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Vieillesse

126 poésies en cours de vérification
Vieillesse

Poésies de la collection vieillesse

    E

    Esther Granek

    @estherGranek

    Le bonheur Dans le château de mon enfance Fait de nuages et d’espérance Dans ce taudis où je suis né Où j’ai eu faim sans murmurer Où s’engouffraient les vents mauvais Et s’étirait l’aube glacée Où les jours étaient des années Je possédais sans le savoir Encore l’immense don de croire Que le bonheur est quelque part Dans la chambre de ma jeunesse Remplie d’amour et de promesses De mes idées de mes projets De mes vieux disques ébréchés Et de poèmes inachevés Et de mes phrases grandiloquentes Et de mon génie en attente Dans le printemps de mon ardeur Je chérissais au fond du cœur L’espoir d’un immense bonheur Dans ma maison d’homme de bien Dans l’acajou et le satin Qu’on peut caresser de la main Et se dire tout cela est mien Dans mes trésors accumulés Dans ma fonction parachevée Dans mes revenus bien placés Et dans le temps qui s’est enfui Je cherche encore jusqu’aujourd’hui Un bonheur qui s’est rétréci Dans la maison de ma vieillesse Dans ma demeure aux nombreuses pièces Seul un petit coin me suffit Alors errant dans mes lambris Je voudrais jeter aux cochons Les perles de ma distinction Les fers forgés les bois taillés Les peintures sur toile étalées Et faire fleurir encore une fois Ce bonheur qui n’est plus déjà Qu’un blanc fossile comme moi.

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    E

    Esther Granek

    @estherGranek

    Velléités Sur ma voie parallèle au chemin de la vie et comme hors du circuit parfois je me rebelle… Voyez tous ces visages. Ils ignorent le mien. Tel est mon paysage, et tel mon quotidien. Alors qu’eux… Alors qu’eux (et j’enrage et j’en perds mon langage), alors qu’eux se côtoient et sans fin se coudoient !… Et dedans ce brassage : ils s’échinent, ils festoient, ils prospèrent, ils déchoient, ils s’étreignent, ils guerroient, se pourvoient, se fourvoient, et se fanent… ou verdoient. Tout ce monde tournoie. Et moi… je merdoie… Sur ma voie parallèle au chemin de la vie et comme hors du circuit, parfois je me rebelle…

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    Francis Jammes

    Francis Jammes

    @francisJammes

    J'ai vu, dans de vieux salons... J'ai vu, dans de vieux salons, des tableaux flamands, où, dans une auberge noire, on voyait un type qui buvait de la bière, et sa très mince pipe avait un point rouge et il fumait doucement. Il avait le nez violet et bonne mine, c'était peut-être un très heureux négociant qui avait des vaisseaux très lourds, des bâtiments pleins de beaux ornements dorés allant en Chine. Il faisait le commerce des draps recherchés, des épices, et devait avoir dans sa chambre des choses drôles, des pipes à gros bout d'ambre, des vestes de femmes turques, de beaux objets. Il avait sans doute une femme rouge et blanche qu'il caressait le soir dans son lit de richard. Et il vivait considéré, se levant tard, pour aller se promener, le poing sur la hanche.

