Titre : Chroniques de France
Auteur : Alexandre Dumas
Notre pauvre histoire de France, grâce à MM les historiographes
patentés, a acquis, près des femmes surtout, une réputation
d’ennui, qui depuis deux siècles soutient avec avantage la
comparaison contre toute réputation de ce genre. La paresse qui
leur est naturelle, et qui, comme presque tous leurs défauts, est
encore un de leurs charmes, le peu de temps qui leur reste entre
la toilette du matin, les courses ou le rendez-vous de la journée,
et le bal du soir, étrangle toute occupation sérieuse, et leur
fait négliger d’aller chercher le vrai et le pittoresque dans ces
merveilleux mémoires du moyen âge, où dès la première page elles
craignent de rencontrer une fatigue. Puis après tout, à quoi bon
la science à cette moitié du monde qui n’a qu’à sourire pour être
belle, qu’à se coucher à demi pour être gracieuse, qu’à marcher
pour être élégante? à qui l’on ne demande, pendant ses quinze ans
de jeunesse et de beauté, qu’un sourire qui encourage, qu’un
regard qui enhardisse, qu’un mot qui rende heureux. Est-ce ensuite
à l’épouse, avec son bouquet d’enfants groupés autour d’elle, comme
des boutons sur une tige, qui découvre son sein pour allaiter
l’un, tend sa main aux lèvres de l’autre, suit des yeux avec
inquiétude un troisième; à l’épouse dont les jours regorgent de
joie, d’amour et de craintes, que vous oserez dérober une de ces
heures maternelles qui lui sont comptées au ciel comme des vertus,
pour l’appliquer à la vaine science des temps passés? Les mères
sont comme la nature; elles ne regardent qu’en avant. Puis laissez
blanchir leurs cheveux: n’auront-elles point déjà trop de ces
souvenirs personnels qui à tout âge font bondir le cœur d’une
femme, pour introduire parmi eux des souvenirs étrangers et
froids? Il en est parmi les siens qui lui demeurent si sacrés, que
ce mélange serait presque une profanation. La jeune fille pense à
son amour, l’épouse montre ses enfants, la grand’mère raconte ses
souvenirs, et l’histoire du monde entier est pour la femme dans
ces trois époques de sa vie.
Ce serait une grande et belle chose cependant, que d’oser
réveiller le génie de l’histoire, de le suivre, et de l’interroger
à travers les générations mortes et les siècles éteints, comme
Dante suivait et interrogeait Virgile; de redescendre en lui
donnant la main, de Charlemagne, le Napoléon du moyen âge, à
Napoléon, le Charlemagne moderne; ce serait un spectacle nouveau,
en le considérant du côté pittoresque et poétique, que celui que
présenterait notre mère-patrie, vue à neuf siècles de distance du
haut du trône de ses deux puissants empereurs, et cependant si
rétrécie sons Charles VII, que le vieux sang français ne circule
plus que goutte à goutte au travers des trois provinces qui lui
restent, comme au milieu d’un sablier, ne passent qu’un à un les
grains de poussière qui mesurent le temps. Certes ce serait là une
tâche à remplir la vie d’un homme, à ne lui rien laisser à désirer
à l’heure de la mort, et à placer sa statue sur un piédestal
pareil à celui d’Homère ou de Byron. Quel est le poète auquel
cette idée ne soit pas venue vingt fois comme un remords, et qui
n’ait passé bien des heures de sa vie à l’abandonner et à la
reprendre jusqu’à ce qu’il se soit aperçu qu’un tiers des heures
de sa vie était déjà derrière lui, et qu’il ait dit en regardant à
l’œuvre à accomplir et le temps qui lui restait: il est trop
tard; maudit soit Dieu!
C’est pour cela que nous avons tant de poètes, tant de romanciers,
et pas un historien. Il faut l’œil de Dieu pour regarder si loin
dans le passé, il faut les bras d’un géant pour étreindre tant de
siècles. Quelques-uns peut-être eussent accompli l’œuvre, mais
ils ont douté d’eux, ils ont hésité à échanger sans relâche chaque
jour de leur vie contre un an des temps passés; ils ont craint de
descendre dans ces profondeurs de l’histoire où ils pouvaient se
perdre, et comme un homme qui franchit un abîme, ils ont sauté
d’un trône à l’autre, sans oser regarder au-dessous d’eux. Là
cependant était le peuple.
Puis, après tout, cette gloire posthume qui aurait dévoré toutes
les heures d’une vie, aurait-elle valu ce qu’elle ôtait? L’oreille
des morts entend-elle les noms que les générations prononcent en
passant successivement sur leurs tombes, et dont le bruit, pareil
au cercle que fait naître une pierre jetée au milieu d’un étang,
diminue en s’élargissant, et s’efface en touchant le bord? Mieux
vaut peut-être Dorat couronné de son vivant qu’Homère mis au rang
des dieux après sa mort; peut-être les seuls instants de la vie qui
ne soient pas perdus au compte de l’éternité, sont-ils d’abord
ceux du bonheur, ensuite ceux du plaisir, puis enfin ceux passés à
rien faire ou à faire des riens. Or, bonheur et plaisir sont aux
mains des femmes; les femmes ne lisent pas l’histoire. Consolons
nous donc que le temps manque à qui veut l’écrire, et si quelques-
unes d’elles, par hasard, ou par caprice, désirent que nous
dirigions leurs regards vers une de ces grandes époques qui
marquent l’accroissement ou la décadence d’une nation, exigent que
nous leur apprenions à bégayer ces noms d’hommes que peut seule
prononcer assez haut la voix d’un peuple entier; déchirons
quelques feuillets d’un fabliau gothique, naïvement enluminé d’or,
de rouge et de bleu; rapetissons la taille d’Hugues Capet, de
François Ier ou de Richelieu, à la dimension des pages d’un album;
laissons le vent emporter cette page sur leurs genoux, et quand
elles auront, depuis sa naissance jusqu’à son agonie, dévoré un
siècle en une heure, que l’œil humide d’une dernière larme,
elles, diront, en nous apercevant: Oh! j’ai lu votre nouvelle!
c’est délicieux! Voilà comme j’aime l’histoire. Oublions nos
espérances sublimes, nos rêves d’immortalité. Oublions travail,
gloire, avenir, tout enfin pour cette larme tremblante aux cils
d’un œil noir, que notre bouche peut recueillir avant qu’elle ne
tombe.