Titre : Les lusiades
Auteur : Luis de Camoes Recueil : Les Lusiades, 2012
Daigne abaisser vers moi ton front majestueux
Et ce regard déjà brillant des mêmes feux
Dont tes yeux lanceront les vives étincelles,
Quand le ciel t'ouvrira ses portes éternelles.
Souris à ces accents que m'inspire en ce jour
De mon noble pays le pur et saint amour.
Le chanter dignement est la gloire où j'aspire;
Le vil espoir du gain n'a point monté ma lyre;
Je me propose un but qui plaît à ma fierté,
L'honneur de ma patrie et l'immortalité.
Ecoute; mes récits vont te faire connaître
La grande nation dont tu naquis le maître;
Juge si ton orgueil doit être plus jaloux
De régner sur le monde ou de régner sur nous.
Je ne vanterai point des palmes mensongères,
Comme en vont célébrant les Muses étrangères,
Qui, pour se rehausser aux yeux des nations,
Décorent leurs récits de vaines fictions.
La vérité chez nous va plus loin que la fable,
Et de nos Portugais la valeur indomptable
De tous ces paladins, si vantés autrefois,
Des Roger, des Roland surpasse les exploits.
Au lieu de tous ces preux, que récuse l'histoire,
D'un Moniz, d'un Fuas je te peindrai la gloire;
Je dirai ce Nuno, dont le chantre d'Hector
Seul parmi les hasards pourrait suivre l'essor;
Ces douze chevaliers, appui des damoiselles,
Qu'Albion vit joûter pour l'honneur de ses belles,
Et ce navigateur, rival heureux d'Hannon,
Ce Gama, qui d'Ënée a passé le renom.
Si tu veux des héros dont la mémoire égale
La gloire des vainqueurs de Tours ou de Pharsale,
Dans Aljubarota vois l'intrépide Jean
Terrassant sous ses coups l'orgueilleux Castillan;
Vois Alfonse premier, fléau des infidèles,
Conquérant d'Ourika les palmes immortelles,
Et trois Alfonse encor, ses vaillants héritiers,
De leurs lauriers nouveaux accroissant ses lauriers.
Ils sont dignes aussi des tributs du Parnasse,
Ceux qu'aux rives du Gange entraîna leur audace
Et dont l'Asie a vu les hardis étendards
Flotter victorieux sur cent et cent remparts,
Ces grands Almeïda que pleure encor le Tage,
Des Lopez, des Castro le généreux courage,
Le terrible Albuquerque, et tous ces Portugais
Dont les noms à l'oubli n'appartiendront jamais.
En attendant le jour où ma voix moins timide
Osera célébrer leur valeur intrépide,
Prélude, noble Prince, à ton règne immortel
Et prépare à mes chants un sujet solennel.
Que les mers d'Orient et les plages d'Afrique
De tes vaillants guerriers, de ton peuple héroïque
Commencent à sentir l'indomptable courroux,
Et que l'univers tremble au seul bruit de tes coups.
Lisant dans tes regards ta prochaine conquête,
Le Maure épouvanté déjà courbe la tête.
Le Barbare idolâtre, à ta voix frémissant,
Incline sous le joug son front obéissant.
Téthys, de tes beaux traits admirant la noblesse,
Contemple avec amour ta royale jeunesse;
Elle t'offre sa fille et veut subir ta loi,
Fière de conquérir un gendre tel que toi.
Deux héros ( 3) qui longtemps ont brillé sur la terre,
L'un fameux dans la paix et l'autre dans la guerre,
Espérant voir en toi renaître tes aïeux,
Veillent du haut du ciel sur tes jours précieux.
Leur regard te sourit, noble enfant de leur race,
Et dans l'éternité déjà marque ta place.
S'il est lent à venir, le jour où tu pourras
Commander par toi-même et régir tes états,
Ta peux, dès aujourd'hui, protecteur de ma lyre,
Encourager ces vers que mon pays m'inspire.
De tes fiers Portugais, Argonautes nouveaux,
Sur les flots blanchissants vois voler les vaisseaux;
Que des mers sous tes yeux ils bravent la colère,
Et pour nous dès ce jour sois un dieu tutélaire.
Leurs navires déjà d'un cours précipité
Du superbe Océan fendaient l'immensité.
Dans la voile tendue un doux zéphir se joue;
L'onde amère jaillit à l'entour de la proue.
