changeants,
Ne rongea mieux la chair des pauvres gens :
La peau devient jaune comme la pierre,
L’œil sans rayons s’enfuit sous la paupière,
Le front prend l’air de la stupidité,
Et les pieds seuls marchent comme en santé.
Pourtant, au coin de la première rue,
Comme un cheval qu’un boulet frappe et tue,
Le corps s’abat, et sans pousser un cri,
Roulant en bloc sur le pavé, meurtri,
Il reste là dans son terrible rêve,
Jusqu’au moment où le trépas l’achève.
Alors on voit passer sur bien des corps
Des chariots, des chevaux aux pieds forts ;
Au tronc d’un arbre, au trou d’une crevasse
L’un tristement accroche sa carcasse ;
L’autre en passant l’onde du haut d’un pont
Plonge d’un saut dans le gouffre profond.
Partout le gin et chancelle et s’abîme,
Partout la mort emporte une victime ;
Les mères même, en rentrant pas à pas,
Laissent tomber les enfants de leurs bras,
Et les enfants, aux yeux des folles mères,
Vont se briser la tête sur les pierres.