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Titre : De la vie

Auteur : Khalil Gibran Recueil : Un prophète et son temps, 2000

La Vie est comme une île perdue dans l'océan de la solitude, une île dont les rochers seraient nos espérances, et les arbres nos rêves, dont les fleurs seraient notre solitude et les ruisseaux nos aspirations. Votre Vie, ami, est une île séparée de toutes les autres îles et régions. Quel que soit le nombre de bateaux qui quittent vos rivages pour d'autres pays, quel que soit le nombre de flottes qui y accostent, vous serez à jamais une île séparée, souffrant les affres de la solitude et aspirant au bonheur. Les autres hommes ne vous connaissent point et ils sont loin de compatir à votre solitude ou de vous comprendre. Je t'ai aperçu mon frère quand, assis sur ton monticule d'or, tu te réjouissais de tes richesses. Tu étais fier de tes trésors et ancré dans la conviction que chaque poignée d'or amassée tisserait un lien invisible entre les désirs et les pensées d'autrui et les tiens propres. Dans mon imagination tu apparaissais en grand conquérant, conduisant ses troupes à l'assaut des forteresses de l'ennemi. Mais quand à nouveau je regardai, je ne vis plus qu'un coeur solitaire se languissant derrière ses coffres d'or, qu'un oiseau affamé dans une cage dorée à la mangeoire vide. Mon frère, je t'ai vu alors que tu étais assis sur le trône de la gloire. Tout autour, le peuple t'acclamait comme sa majesté. Il chantait les louanges de tes actes et magnifiait ta sagesse. Les yeux étaient fixés sur toi comme sur un prophète et les chants des esprits réjouis montaient jusqu'à la voûte céleste. Lorsque tu regardais tes sujets, je distinguais dans ton regard les signes du bonheur, de la puissance et du triomphe, tu paraissais être l'âme de leur corps. Mais, quand à nouveau je regardai, tu étais seul dans ta solitude. Debout près de ton trône, tu te tournais dans toutes les directions, les bras tendus, comme un exilé qui demanderait grâce et miséricorde à d'invisibles fantômes ou qui mendierait un abri, ne serait-ce que celui pouvant offrir chaleur et amitié. Mon frère, je t'ai vu aimer une femme merveilleusement belle et poser ton coeur sur l'autel de sa beauté. Quand je la vis te regarder, les yeux empreints de tendresse et d'amour maternel, je me dis: « Puisse vivre longtemps l'amour qui a chassé la solitude du coeur de cet homme et l'a uni à un autre coeur. » Hélas, quand à nouveau je regardai, dans ton coeur aimant la solitude était enclose! Il révélait tout haut ses secrets à la femme aimée, en vain. Car, derrière ton âme pleine d'amour, je distinguai une autre âme solitaire. Elle ressemblait à un nuage errant que tu eusses voulu transformer en larmes coulant dans les yeux de ta bien-aimée... Mon frère, ta vie est comme une maison isolée, loin de toute demeure humaine. Une maison où aucun regard étranger ne peut pénétrer. Si elle était privée de lumière, la lampe e ton voisin ne pourrait l'éclairer. Si elle était sans vivres, les garde-manger de tes voisins ne pourraient lui en procurer. Si elle s'élevait dans le désert, tu ne pourrais la transporter dans le jardin d'autres hommes, labouré et cultivé par d'autres mains. Si elle était construite au sommet d'une montagne, tu ne pourrais la descendre dans la vallée, parcourue par le pas d'autres hommes. Mon frère, la vie de l'esprit s'écoule dans la solitude, et n'y aurait-il cette solitude et cet isolement, tu ne serais point ce que tu es, ni moi ce que je suis. Sans cet isolement et cette solitude, j'arriverais à croire en entendant ta voix que c'est ma voix qui parle, ou en voyant ton visage que c'est le reflet de moi-même dans un miroir.