Les Dieux en ce moment dans l'Olympe étoilé,
Où le sort des humains par leur choix est réglé,
Foulant du ciel d'azur les voûtes fortunées,
Allaient de l'Orient peser les destinées.
Jupiter, par la voix du petit-fils d'Atlas,
Les avait convoqués pour ces graves débats.
Ils ont abandonné les sphères éthérées
Que le pouvoir suprême à leurs soins a livrées,
Pouvoir dont la pensée aux astres éclatants,
A la terre, à la mer commande en même temps.
A ces divinités bientôt se réunissent
Les Dieux à qui; le sud et le nord obéissent,
Les gardiens des climats où naît l'astre des jours,
Et des bords où dans l'onde il va finir son cours.
Sur un trône entouré d'étoiles flamboyantes
Siège le Dieu puissant dont les mains foudroyantes
Lancent du haut des cieux les carreaux de Vulcain.
Son maintien est sévère, imposant, souverain.
Autour de lui circule une, odeur d'ambroisie
Qui rendrait immortelle une mortelle vie.
Son sceptre, sa couronne, augustes ornements,
Surpassent en éclat le feu des diamants.
Au-dessous du grand Dieu qui lance le tonnerre,
Selon leur dignité dans la céleste sphère,
Sur des trônes d'or pur éblouissant les yeux,
Dans leur ordre placés, siègent les autres Dieux.
Jupiter, s'adressant à la cour immortelle,
Fait entendre ces mots d'une voix solennelle :
« Du radieux Olympe éternels habitants,
Des enfants de Lusus les exploits éclatants
Sans doute sont toujours présents à vos pensées.
Le destin, si j'en crois leurs victoires passées,
Leur donne d'effacer par des faits plus qu'humains
Les Mèdes, les Persans, les Grecs et les Romains.
La terre les a vus, faibles dans l'origine,
Grandir par leur valeur indomptable et divine;
Ravir aux Sarrazins, leurs superbes rivaux,
La terre que le Tage arrose de ses eaux,
Braver du Castillan les phalanges altières
Et partout en triomphe arborer leurs bannières.
Devant vous en ce jour je n'évoquerai pas
L'antique souvenir de leurs fameux combats,
Quand, sous Viriathus, leur noble résistance
Des Romains étonnés fatiguait la puissance;
Et l'honneur immortel dont leur nom se couvrit,
Quand ils étaient guidés par l'illustre proscrit,
Qui, joignant au courage une fraude sacrée,
Feignait de consulter une biche inspirée.
Voyez-les maintenant, hardis navigateurs,
Affrontant le courroux des autans destructeurs,
Confier leurs destins aux caprices des ondes,
Et des lieux où Phoebus dans les plaines profondes
Précipite son char à la fin de son tour,
S'élancer sur les flots jusqu'au berceau du jour.
Le destin ( sa promesse est un gage infaillible )
Assure un long empire à leur race invincible
Sur les lointaines mers et sur les nations
Qu'éclaire le soleil de ses premiers rayons.
L'hiver contre leurs nefs a déchaîné l'orage :
Après tant de périls qu'a bravé leur courage,
N'est-il pas temps enfin de leur montrer ces bords,
L'objet de leurs désirs, le but de leurs efforts ?
Des vents, des flots jaloux l'injuste résistance
Assez et trop longtemps éprouva leur constance :
Que l'Afrique aujourd'hui, telle est ma volonté,
Leur offre les douceurs de l'hospitalité;
Et, réparant leurs nefs par l'hiver affaissées,
Qu'ils suivent sur les flots leurs courses commencées.»
Ainsi parle des Dieux le maître souverain.
Les uns de Jupiter approuvent le dessein;
D'autres aux Portugais se déclarent contraires.
Bacchus poursuit en eux de vaillants adversaires,
Par qui l'Inde oubliera son nom jadis vanté,
Si le champ reste ouvert à ce peuple indompté.
Il apprit du destin qu'une race aguerrie
Viendra des bords lointains de l'antique Hespérie
Et qu'à leurs pavillons ses superbes vaisseaux
Dé l'océan de l'Inde asserviront les eaux.
Il sait que leurs exploits éclipseront la gloire
Des exploits dont Nysa conserve la mémoire.
Il a jusqu'à ce jour possédé sans rival
Ce titre de vainqueur du monde oriental ;
Mais il craint désormais que sa palme avilie
Au gouffre de l'oubli ne soit ensevelie,
Si les fils de Lusus, triomphateurs nouveaux,
Vont aux rives du Gange arborer leurs drapeaux.
