Titre : Marie Stuart
Auteur : Alexandre Dumas
Il y a, pour les rois, des noms prédestinés à la mauvaise fortune:
en France, c’est le nom de Henri. Henri Ier fut empoisonné,
Henri II fut tué dans un tournoi, Henri III et Henri IV furent
assassinés. Quant à Henri V, pour qui le passé est déjà si fatal,
Dieu seul sait ce que lui garde l’avenir.
En Écosse, c’est le nom de Stuart.
Robert Ier, chef de la race, mourut à vingt-huit ans d’une
maladie de langueur. Robert II, le plus heureux de la famille, fut
forcé de passer une partie de sa vie non seulement dans la retraite,
mais encore dans l’obscurité, à cause d’une inflammation des
yeux qui les lui faisait rouges comme du sang. Robert III succomba
au chagrin que lui causa la mort d’un de ses fils et la captivité
de l’autre. Jacques Ier fut poignardé par Grahame dans l’abbaye
des Moines-Noirs de Perth. Jacques II fut tué au siège de
Roxburgh par l’éclat d’une pièce de canon qui creva. Jacques III
fut assassiné par un inconnu dans un moulin où il s’était réfugié
pendant la bataille de Sauchie. Jacques IV, frappé de deux flèches
et d’un coup de hallebarde, tomba au milieu de sa noblesse
sur le champ de bataille de Flodden. Jacques V mourut du
chagrin d’avoir perdu ses deux fils et du remords d’avoir fait
exécuter Hamilton. Jacques VI, prédestiné à réunir sur sa tête les
deux couronnes d’Écosse et d’Angleterre, fils d’un père assassiné,
traîna une vie triste et craintive entre l’échafaud de sa mère
Marie Stuart et celui de son fils Charles Ier. Charles II passa une
partie de sa vie en exil. Jacques II y mourut. Le chevalier de
Saint-Georges, après avoir été proclamé roi d’Écosse sous le nom
de Jacques VIII, et d’Angleterre et d’Irlande sous celui de
Jacques III, fut obligé de fuir sans avoir pu donner à ses armes
l’éclat même d’une défaite. Charles Édouard, son fils, après
l’échauffourée de Derby et la bataille de Culloden, traqué de
montagne en montagne, poursuivi de roche en roche, nageant de
rivage en rivage, recueilli à demi-nu par un vaisseau français,
s’en alla mourir à Florence sans que jamais les cours de l’Europe
aient voulu le reconnaître pour souverain. Enfin, son frère Henri
Benoît, le dernier héritier des Stuarts, après avoir vécu d’une pension
de trois mille livres sterling que lui faisait le roi Georges III,
expira complètement oublié et léguant à la maison de Hanovre
tous les joyaux de la couronne, que Jacques II avait emportés en
passant sur le continent en 1688, tardive mais entière reconnaissance
de la légitimité de la famille qui avait succédé à la sienne.
Au milieu de cette race malheureuse, Marie Stuart fut la
privilégiée du malheur. Aussi Brantôme a dit d’elle: «Ceux qui
voudront écrire sur cette illustre reine d’Écosse en ont deux très
amples sujets, l’un celui de sa vie, et l’autre celui de sa mort.»
C’est qu’aussi Brantôme l’avait connue dans une des circonstances
les plus douloureuses de sa vie, c’est-à-dire au moment où
elle quittait la France pour l’Écosse.
Ce fut le 9 août 1561, après avoir perdu sa mère et son époux
dans la même année, que Marie Stuart, douairière de France et
reine d’Écosse à dix-neuf ans, conduite par les cardinaux de
Guise et de Lorraine ses oncles, par le duc et la duchesse de
Guise, par le duc d’Aumale et M. de Nemours, arriva à Calais, où
l’attendaient, pour la ramener en Écosse, deux galères, l’une sous
les ordres de M. de Mévillon, et l’autre sous le commandement
du capitaine Albize. Elle resta sixjours en cette ville. Enfin, le 15
du même mois, après les plus tristes adieux à sa famille, accompagnée
de MM. d’Aumale, d’Elboeuf et Damville, avec force
noblesse parmi laquelle étaient Brantôme et Chatelard, elle s’embarqua
sur la galère de M. Mévillon, qui reçut aussitôt l’ordre de
pousser au large, ce qu’elle fit à l’aide de ses rames, le vent
n’étant point assez fort pour qu’on pût se servir des voiles.
