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Titre : La forme

Auteur : Sully Prudhomme Recueil : Stances et poèmes, 1865

Le soleil fut avant les yeux, La terre fut avant les roses, Le chaos avant toutes choses. Ah ! que les éléments sont vieux Sous leurs jeunes métamorphoses ! Toute jeunesse vient des morts : C'est dans une funèbre pâte Que, toujours, sans lenteur ni hâte, Une main pétrit les beaux corps Tandis qu'une autre main les gâte ; Et le fond demeure pareil : Que l'univers s'agite ou dorme, Rien n'altère sa masse énorme ; Ce qui périt, fleur ou soleil, N'en est que la changeante forme. Mais la forme, c'est le printemps : Seule mouvante et seule belle, Il n'est de nouveauté qu'en elle ; C'est par les formes de vingt ans Que rit la matière éternelle ! Ô vous, qui tenez enlacés Les amoureux aux amoureuses, Bras lisses, lèvres savoureuses, Formes divines qui passez, Désirables et douloureuses ! Vous ne laissez qu'un souvenir, Un songe, une impalpable trace ! Si fortement qu'il vous embrasse, L'Amour ne peut vous retenir : Vous émigrez de race en race. Époux des âmes, corps chéris, Vous vous poussez, pareils aux fleuves ; Vos grâces ne sont qu'un jour neuves, Et les âmes sur vos débris Gémissent, immortelles veuves. Mais pourquoi vous donner ces pleurs ? Les tombes, les saisons chagrines, Entassent en vain des ruines Sans briser le moule des fleurs, Des fruits et des jeunes poitrines. Pourquoi vous faire des adieux ? Le même sang change d'artères, Les filles ont les yeux des mères, Et les fils le front des aïeux. Non, vous n'êtes pas éphémères ! Vos modèles sont quelque part, Ô formes que le temps dévore ! Plus pures vous brillez encore Au paradis profond de l'art, Où Platon pense et vous adore !