Titre : Elsa entee dans le poème
Auteur : Louis Aragon
Entre assieds-toi soleil et qu'à tes pieds se couche
Le lion des fureur qui sortait de ma bouche
Que je n'entende plus qu'en moi ce cœur dompté
Assieds-toi c'est le soir et souris c'est l'été
Musique de ma vie ô mon parfum ma femme
Empare-toi de moi jusqu'au profond de l'âme
Entre dans mon poème unique passion
Qu'il soit uniquement ta respiration
Immobile sans toi désert de ton absence
Qu'il prenne enfin de toi son sens et sa puissance
Il sera ce frémissement de ta venue
Le bonheur de mon bras touché de ta main nue
Il sera comme à l'aube un lieu de long labour
Quand l'hiver se dissipe et l'herbe sort au jour
Entre amour c'est ici l'effrayante forêt
Où la nuit ne tient pas du ciel ses yeux secrets
Entre dans mon poème où les mots qui t'accueillent
Ont le pa^pitement obscur et doux des feuilles
Où t'entourent la fuite et l'ombre des oiseaux
Et le cheminement invisible des eaux
Tout t'appartient
Je suis tout entier ton domaine
Ma mémoire est à toi
Toi seule t'y promènes
Toi seule vas foulant mes sentiers effacés
Mes songes et mes cerfs t'y regardent passer
Tu marches sur les fleurs d'enfer de mon
Ardenne
Mon enfance t'y suit comme un lointain éden
Une brume de moi bleuit au haut des monts
Où le cheval
Bayard porta les fils
Aymon
Ô mes enchantements dissipés ô marelle
Des mares d'autrefois ô miroirs sous la grêle
Viens-t'en dans cette chasse énorme qui fut moi
Ainsi que
Montessor entre
Meuse et
Semoy
Prends le couvert des bois où quand s'en vint
Pétrarque
Toute biche était
Laure et des mains tombait l'arc
Parmi les chênes nains dont la tête dit non
Si le vent se souvient des rouvres d'Avignon
Du jardin que les murs de tous côtés endiguent
Où l'ombre a la senteur violente des figues
Mais déjà c'est ta lèvre et ce couple c'est nous
C'est toi le clair de lune où je tombe à genoux
Et la terrasse y tremble et la pierre se trouble Étoiles dans ma nuit ma violette double
Ce sont tes yeux ouverts sur les temps désunis
Jusque dans mon sommeil
Eisa mon insomnie
II
Il est sept heures dix une tasse de menthe À côté de la pendule en cuir refroidit
Je suis seul au matin dont les cendres dormantes
Blanchissent sans pouvoir oublier l'incendie
Je parle à haute voix le langage des vers
Comme si je faisais l'essai de ma folie
D'où me vient-il ce goût puéril et pervers
D'où me viennent les mots que je lie et délie
Qu'est-ce que ce plaisir morose et monotone
Ce passe-temps verbal et qui donc s'y complaît
C'est bien moi je m'entends m'interromps et m'étonne
Et de mes doigts mentaux tombent les osselets
C'est un jour machinal aujourd'hui qui se lève
Je n'attends que le temps dans la chambre où je suis
Le temps s'arrête en moi comme un sang qui fait grève
Et je deviens pour moi comme un mot qui me fuit
III
Comme avec le soleil l'arbre immobile engage
Dans le tourner du jour un discours de rameaux
Mes bras vers toi se font invention des mots
Quand je te touche enfin je comprends le langage
J'ai peur d'être un miroir où tout s'évanouit
Toute ma chair vers toi crie un enfantement
Paroles de mes mains métaphoriquement
Vers l'autre vous frayez une route inouïe
Comment faire tomber cette feinte couleur
Des vocables fixés aux lèvres des humains
Ce qui deux fois se dit insulte au lendemain
Et tout ce rouge mis se fane avec les fleurs
La vie en mouvement quels doigts l'ont-ils saisie
Quel lexique y a-t-il pour le vent et le sable
Il faut substituer 6 cœur inconnaissable À l'ancien alphabet le radar poésie
Je vois sans yeux je suis une clameur sans bouche
Je suis le phare obscur qu'on appelle pensée
J'ai fait de mon désir une force insensée
Le mystère à mes pieds terre à terre se couche
Je ne compare pas les choses
Je démens
Leurs rapports
J'établis d'autres lois de nature
J'ouvre sans la toucher la porte et m'aventure
Où rien n'obéit plus qu'à mon commandement
Tout d'un coup je comprends la chose qui m'habite
Et qui n'est qu'une forme étrange de raison
Une physique de l'amour de
Toi
Disons
Mieux
Une possession sans fin ni limite
Oui je suis possédé de toi
Si les enfants
Le rire et les cailloux me chassent peu m'importe
Qu'on m'arrache le cœur et que le sang me sorte
C'est toi mon être encore où mon être se fend
Oui possédé de toi jusqu'au fil de ma trame
De part en part de fond en comble possédé
Mort je n'éveillerai jamais que ton idée
Car ma poussière aura le parfum de ton âme
Je te donne la flamme et la cendre du feu
Je te donne le chant dément qui me traverse
Je te donne le vent tantôt qui me disperse
Je te donne le ciel qui fait nos veines bleues
O pauvreté de moi qui m'en viens faux
Roi
Mage
Te porter des présents misérables et vains
Et comme sa couleur le verre doit au vin
Je m'onivre en peignant ma vie à ton image
Je vais formant des vers plus forts que les baisers
Je vis comme un marin dans l'écume des proues Éclaboussé du chant de la mer à la roue
Réinventant le jour dans les vagues brisées
Ce qui de moi s'arrache au-delà de moi-même
Cet appel résumant ce que je suis
Ce cri
Par quoi les hommes font l'aveu du plaisir pris
Cotte façon que j'ai de dire que je t'aime
Et de dire cela seulement sans jamais
Desserrer un instant ma volonté d'étreinte
Sans remarquer le temps les étoiles éteintes
Et de dire je t'aime ainsi que je t'aimais
Voilà voilà pourquoi je suis né ma victoire
Rien rien ne pourra plus faire qu'elle ne fût
Même sans bras sans tôte et debout sur son fût
De pierre et
Samothrace au loin morte à l'Histoire