Titre : Le pauvre malheureux
Auteur : Marie De France
J'ai éprouvé le désir de rappeler un lai que j'ai entendu raconter.
Je vous en dirai l'histoire et vous citerai le nom de la ville d'où il vient ainsi que son titre.
On l'appelle
Le
Pauvre
Malheureux mais beaucoup aussi le nomment
Les
Quatre
Deuils.
En
Bretagne, à
Nantes, habitait une dame d'une parfaite beauté, d'une excellente éducation et d'une distinction sans pareille.
Il n'y avait aucun chevalier du pays avec quelque mérite
qui eût pu la voir ne serait-ce qu'une fois sans l'aimer ni la courtiser.
Mais elle ne pouvait pas les aimer tous et elle ne voulait pas non plus les faire mourir.
Il vaudrait mieux rechercher l'amour de toutes les dames d'un pays qu'ôter à un fou son morceau de pain car celui-ci voudrait aussitôt vous frapper.
La dame au contraire sait gré
à un soupirant de ses bonnes intentions.
Même si elle ne veut pas l'écouter,
elle ne doit pas avoir pour lui des paroles injurieuses
mais elle doit l'honorer et l'estimer,
lui témoigner son empressement et le remercier.
Cette dame dont je veux vous conter l'histoire
et qui était tant courtisée
pour sa beauté et son mérite,
les chevaliers lui faisaient la cour nuit et jour.
En
Bretagne, il y avait quatre barons
dont je ne saurai vous donner les noms.
Ils étaient encore bien jeunes
mais ils étaient tous très beaux
et c'étaient de preux et vaillants chevaliers,
larges, courtois et généreux.
Très estimés,
ils faisaient partie des nobles du pays.
Tous les quatre ' aimaient la dame
et s'appliquaient à se dévouer à cet amour.
Pour obtenir l'amour de la dame,
chacun faisait tout son possible.
Chacun la voulait pour lui
et consacrait tous ses efforts à la conquérir.
Aucun d'entre eux ne doutait
de réussir mieux que les autres.
La dame se montre fort avisée.
Elle prend un délai de réflexion
pour savoir et pour se demander
lequel il serait préférable d'aimer.
Us étaient tous d'un tel mérite
qu'elle ne pouvait choisir le meilleur.
Pour en avoir choisi un, elle ne veut pas en perdre trois.
Elle se montre très avenante à l'égard de chacun d'eux;
elle leur offre ses gages d'amour,
elle leur envoie ses messages.
Chacun savait ce qu'il en était au sujet des autres
mais aucun ne pouvait rompre.
Par son dévouement et ses prières,
chacun pensait l'emporter sur les autres.
Lors des réunions de chevaliers,
chacun veut être le premier
à bien faire, s'il en est capable,
pour plaire à la dame.
Tous les quatre la considéraient comme leur amie ;
tous portaient ses gages d'amour',
anneau, manche ou banderole
et chacun avait pris son nom comme cri de ralliement.
Elle les aime tous les quatre et les retient auprès d'elle
jusqu'à ce qu'un jour, après une fête de
Pâques,
un tournoi soit annoncé
sous les murs de
Nantes.
Pour affronter les quatre amants
sont venus d'autres régions,
des
Français et des
Normands,
des
Flamands et des
Brabançons,
des
Boulonnais et des
Angevins,
ainsi que leurs proches voisins.
Tous s'y rendirent avec plaisir
car cela faisait longtemps qu'ils attendaient ce moment.
Le soir du tournoi,
ils s'affrontèrent très durement.
On arma les quatre amants
et ils sortirent de la ville.
Leurs chevaliers les suivirent
car c'était sur eux que reposait le poids du combat.
Les chevaliers du dehors ' les reconnurent
à leurs bannières et à leurs écus.
Ils envoient contre eux des chevaliers,
deux de
Flandre, deux du
Hainaut,
prêts à donner la charge.
Aucun d'entre eux ne reste à distance
et les quatre les voient venir ;
ils n'ont aucune envie de s'enfuir.
Lance baissée, piquant des deux,
chacun repère son adversaire.
Ils se heurtèrent avec une telle violence
que les quatre chevaliers du dehors tombèrent de
cheval.
Les assaillants n'avaient cure des destriers qu'ils abandonnèrent sans leur maître, préférant rester auprès des chevaliers à terre.
Mais ces derniers furent secourus par leurs
hommes.
L'arrivée des renforts provoqua une mêlée générale
où maints coups d'épée furent portés.
La dame se trouvait sur une tour.
Elle aperçoit parfaitement ceux de son camp et les autres.
Elle voit ses amants se défendre fort bien
mais ne sait pas lequel mérite le plus son estime.
Le tournoi commença.
Les rangs s'étoffèrent et devinrent très denses.
Devant la porte ce jour-là
se multiplièrent les passes d'armes.
Les quatre amants de la dame se battaient si bien
qu'ils furent reconnus comme les meilleurs
jusqu'à la tombée de la nuit
où ils durent se séparer.
Mais ils s'exposèrent alors à un fol assaut
à l'écart de tout le monde et ils le payèrent cher.
Trois d'entre eux furent tués
et le quatrième fut si grièvement blessé
à la cuisse ' et au corps
qu'une lance le traversa de part en part.