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    Francis Jammes

    Francis Jammes

    @francisJammes

    J'écris dans un vieux kiosque... J'écris dans un vieux kiosque si touffu qu'il en est humide et, comme un Chinois, j'écoute l'eau du bassin et la voix d'un oiseau — là, près de la chute (chutt! !) d'eau. Je vais allumer ma pipe. Ça y est. J'en égalise la cendre. Puis le souvenir doucement descend en inspiration poétique. « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux » et je m'embête, je m'embête de ne pas assister à une ronde de petites filles aux grands chapeaux étalés. — Cora! tu vas salir le bas de ton pantalon, en touchant à ce vilain chien. Voilà ce qu'eussent dit, dans un soir ancien, les petites filles au bon ton. Elles m'auraient regardé, en souriant, fumer ma pipe tout doucement, et ma petite nièce eût dit gravement : Il rentre faire des vers maintenant. Et ses petites compagnes, sans comprendre, auraient arrêté une seconde le charmantage de leur ronde, croyant que les vers allaient se voir — peut-être. — Il a été à Touggourt, ma chère, eût dit le cercle des écolières plus âgées. Et Nancy eût déclaré : il y a des sauvages et des dromadaires. Puis, j'aurais vu déboucher sur la route le caracolement des ânes de plusieurs messieurs et de plusieurs dames revenant, le soir, d'une cavalcade. Mon cœur, mon cœur, ne retrouveras-tu que dans la mort cet immense amour pour ceux que tu n'as pas connus en ces tendres et défunts jours ?