Des guerriers portugais Vénus prend la défense;
De ce peuple héroïque elle aime la vaillance;
Sur les bords Africains elle a vu quels combats
Au Musulman farouche ont livré ses soldats;
De ses Romains si chers il a le fier courage
Et l'esprit belliqueux et presque le langage.
Un intérêt d'ailleurs plus doux et non moins fort
L'attache aux Portugais; car les arrêts du sort
Portent que la beauté deviendra souveraine,
Partout où ces héros étendront leur domaine.
C'est ainsi que Vénus pour accroître ses droits,
Bacchus pour assurer ses honneurs d'autrefois,
L'un à l'autre opposés, débattent leur querelle
Et partagent des dieux rassemblée immortelle.
Tels qu'en leur vaste essor les noirs tyrans de l'air,
L'impétueux Borée ou l'orageux Auster,
Ebranlent sur les monts une forêt sauvage,
Des arbres mutilés dispersent le feuillage
Et dans la profondeur des rochers et des bois
Roulent avec fracas leur mugissante voix :
Tels résonnaient au loin dans la sphère étoilée
Les solennels accents de l'auguste assemblée.
Mars pour les Portugais combat avec chaleur :
Soit que sa sympathie honore leur valeur,
Soit que secrètement son ancienne tendresse
Se rallume en son coeur pour la belle déesse,
Entre les immortels il s'est levé soudain,
L'oeil ardent de courroux, le front sombre et hautain.
De son casque superbe il hausse la visière;
De sa main irritée il rejette en arrière
Son large bouclier, puis, menaçant et fier,
D'un pas impétueux il marche à Jupiter,
Et du trône où le Dieu siégeait dans sa puissance
Il frappe les degrés de sa terrible lance :
Le ciel en retentit, et Phoebus un instant
Sent trembler ses rayons sur son front pâlissant.
« Père des immortels, dit le Dieu de la guerre,
Arbitre souverain du ciel et de la terre,
Qui des fils de Lusus admiras tant de fois
Et l'audace héroïque et les brillants exploits,
De l'ennemi jaloux qu'irrite leur courage
Ta sévère équité condamne le langage.
Par son aveugle effroi s'il n'était égaré,
Contre les Portugais serait-il déclaré?
N'abjurerait-il pas de honteuses alarmes,
En songeant que Lusus fut son compagnon d'armes?
Toutefois, qu'il se livre à ses bouillants transports;
Nous ne redoutons pas ses impuissants efforts;
Vainement contre nous se déchaîne sa rage :
Le ciel a prononcé par les guerriers du Tage.
Tout-puissant Jupiter, ferme en tes volontés,
Persévère aux desseins dans ton âme arrêtés;
Le fort ne change pas; l'inconstance est faiblesse.
Ordonne, et que des vents surpassant la vîtesse,
Plus rapide qu'un trait, le messager des cieux
Descende sur la flotte et la conduise aux lieux:
Où doit un peuple ami l'accueillir avec joie
Et lui montrer vers l'Inde une nouvelle voie. »
Ainsi parle le Dieu qui préside aux combats.
Jupiter, mettant fin à ces bruyants débats,
Lui donne, en abaissant sa tête vénérable,
De son consentement le signe favorable.
De son auguste front dans le ciel étoilé
Un parfum d'ambroisie au loin s'est exhalé.
Tout l'Olympe aussitôt devant son roi s'incline.
Loin du palais qu'emplit sa majesté divine,
Par les brillants sentiers du séjour radieux
Vers leurs sphères alors s'acheminent les dieux.
Cependant, sur les flots poursuivant sa carrière,
Des hardis Portugais la nation guerrière
Entre Madagascar et les bords Africains
Suivait vers l'Orient sa roule et ses destins.
Le soleil enflammait au haut de l'Empyrée
Le signe qu'y plaça la belle Cythérée.
Aux voiles des vaisseaux souffle un zéphir joyeux
Qui semble conspirer aux volontés des cieux.
La mer est sans péril et l'air est sans nuage.
Déjà du cap Prason ils doublaient le rivage,
Quand Neptune à leurs yeux découvre des îlots
Qu'il allait entourant et lavant de ses flots.
Gama, l'illustre chef de la grande entreprise,
Gama, que le destin protège et favorise,
Sans visiter ces bords qui lui semblent déserts
Allait suivre sa route au sein des vastes mers.