Marie Stuart était alors dans toute la fleur de sa beauté, plus
brillante encore sous ses vêtements de deuil; beauté si merveilleuse
qu’elle répandait autour d’elle un charme auquel pas un de
ceux à qui elle voulut plaire n’échappa et qui fut fatal à presque
tous. Aussi avait-on fait vers cette époque une chanson sur elle
qui, de l’aveu même de ses rivales, ne contenait que la vérité.
Elle était, disait-on, de M. de Maison-Fleur, gentil cavalier pour
les lettres et pour les armes. La voici:
L’on voit sous blanc atour,
En grand deuil et tristesse,
Se promener maint tour,
De beauté la déesse:
Tenant le trait en main
De son fils inhumain:
Et l’amour sans fronteau
Voleter autour d’elle,
Déguisant son bandeau
Sous un funèbre voile
Où sont ces mots écrits:
«Mourir ou être pris.»
Or, en ce moment, Marie Stuart, vêtue de son grand deuil
blanc, était plus belle que jamais, car de grosses larmes coulaient
silencieusement de ses yeux tandis que, secouant un mouchoir de
la main, debout sur le gaillard d’arrière, elle saluait, elle qui avait
si grande douleur de partir, ceux qui avaient si grande douleur de
rester. Enfin, au bout d’une demi-heure, on sortit du port et l’on
se trouva en pleine mer.
Tout à coup, Marie entendit de grands cris derrière elle. Un
bâtiment qui arrivait à pleines voiles avait, par l’ignorance du
pilote, touché contre un rocher, de sorte qu’il s’était ouvert et,
après avoir tremblé et gémi un instant comme un homme blessé,
il commençait à s’engloutir au milieu des hurlements de tout son
équipage. Marie, épouvantée, pâle, muette et immobile, le
regarda s’enfoncer graduellement dans la mer, tandis que le malheureux
équipage, à mesure que la carène disparaissait, montait
dans les vergues et dans les haubans afin de retarder son agonie
de quelques minutes. Enfin, carène, vergues, mâts, tout s’engouffra
dans la gueule béante de l’Océan. On vit surnager un instant
quelques points noirs qui disparurent à leur tour les uns après les
autres, puis le flot poussa le flot, et les spectateurs de cet horrible
drame, voyant l’Océan calme et solitaire comme si rien ne s’était
passé, se demandèrent si ce n’était pas une vision qui leur était
apparue et puis s’était évanouie.
-Hélas! s’écria Marie en se laissant tomber assise et en
appuyant ses deux bras sur la poupe de la galère, quel triste augure
pour un si triste voyage!
Puis, fixant de nouveau vers le port, qui commençait à
s’éloigner, ses yeux séchés un instant par la terreur et qui se
mouillèrent de nouveau:
-Adieu, France, murmura-t-elle, adieu, France.
Et pendant cinq heures elle resta ainsi, pleurant et murmurant:
-Adieu, France! adieu, France!
L’obscurité vint qu’elle se lamentait encore. Et alors, comme
les objets s’effaçaient et qu’on l’appelait pour souper:
-C’est bien maintenant, ma chère France, dit-elle en se
levant, que je vous perds réellement, puisque la nuit jalouse met
deuil sur deuil en jetant un voile noir devant mes yeux. Adieu
donc une dernière fois, ma chère France, car jamais je ne vous
verrai plus.