On les frappa au flanc
et tous les quatre tombèrent de cheval.
Ceux qui les blessèrent mortellement
jetèrent leurs écus sur la lice.
Ils étaient profondément affligés pour eux
car ils ne l'avaient pas fait exprès.
La rumeur et la nouvelle se répandirent.
Jamais on n'entendit de telles plaintes.
Les chevaliers de la cité se rendent sur place
sans redouter leurs adversaires.
Du fait de leur douleur,
deux mille chevaliers se mirent à délacer leur ventaille
et à s'arracher cheveux et barbes.
Le deuil était partagé par tous.
Chaque cadavre fut déposé sur un écu.
Ils les portèrent ensuite dans la cité
auprès de la dame qui les avait aimés.
Celle-ci s'évanouit et s'effondra.
Quand elle revint à elle,
elle déplora la perte de chacun d'eux en l'appelant par son nom :
«
Hélas ! dit-elle.
Que ferai-je ?
Plus jamais je ne connaîtrai le bonheur.
J'aimais ces quatre chevaliers
et mon désir se portait sur chacun d'eux en particulier.
Il y avait en eux tant de qualités !
Ils m'aimaient plus que tout au monde.
Leur beauté, leur courage,
leur valeur, leur générosité
firent que je les ai incités à m'aimer.
Je ne voulais pas les perdre tous pour n'en retenir qu'un seul.
Je ne sais pas lequel je dois plaindre le plus.
Je ne peux plus ni me cacher la chose
ni feindre qu'elle n'existe pas.
Je vois un blessé et trois morts
et plus rien au monde ne peut m'apporter du réconfort.
Je ferai donner une sépulture aux morts
et si le blessé peut se rétablir,
je m'occuperai volontiers de lui
et je lui trouverai de bons médecins. »
Elle le fait porter dans ses appartements
et demande qu'on procède à l'ultime toilette des autres.
Avec une grande tendresse et très noblement,
elle leur fait revêtir de somptueux vêtements.
Elle fait de grandes aumônes et des donations importantes
à une très importante abbaye
où ils furent enterrés.
Que
Dieu leur accorde sa miséricorde !
Elle avait fait venir de savants médecins
et leur confia le chevalier blessé
qui était couché dans sa chambre.
Il finit par se rétablir.
Elle allait souvent le voir
et le réconfortait avec une grande bonté.
Mais elle regrettait les trois autres
et manifestait pour eux une grande douleur.
Un jour d'été, après le repas, la dame parlait avec le chevalier.
Mais elle se souvenait de sa grande douleur et elle baissait la tête et les yeux puis se mettait à songer.
Il se prit alors à l'observer et s'aperçut qu'elle méditait.
Il lui adressa alors la parole : «
Dame, vous êtes toute troublée ! À quoi pensez-vous ?
Dites-le-moi !
Oubliez votre chagrin !
Vous devriez plutôt rechercher le réconfort. —
Ami, dit-elle, je songeais et me souvenais de vos compagnons.
Jamais une dame de mon rang, aussi belle, aussi valeureuse et avisée soit-elle, ne pourra aimer quatre hommes tels que vous en
même temps ni les perdre en un seul jour, si toutefois l'on vous met à part puisque vous n'avez été que blessé.
Mais comme vous avez dû craindre de mourir!
Puisque je vous ai tant aimés, je veux que l'on garde le souvenir de ma douleur.
Je ferai donc un lai sur vous quatre et je l'intitulerai:
Les
Quatre
Deuils.
Dès qu'il l'entendit, le chevalier lui répondit sans tarder : «
Dame, composez le lai nouveau mais intitulez-le plutôt :
Le
Pauvre
Malheureux.
Je vais vous expliquerpourquoi il doit porter ce titre.
Les trois autres, depuis quelque temps déjà, ont fini leur temps.
Durant toute leur vie, ils ont épuisé en pure perte
la peine qu'ils souffraient
pour avoir éprouvé de l'amour envers vous.
Mais moi qui en suis sorti vivant,
me voilà plongé dans le malheur !
Celle que j'aime le plus au monde,
je la vois aller et venir,
elle me parle soir et matin
et je ne peux jamais éprouver la joie
de l'embrasser ni de l'enlacer,
ni aucune autre joie, si ce n'est celle de lui parler.
Tels sont les cent maux que vous me faites souffrir
et il vaudrait mieux pour moi obtenir la mort.
Voilà pourquoi il faudrait intituler le lai en pensant à moi.
Il s'appellera :
Le
Pauvre
Malheureux.
Quiconque le nommera
Les
Quatre
Deuils
modifiera son vrai titre.
—
Ma foi, répondit la dame, cela me convient!
Appelons-le donc
Le
Pauvre
Malheureux.
C'est ainsi que le lai fut commencé
puis achevé et publié.
Parmi les premiers qui le répandirent,
certains le nommèrent
Les
Quatre
Deuils.
Chacun des noms lui convient bien
car il correspond bien à l'histoire.
On l'intitule habituellement :
Le
Pauvre
Malheureux.
Il s'achève ici.
Il ne contient rien de plus.
Je n'en ai pas entendu davantage et je n'en sais rien de plus.
Je ne vous en raconterai pas davantage.