Titre : L'esprit de Poésie
Auteur : Michel Deguy
Toute figure est figure de pensée... Une figure est celle du dieu de poésie Qui se glisse dans la forme de cette figure En ressemblant à s'y méprendre à cet hôte
qui l'accueille Pour y féconder Alcmène la poésie
L'esprit de poésie : un défieur de dieux qui invoque : « qu'est-ce que vous attendez ? ! » Cette durée ne peut pas durer ! Il faut que l'interminable soit ponctué
; qu'il y ait de l'interruption, du contour, de l'apparition, de la finition ! Venez. J'expose la peau ocellée d'Argus, une cotte de synonymes : Protée, montre-toi que je te
reconnaisse multiple, que je t'épèle à grande vitesse !
L'esprit de poésie compare l'ogre égarant ses enfants à la «forêt obscure» où Dante commençait par se perdre; il perd les «significations
admises», tout ce qui s'énonçait vite, ne demandait qu'à être identifié (et sans doute vaudrait-il mieux être égaré par une puissance que prendre
les devants par jeu, mais enfin il faut bien que quelqu'un commence) ; l'affaire ordinaire, le patent, l'envoyé loyal, le message escompté, il s'en impatiente ! Le trompeur
authentique, le déguisé, le fourbe de comédie, celui que le public a démasqué d'entrée de jeu ne lui suffit pas. Mais où est le dieu ? Dans les
tragédies, le dieu ? Celui qui est autre qu'on croit, non par férocité mais parce qu'on ne pourrait l'accueillir, l'excessif, qui éclipserait. Ou alors il y aurait deux
dissimulations, et la première, sympathique et remédiable, pour nous préparer à l'autre, « tragique » ? Celui qui est et n'est pas — ce qu'il est.
Et les dieux ont appris aux hommes par les arts à recevoir, à pouvoir recevoir, toute chose comme un dieu, pour ce qu'elle est en étant autre (en excès, en
à-côté), autre que ce que c'est qui la comporte, dans quoi elle vient; en étant comme cela qui s'annonce, c'est-à-dire irréductible à cela qu'elle paraît
: masqué par son apparaître, par son être-vrai même. L'artiste apprend à ménager, d'un rapport indirect, le « dieu inconnu » en tout. Le dieu est ce qui
remplit la forme humaine, parfois trop humble comme Déméter, en retrait dans le visible, pour suggérer l'inégalité de la visibilité à l'être, la «
différence de l'être et de l'étant » ?
Ainsi est-ce l'épreuve par tout : reconnaître le dieu. Il s'agit de ce qui excéderait la vie dans la vie, le dieu amour, « promis à tous », en tout cas à toi,
à toi, à toi... C'est ton tour. Et si tu ne l'accueilles pas en quelque mode, tant pis pour toi, « tu auras vécu en vain ».
Même la comédie murmure «c'est votre affaire», de le reconnaître dans ce valet, ce double, cette erreur, cette coquette. Il n'est pas réservé aux Princes de
la tragédie ; il ne s'agit pas que de mourir.