À ces mots, elle descendit, disant qu’elle était tout au contraire
de Didon qui, après le départ d’Énée, n’avait plus fait que
regarder les flots, tandis qu’elle, Marie, ne pouvait détacher ses
regards de la terre. Alors tous firent cercle autour d’elle pour
essayer de la distraire et de la consoler. Mais elle, toujours plus
triste, ne pouvant répondre tant ses larmes l’étouffaient, mangea
à peine; et se faisant dresser un lit dans la traverse de la poupe,
elle fit venir le timonier et lui ordonna, s’il voyait encore la terre
au point du jour, de venir la réveiller aussitôt. Et sur ce point
Marie fut favorisée, car le vent ayant calmi, la galère, lorsque
revint le jour, se trouva encore en vue de la France.
Ce fut une grande joie pour Marie lorsque, réveillée par le
timonier qui n’avait point oublié l’ordre reçu, elle se leva sur son
lit et, à travers la fenêtre qu’elle fit ouvrir, revit une fois encore
ce rivage bien-aimé. Mais sur les cinq heures du matin, le vent
ayant fraîchi, la galère s’éloigna rapidement, de sorte que bientôt
la terre disparut tout à fait. Alors Marie retomba sur son lit, pâle
comme si elle était morte et murmurant encore une fois:
-Adieu, France! je ne te verrai plus.
En effet, c’était dans cette France qu’elle regrettait tant que
venaient de s’écouler les plus belles années de sa vie. Née au
milieu des premiers troubles de religion, près du lit de son père
mourant, le deuil du berceau devait s’étendre pour elle jusqu’à la
tombe, et son séjour en France avait été un rayon de soleil dans
la nuit. Calomniée dès sa naissance, le bruit s’était si généralement
répandu qu’elle était mal conformée et qu’elle ne pouvait
vivre qu’un jour sa mère, Marie de Guise, lassée de ces faux
rapports, la débarrassa de ses langes et la montra nue à
l’ambassadeur d’Angleterre qui venait, de la part de Henri VIII, la
demander en mariage pour le prince de Galles, qui n’avait lui-même
que cinq ans. Couronnée à neuf mois par le cardinal
Beaton, archevêque de Saint-André, elle fut enfermée aussitôt par
sa mère, qui craignait pour elle quelque perfidie du roi d’Angle-
terre, dans le château de Stirling. Deux ans après, ne trouvant pas
que cette forteresse lui présentât encore assez de sûreté, elle la
transporta dans une île au milieu du lac Menteith, où un monastère,
seul édifice qui existât dans ce lieu, servit d’asile à l’enfant
royal et à quatre jeunes filles nées la même année qu’elle, portant
comme elle le doux nom qui est l’anagramme du mot aimer et
qui, ne devant la quitter dans sa bonne ni dans sa mauvaise fortune,
étaient appelées les Maries de la reine. C’étaient Marie
Livingston, Marie Fleming, Marie Seyton et Marie Beatoun. Elle
resta dans ce monastère jusqu’à l’époque où le parlement, ayant
approuvé son mariage avec le dauphin de France, fils de Henri II,
elle fut conduite au château de Dumbarton pour y attendre le
moment de son départ. C’est là qu’elle fut remise à M. de Brézé,
qui venait la chercher de la part de Henri II. Partie sur les galères
françaises mouillées à l’embouchure de la Clyde, Marie, après
avoir été vivement poursuivie par la flotte anglaise, entra le 15
août 1548 dans le port de Brest, un an après la mort de
François Ier. Outre les quatre Maries de la reine, les vaisseaux
amenaient encore en France trois de ses frères naturels, parmi
lesquels était le prieur de Saint-André, Jacques Stuart, qui devait
plus tard abjurer la foi catholique et, avec le titre de régent du
royaume et sous le nom de comte de Murray, devenir si fatal à la
