Titre : Derniers poèmes
Auteur : Lucien Becker
Il n'y a plus de poussière sur le chemin, ni aucun des pas qui l'emmenaient au village pour voir les arbres se reposant dans les cours ou la fontaine, armoire de jour sous la nuit.
Le soleil court au sol, fouillant toutes les herbes et chacune d'elles se fait droite et blanche comme si tout un sous-bois s'éclairait le temps d'un regard venu de partout à la
fois.
Le miroir veille, mal à l'aise contre le plâtre.
La fenêtre est une branche morte dressée
dans le ciel à jamais charbonneux des carreaux.
On entend respirer la forêt au fond d'un meuble.
Mais je te retrouve très proche du couchant comme préservée de l'espoir le plus courant avec un cœur qui ne fait presque pas de bruit et quelques mots soumis aux règles
de la vie.
Le couchant n'est plus qu'une jetée sur le parquet où parfois un petit morceau de verre étincelle.
La nuit est un ciment entre les arbres du verger qui vit déjà sur ses réserves de silence.
Rien de ce qui fut le ciel ne dure dans les vitres qui s'habituent à la clarté sans âme des lampes.
Placées à la rencontre du jour et du soir, elles font de la foule un vivier de regards.
Le temps ne règne pas pour les chaises qui sont des branches mortes ayant appris à exister.
L'ombre est toujours à l'étroit entre armoire et mur même quand le soleil s'est couché dans le vin.
Mais rien ne pourra se passer dans cette pièce dont les angles taillent à vif un univers posé partout autour de moi comme un rocher pour lequel, même mort, je resterai
à naître.
La vitre a de la peine à contenir l'été, les chemins dorment enroulés dans leur poussière, chaque ombre est transparente d'un peu de soleil, il fait grand jour
très loin derrière les paupières.
Un insecte est posé, depuis midi, sur un mur qui porte à lui seul plus de la moitié du ciel.
L'ortie veille sur une goutte de rosée qu'elle a pu sauver d'un matin qui brûle encore.
Il faut aller au bout du couloir pour trouver un semblant de fraîcheur qui sente la verdure.
Dans la porte entr'ouverte apparaît une femme que la clarté poursuivra jusque dans la nuit.
Il y a quelque part un ver qui ronge une poutre.
On l'entend mieux entre chaque battement de cœur.
Il cherche sa route sur les sommets du silence comme un aveugle dans un quartier inconnu.
Un peu d'eau se dessèche sur une table où le couteau est comme un ossement laissé par le jour quand l'ombre s'arc-boute aux murs sans autre lueur que celle qui tressaute au bord
d'un ustensile.
Dans l'âtre, il y a le feu et ses montagnes,
le sang passe à la tempe et rentre dans son tunnel,
la ville sans âge s'arrête près des lampes
où la lumière se repose de l'été.
Un vieux chêne veille en secret dans l'armoire d'où des centaines de matins se sont levés sans pouvoir trouver une route vers le ciel parce qu'un plafond s'est mis sur leur
passage.
Gardé par les pierres, l'homme a hâte de vivre à l'abri d'un simple front sans autre espoir que celui d'apercevoir le plus longtemps possible un monde indifférent,
dressé vers la clarté.
Tout est neuf après le passage de la pluie : de l'arbre qui brille comme une armure à l'herbe lourde de bouquets et de bagues, aux pierres belles comme une épaule de femme.
Le verger pense au long mûrissement des fruits auxquels les feuilles font comme des nids.
Il reste une faille par où le ciel descend pour donner, au sol, son visage à une fleur.
Les chemins ne sont plus que boue parmi la paille et le soleil fait déborder toutes les flaques.
Il n'y a plus de vent pour animer les sources dans l'après-midi figé comme du calcaire.
Le ruisseau arrive à cerner la campagne et le jour n'a qu'à se laisser porter par lui jusqu'au point où il se rattrape à des branchages parce que la forêt vient sur lui
comme un orage.
-La nuit s'appuie sur la rampe de lumière
qui s'élève dans chaque rue de la ville.
On croise des gens n'existant que parce qu'ils marchent
jusqu'aux murs d'une pièce où ils s'arrêtent, grandis.
En quête d'une fenêtre tournée vers un peu de ciel, la main ne rencontre qu'un verre impersonnel.
Elle ne sait que faire du corps qui la dirige dans un espace où rien n'a prise, sinon le sommeil.
Rien ne distrait le masque de fille rieuse
que se donne la lampe pour faire vivre ce qui l'entoure.
Elle ignore qu'il y a, comme elle, d'autres lampes
qui font des signes auxquels personne ne répond.
Car la parole est engluée au fond des gorges, les yeux ont cessé de regarder au-delà des cils, le corps lui-même se retranche derrière la peau dans l'attente que la
mort le dépasse, sans le voir.
La source qui mesure la boisson de la terre se nourrit d'un peu de roche et de lèvres chaudes.
Elle est très calme dans l'encadrement du jour mais le soir elle éteint des fournaises d'insectes.
Son visage est de vent patiemment maîtrisé ou de lueurs qu'elle aiguise au fond de sa nuit.
Elle sait se faire caillou tombé de l'herbe, ne pas bouger quand la tempête est dans l'arbre.
Elle arrive à courber le monde d'un fleuve qu'elle lance à partir d'une goutte d'eau à travers les blés dociles, les prairies trop douces qui vont d'un pont à l'autre
sans voir aucune ville.
D'un seul tenant comme l'hiver ou le beau temps, elle n'a de regard que pour l'homme aux mains dures qui s'agenouille devant elle, seule déesse ayant survécu à tous les âges
de l'humanité.
Un lierre tout de miroirs traverse le bois sans craindre le vent presque nu de l'hiver.
Les bourgeons se serviront de ses veilleuses pour retrouver le chemin du printemps.
Le grand air est une montagne très instable, dressée par-dessus le vide que fait la nuit
dans sa retraite au fond des granges ou des ruisseaux près d'un jour qui n'ira pas jusqu'au bout du monde.
Il y a parmi les arbres soudés les uns aux autres quelques taches grises : maisons où rien ne bouge, sinon les nuages naviguant dans des vitres ou la fumée planant sans hâte
sur le soir.
Le soleil, venu d'un espace grand comme une chambre,
éclaire à peine l'herbe sèche d'un pré,
rase les toits pourtant très bas, s'y retient
et tombe, en heurtant le seul oiseau encore en vie.