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    François Coppée

    François Coppée

    @francoisCoppee

    Angélus I Tapi dans les rochers qui regardent la plage, Au pied de la falaise est le petit village. Sur les vagues ses toits ont l’air de se pencher, Et ses mâts de bateaux entourent son clocher. C’est en mai. – L’Océan, dans ces belles journées, A l’azur tiède et clair des méditerranées. Il chante, et le soleil rend plus brillante encor Son écume glissant le long des sables d’or. L’odeur du flot se mêle aux parfums de la terre Et, là-bas, le petit jardin du presbytère, A mi-côte, est rempli de fleurs et de rayons. Blond, rieur et chassant aux premiers papillons, Un bel enfant y joue et va, sur la pelouse, Du vieux prêtre en soutane au vieux bonhomme en blouse Qui sont là, l’un disant ses prières tout bas, L’autre arrosant des fleurs qu’il ne regarde pas, Car pour mieux voir l’enfant, qui court dans la lumière, L’un néglige ses fleurs et l’autre sa prière ; Et tous les deux se font des sourires joyeux. Le prêtre est le curé de l’endroit ; l’autre vieux En est le fossoyeur. Le premier dans sa cure Mène depuis vingt ans sa douce vie obscure. Ce juste a fait le bien, ainsi qu’il l’a prêché, Et se laisse appeler bonhomme à l’évêché, Sans s’étonner et sans que son zèle en décroisse. Comme le cimetière est près de la paroisse, Qu’il est bien seul, qu’il aime à deviser un peu En se chauffant les pieds, le soir, au coin du feu, Et comme il n’entend rien aux choses maritimes, Le fossoyeur et lui sont devenus intimes. Car c’est, à la campagne, un causeur assuré Qu’un soldat vétéran auprès d’un vieux curé. Celui-là, revenu dès longtemps au village, Invalide vaincu par la guerre et par l’âge, Trop vieux pour devenir laboureur ou marin, Est fossoyeur, et chante, aux grands jours, au lutrin. Or, c’est un compagnon agréable au vieux prêtre, Disant trop longuement ses batailles, peut-être, Mais résigné, naïf, n’engendrant point l’ennui, Et que le curé sait doux et bon comme lui. Tous deux s’aiment. Et quant au bel enfant qui joue, Le ciel dans le regard, l’aurore sur la joue, Et pour lequel ils ont ce sourire attendri, C’est Angelus, l’enfant trouvé, leur fils chéri. Ces cheveux blonds au vent sont la dernière flamme Qui se reflète encore au miroir de leur âme ; Et, parmi les bleuets et les coquelicots, Ce bon rire aux éclats vibrants et musicaux Leur fait une vieillesse encore ensoleillée. Car naguère ils étaient bien seuls, et la veillée Leur semblait longue. Assis près de l’âtre et rêvant, Tandis qu’ils écoutaient les longs sanglots du vent Et la mer se brisant aux rochers des presqu’îles, Un nuage passait sur leurs âmes tranquilles. La causerie avec le foyer s’éteignait. Le vieux prêtre fermait son livre, et se signait Comme contre un désir coupable et qu’on repousse ; Le vétéran vidait sa pipe sur son pouce ; Et tous deux se taisaient, songeant qu’ils étaient seuls Et que tous ces vieux morts, cousus dans leurs linceuls, Qui venaient réclamer de l’un une prière Et de l’autre un trou noir au fond du cimetière, Avaient du moins autour de leur pauvre cercueil Des femmes qui pleuraient et des enfants en deuil ; Que ces gens se faisaient répéter la promesse Que l’on n’oublierait rien, ni les fleurs, ni la messe : Et qu’eux, lorsqu’ils seraient à jamais endormis Sous terre, ils n’auraient point de parents ni d’amis Pour arracher l’ortie et la ronce mauvaise Frissonnant sur leur tombe au vent de la falaise. Un soir le fossoyeur, d’un ton mal assuré Et les deux mains au feu, dit : « Monsieur le curé, Puisque vous savez tout, vous devriez me dire Ce qui fait qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas rire ; Cependant, sans avoir besoin d’être indulgents, Nous pouvons nous donner comme deux braves gens. Je ne sais rien, c’est vrai ; que le bon Dieu m’assiste ! Mais pourquoi notre cœur, étant pur, est-il triste ? » – C’est vrai, » dit le curé. Puis, après un moment De silence, il reprit ; bas et timidement : « Oui, nous avons rendu, malgré la chair fragile, A César comme à Dieu ce que veut l’Évangile, Et nous n’avons ni l’un ni l’autre fait le mal. Nos cœurs sont