Soudain il voit sortir de l'une de ces îles
Au souffle heureux des vents des nacelles agiles.
De joie à cet aspect frémissent tous les coeurs.
Quels sont de ces mortels les usages, les moeurs?
Se dit-on à l'envi, l'oeil fixé sur la rive
D'où ces barques voguaient vers la flotte attentive.
Leur forme longue, étroite et propre au mouvement
Hâtait leurs bonds légers sur l'humide élément.
De feuilles de palmiers, au lieu de blanches toiles,
Un art grossier encore a composé leurs voiles.
On voit sur les fronts noirs à des signes certains
De quels feux Phaéton brûla ces bords lointains,
Quand, du char d'Apollon conducteur téméraire,
En croyant l'éclairer, il embrâsa la terre;
L'Éridan de son char vit fumer les éclats,
Et Phaëtuse encor gémit de son trépas.
Le coton doux et tendre a pour ces insulaires
Changé ses fils soyeux en étoffes légères.
On voyait à l'entour de leurs corps demi-nus
En ceinture, en écharpe ondoyer ces tissus.
Portant le cimeterre et le turban du Maure,
Ils naviguaient au bruit de l'anafil sonore.
La flotte au devant d'eux se hâte à leurs signaux
Et croit voir sur ces bords la fin de ses travaux.
On abaisse la vergue et les voiles flottantes
Et l'ancre ouvre à grand bruit les ondes écumantes.
Les vaisseaux au rivage à peine étaient fixés,
Les habitants joyeux, aux cordages hissés,
S'empressent à l'entour des vaillants Argonautes.
Vasco d'un doux accueil encourage ses hôtes.
Les tables aussitôt se dressent devant eux;
Dans la coupe à flots purs coule un vin généreux,
Et le brillant nectar que Bacchus leur envoie
Sur leurs fronts basanés fait rayonner la joie.
«D'où venez-vous? Quels bords ont quitté vos vaisseaux?»
Disaient aux Portugais leurs convives nouveaux;
( Leur langage est celui que parle l'Arabie ).
« Quels flots a parcourus votre escadre hardie ? »
L'amiral leur répond avec simplicité :
« Aux lieux où du soleil disparaît la clarté
Le Tage sur ses bords vit croître notre enfance.
Nous cherchons les climats où le jour prend naissance.
Du nord jusqu'au midi, nous avons visité
La mugissante mer dont le flot redouté
Assiége incessamment les rivages d'Afrique ;
Nous avons affronté les ardeurs du tropique.
Ainsi le commandait le plus chéri des rois,
Dont toujours les désirs furent pour nous des lois
Et qui de Satan même, à sa voix souveraine,
Nous verrait envahir le ténébreux domaine.
C'est lui qui nous envoie aux bords orientaux
Que le Gange et l'Indus arrosent de leurs eaux,
Et qui nous fait braver cette mer sans limite,
Trop longtemps réservée aux troupeaux d'Amphitrite.
Mais vous, si dans ces lieux règne la vérité,
Dites, à votre tour, avec sincérité,
Qui vous êtes, quel sang du vôtre fut la source
Et quel chemin conduit au but de notre course. »
— « Nous sommes étrangers dans les lieux que tu vois;
Leur peuple primitif est sans culte et sans lois.
Mais la nôtre est la loi du sage de Médine,
Qui lire d'Abraham son illustre origine,
Et, de la destinée instrument glorieux,
Sur l'univers soumis règne victorieux.
Mozambique est le nom que l'on donne à cette île;
Aux nochers Africains elle est un lieu d'asile.
Loin des bords plus connus où nous vîmes le jour,
Le commerce en ces lieux fixa notre séjour.
Vous, qui de l'Hespérie avez quitté la plage
Pour aller chercher l'Inde et son brûlant rivage,
Vous trouverez ici des marins préparés
A guider vos vaisseaux vers ces bords ignorés.
Mais à vous reposer ce climat vous invite.
De notre gouverneur attendez la visite;
Car sans doute il viendra, de sa cour escorté,
Vous offrir les présents de l'hospitalité. »
Les Maures, à ces mots, rentrent dans leurs nacelles,
Emportant d'amitié des marques mutuelles.
Cependant le soleil, éteignant son fanal,
Avait plongé ses feux au flot occidental;
Sa soeur le remplacait dans la sphère éthérée
Et d'étoiles sans nombre y marchait entourée.