pauvre Marie. De Brest, Marie se rendit à Saint-Germain-en-
Laye, où Henri II, qui venait de monter sur le trône, la combla de
caresses, puis l’envoya dans un couvent où étaient élevées les
héritières des plus nobles maisons de France. Là, les heureuses
dispositions de Marie se développèrent. Née avec le coeur d’une
femme et la tête d’un homme, Marie acquit non seulement tous
les talents d’agrément qui constituaient l’éducation d’une future
reine, mais encore les sciences positives qui sont le complément
de celle d’un habile docteur. Aussi, à l’âge de quatorze ans, elle
prononça, dans une salle du Louvre, devant Henri II, Catherine
de Médicis et toute la cour, un discours latin de sa composition
dans lequel elle soutenait qu’il sied bien aux femmes de cultiver
les lettres et que c’est une injustice et une tyrannie que d’ôter aux
fleurs leurs parfums en reléguant ainsi les jeunes filles dans les
soins de leur intérieur. On comprend de quelles manière une future
reine, soutenant une pareille thèse, dut être accueillie dans la
cour la plus lettrée et la plus pédante de l’Europe. Entre la littérature
de Rabelais et de Marot touchant à son déclin et celle de
Ronsard et de Montaigne, qui marchaient à leur apogée, Marie
devint reine de poésie, trop heureuse qu’elle eût été de ne jamais
porter d’autre couronne que celle que Ronsard, Dubellay,
Maison-Fleur et Brantôme lui posaient chaque jour sur la tête.
Mais elle était prédestinée. Au milieu de ces fêtes qu’essayait de
ressusciter la chevalerie mourante arriva la fatale joute des
Tournelles: Henri II, frappé d’un éclat de lance au défaut de sa
visière, alla se coucher avant l’âge auprès de ses ancêtres, et
Marie Stuart monta sur le trône de France, où du deuil de Henri
elle passa à celui de sa mère, et du deuil de sa mère, à celui de
son époux.
Marie ressentit cette dernière perte en femme et en poète; son
coeur se répandit en larmes amères et en plaintes harmonieuses.
Voici les vers qu’elle fit alors:
En mon triste et doux chant,
D’un ton fort lamentable,
Je jette un deuil tranchant
De perte incomparable,
Et en soupirs cuisants
Passe mes meilleurs ans.
Fut-il un tel malheur
De dure destinée,
Ni si triste douleur
De dame fortunée
Qui mon coeur et mon oeil
Vois en bière et cercueil?
Qui dans mon doux printemps
Et fleur de ma jeunesse,
Toutes les peines sens
D’une extrême tristesse,
Et en rien n’ai plaisir
Qu’en regret et désir.
Ce qui m’étoit plaisant
Me devint peine dure;
Le jour le plus luisant
Est pour moi nuit obscure,
Et n’est rien si exquis
Qui de moi soit requis.
J’ai au coeur et à l’oeil
Un portrait, une image,
Qui figure mon deuil
Sur mon pâle visage
De violettes teint,
Qui est l’amoureux teint.
Pour mon mal estranger,
Je ne m’arrête en place;
Mais j’en ai beau changer,
Si ma douleur n’efface:
Car mon pis et mon mieux
Sont les plus déserts lieux.
Si en quelque séjour,
Soit en bois, soit en prée,
Soit sur l’aube du jour,
Ou soit sur la vesprée,
Sans cesse mon coeur sent
Le regret d’un absent.
Si par fois vers les cieux
Viens adresser ma vue,
Le doux trait de ses yeux
Je vois en une nue;
Si les baisse vers l’eau,
Vois comme en un tombeau.
Si je suis en repos,
Sommeillant sur ma couche,
J’oy qu’il me tient propos,
Je le sens qu’il me touche;
En labeur, en recoy,
Toujours est près de moy.
Je ne vois autre objet,
Si beau qu’il se présente,
À qui que soit subjet
Oncques mon coeur consente:
Exempt de perfection
À cette affection.
Mets chanson icy fin
À si triste complainte
Dont sera le refrain
Amour vraie et non feinte,
Qui, pour séparation,
N’aura diminution.