innocents comme au jour baptismal ; Rien ne les assombrit et rien ne les déprave, Le mien étant pieux et le vôtre étant brave. Priant pour les vivants et prenant soin des morts, Nous vieillissons ici, calmes et sans remords. Et pourtant notre vie est triste ! – Au point, dit l’autre, Que vous, monsieur l’abbé, vous, plus saint qu’un apôtre, Je vous ai vu jeter, dans vos jours de souci, Un regard envieux aux plus pauvres d’ici. – Le pêcheur, dit le prêtre, heureux parmi les hommes, N’a pas du laboureur les ennuis économes ; Il a la mer ; il a sa plage de galets Pour prendre du varech et sécher ses filets ; Et, si les flancs épais de sa barque normande Regorgent de saumon, de congre ou de limande, Oublieux du péril auquel il s’exposa, Il revient tout joyeux à son feu de colza, Sans penser que demain il faut qu’il recommence Sa bataille éternelle avec la mer immense, Et pose à son retour des baisers triomphants Sur les fronts inégaux de ses petits enfants. Un enfant ! C’est cela qui nous manque peut-être. Nous n’avons pas d’enfant, hélas ! Et le vieux prêtre Reprit, en tisonnant tout doucement son feu : « Tous les moyens sont doux, ami, de plaire à Dieu. Il est doux d’obéir, d’être humble et d’être chaste ; Mais notre cœur humain est-il donc si peu vaste, Que la patrie et Dieu, dans ce cœur enfermés, N’y puissent laisser place à des êtres aimés ? Pourtant Dieu, c’est l’amour. lisait bien que nous sommes Aimants ; et puis c’est grand, cela : faire des hommes. Vivre au milieu de fils chrétiens, c’est aussi beau Que servir un autel ou défendre un drapeau. Ce doit être un devoir bien plus lourd qu’on ne pense, Oui, mais qui porte en lui sa chère récompense. Nous n’avons pas d’enfant, voilà ! ? Certainement, Dit l’autre. Quand j’étais encore au régiment, Et quand, les pieds meurtris aux cailloux des montagnes, Je m’en allais coucher chez les gens des campagnes, Qui m’accueillaient fort mal et n’avaient d’autre soin Pour moi que de passer leur fourche dans le foin, Parfois, en attendant qu’on fît de la lumière, J’ai vu de beaux enfants jouer dans la chaumière, Et je leur ai souri. Mais il fallait passer Sans leur dire un seul mot et sans les embrasser, Et s’en aller dormir sur son sac, dans la grange. Mais ces fois-là j’étais plus las, et, c’est étrange, Je repartais le cœur plus sombre. » Et, soupirant, Ils restèrent au coin de leur foyer mourant, Sans entendre, du fond de leur pénible rêve, Se lamenter au loin l’Océan sur la grève. II Si le son de la cloche est triste, il l’est bien plus L’hiver, quand vient la nuit et quand c’est l’angelus Qui sonne lourdement au clocher du village, Rythmé par les sanglots de la mer sur la plage. Dans les cœurs son écho lugubre retentit : Celle qui reste songe à celui qui partit Sur sa barque parmi la brume et la tempête, Et se demande, auprès du rouet qui s’arrête, Si là-bas, dans les flots, son homme, le marin, A comme elle entendu les coups du grave airain, Et si, malgré la lame affreuse qui grommelle, Il s’est bien souvenu de se signer comme elle. Ayant sonné la cloche et dit les oraisons, Les deux vieillards allaient regagner leurs maisons Et se disaient adieu sur le seuil de l’église, Quand ils virent, gisant sur une pierre grise, Quelque chose de blanc qu’on avait laissé là ; Et, s’étant approchés tous deux, il leur sembla Que cela remuait vaguement. Le vieux prêtre, Inquiet, se pencha vite et put reconnaître Que c’était un pauvre être à peine emmailloté, Un enfant qu’une mère horrible avait jeté, Profitant du sommeil confiant de l’enfance, En passant, dans ce coin, presque nu, sans défense, Comme un voyageur las jette au loin son fardeau. « Hélas ! dit le curé, qui des mains du bedeau Prend le pauvre petit, notre raison humaine Est folle en voulant fuir la route où Dieu la mène. Vous avez vu par nous vos desseins outragés, Dieu très juste, et voici comment vous vous vengez. L’autre soir, nous sentions dans nos âmes farouches Fermenter les désirs coupables, et nos bouches Ont prononcé tout bas des propos envieux. Mais vous vous êtes dit : « Ces deux hommes sont vieux : « Leur voyage fut long ; ils sont las de leur course ; « Ils ont besoin d’un peu d’ombre et de quelque source ; « Ce sont de vrais chrétiens, ce sont de bons amis ; « Il faut leur pardonner. » Et vous avez permis Que notre foi n’eût plus même ce seul obstacle. Merci ! Que cet enfant, donné par un miracle, Bonheur que nos vieux jours n’auraient jamais rêvé, Porte le nom de l’heure où nous l’avons trouvé : Qu’il s’appelle Angelus ! c’est un nom de prière. Mon Angelus, je vous baptise au nom du Père, Du Fils et de l’Esprit ! – Amen ! » dit le soldat. Et, de peur que le vent de mer n’incommodât Davantage l’enfant tout transi sur les pierres Et qui ne rouvrait pas encore ses paupières, En prenant à travers un terrain labouré Ils rentrèrent en hâte au logis du curé. Là, pour faire du feu, le soldat s’agenouille ; De son vieux manteau noir le curé se dépouille Et reste ainsi, portant le petit sur les bras, Et tout semblable, dans son naïf embarras, Au saint Vincent de Paul des naïves images. Jadis un autre enfant, celui vers qui les mages, Écoutant dans le ciel un mystique concert Et suivant une étoile à travers le désert, Vinrent pour présenter l’or, l’encens et la myrrhe, L’enfant divin, l’enfant Jésus qu’encore admire Le monde qui pourtant a brisé tous ses dieux, L’enfant de Bethléem parut moins radieux, Dans sa crèche adorable, aux pèlerins augustes, Que cet enfant trouvé ne parut à ces justes, Lorsque sur le lit blanc et pur comme un berceau Ils l’eurent déposé dans son sommeil d’oiseau, Et que sous le profond rideau qui se soulève Ils le virent tous deux continuer son rêve. « Oui-da ! dit le soldat qui tenait le rideau, Le bon Dieu nous a fait un bien joli cadeau. Nous voulions un enfant, c’est comme dans un conte, Le voilà. Nous allons l’élever et, j’y compte, Plus tard en faire un gars robuste et bien portant. C’est entendu, monsieur le curé. Mais pourtant Il faut aussi songer à ce qui va s’ensuivre. Vous êtes, vous, d’abord, éduqué comme un livre : L’enfant saura de vous tout ce qu’il faut savoir. Moi, pour les menus soins, je me flatte d’avoir La chose d’employer le fil et les aiguilles. Mais, voilà : nous avons vécu loin des familles, Loin des berceaux ; jamais on ne nous révéla Comme on s’y prend avec ces petits êtres-là. Leur parler, vous savez le langage des anges, Ce n’est rien. Mais ôter et remettre leurs langes, Les nourrir comme il faut et leur dire ces chants Qui les font s’endormir alors qu’ils sont méchants, Les soigner, eux toujours malades et débiles, A cela, voyez-vous ! nous serons malhabiles. Qu’y faire ? Une servante ?… Eh ! nous ne pourrions pas La payer. Faites-vous toujours vos deux repas ? Pour nous, les serviteurs sont des gens trop avides. Et tous vos pauvres, qui s’en iraient les mains vides ! Puis, quel autre aussi bien que nous en aurait soin ? – Comment, une servante ! il n’en est pas besoin, Dit le vieux prêtre avec son bon regard sincère. Nous saurons bien ce qui lui sera nécessaire. Nous désirions un fils, Dieu nous l’envoie : ainsi, Ce n’est pas, à coup sûr, pour qu’il sorte d’ici. En lui donnant d’abord toute notre tendresse, Nous ne commettrons pas de grave maladresse. Nous sommes, il est vrai, très pauvres ; mais enfin Notre enfant ne mourra ni de froid ni de faim : J’ai de beau linge blanc tout plein ma vieille armoire, Et je pourrais encor vous remettre en mémoire, Mon cuisinier d’un jour, que, quand vient Monseigneur, Notre hospitalité nous fait assez d’honneur, En ajoutant tout bas que pour Son Éminence Un jour passé chez moi n’est pas jour d’abstinence. – Vos poulets ? votre vin ? pour qui ? pour ce petit ? Mais à son âge on n’a pas si bon appétit Qu’un archevêque ; et c’est bien plus tard qu’on les sèvre. – Eh bien, en attendant, nous aurons une chèvre… Et puis je vous défends de rire du clergé. – Bien, ne vous fâchez pas, la bonne a son congé. C’est dit. L’enfant aura d’abord quelque surprise De votre robe noire et de ma barbe grise ; Mais nous lui sourirons ; puis, nous n’y pouvons rien. Vous, monsieur le curé, pour sûr, vous saurez bien Ce qu’il lui faut, vous qui savez soigner les âmes ; Les vieux prêtres, mais c’est aussi doux que les femmes ! Et vous avez les mains blanches comme les leurs. Moi, j’aimerai l’enfant comme j’aime mes fleurs, Et nous pourrons mener jusqu’au bout ce caprice, D’apprendre le métier de mère et de nourrice. » Et pendant ce temps-là le pauvre enfant trouvé, Sur l’oreiller moelleux, comme sur le pavé, Dormait toujours, charmant d’abandon et de grâce. Les deux vieillards baisaient sa petite main grasse, Et puis la reposaient doucement sur le lit. Comme on penche le front sur un livre qu’on lit, Ils se tinrent longtemps inclinés sur sa couche, Retenant leur haleine et le doigt sur la bouche. Puis, par un enfantin regard persuadant L’autre qui lui faisait signe d’être prudent, Et comme n’y pouvant résister, le vieux prêtre, Au risque d’éveiller le charmant petit être, Silencieusement le baisa sur le front. Angelus ébaucha de son bras rose et rond Ce geste vague et mou du réveil qui s’approche, Tandis que, s’adressant en secret un reproche, Vite se reculait le vieil audacieux, Au fond très satisfait de voir s’ouvrir les yeux De l’enfant, comme afin d’orienter ses voiles Le marin est heureux du lever des étoiles. L’enfant, qui s’éveilla doucement, leur sourit. Alors, courbant le front, le bon curé le prit Dans ses mains, que rendaient fébriles son grand âge, Mais que la peur faisait trembler bien davantage ; Et, se sentant le cœur plus inquiet encor Que le jour où, vêtu de la chasuble d’or, Et selon la promesse aux chrétiens garantie, Pour la première fois il consacra l’hostie, Il vint s’asseoir auprès du feu qui pétillait ; Et, cependant qu’avec lenteur il dépouillait L’enfant de ses haillons liés par des ficelles, S’étonnant de ne pas lui découvrir des ailes, Le fossoyeur, avec un air tout réjoui, Se tenait immobile et debout devant lui, L’encourageant des yeux et le regardant faire. Et cette heure leur fut exquise. L’atmosphère Était intime. A peine entendait-on le bruit Du vent et de la mer qui pleuraient dans la nuit. Le colza sec brûlait, clair, dans la cheminée ; Toute la vieille chambre était illuminée. La bouilloire chantait gaîment devant le feu En laissant échapper son mince filet bleu ; Et le petit enfant, frêle espérance d’âme, Content de se sentir tout nu devant la flamme, Sur les genoux des deux vieillards extasiés Serrait ses petits poings, frottait ses petits pieds Et murmurait, le front ballant et l’œil atone, Son doux vagissement heureux et monotone. III Comme le presbytère est joyeux maintenant ! Bien qu’au bord de la mer il soit moins rayonnant, Le printemps, qui sourit parmi les giboulées, Éclaire le gazon frileux dans les allées, Réchauffe le vieux seuil, le cep en espalier, Et vient mourir au bas du gothique escalier. Le jardin rajeunit, rempli de pousses vertes. L’éclat de rire sort des fenêtres ouvertes. La brique a le ton rose et charmant d’un décor, Et le chaume brillant pétille comme l’or. Ah ! si le jardin sombre et les vieux murs moroses Se sont transfigurés si vite, si les roses Ont si vite chassé l’ortie et le chardon, Si la tendre espérance et l’aimable pardon De floréal ont pris ce coin noir pour leurs fêtes, Si plus pures et plus exquises se sont faites Pour ce lieu les senteurs premières des lilas, Si ce miracle advint, c’est que tu t’y mêlas, C’est que tu l’accomplis sans le savoir, Enfance ! C’est qu’une sympathique et douce connivence S’installe entre ta grâce et la grâce d’avril ; C’est qu’un enchaînement adorable et subtil Comme lui t’embellit de charme et de surprise, Fait ton rire semblable aux chansons de sa brise Et l’or pâle de ta chevelure pareil Aux rayons étonnés de son jeune soleil ! Car de longs mois, depuis cette nuit de novembre Où près des deux vieillards et dans la vieille chambre, Confiant, protégé par leur regard ami, Pour la première fois l’enfant avait dormi, De bien longs mois, de bien doux mois, toute une année D’extase stupéfaite et de joie étonnée Avait passé, bien chère et trop courte pour eux. Et dès le lendemain de ce jour bienheureux Ils avaient entrepris leur délicat ouvrage. D’abord ils avaient craint les dangers du sevrage ; Mais tout semblait venir en aide à leur dessein. Rejeton du malheur, né sur un maigre sein Avare de son lait comme de sa tendresse, Angelus, élevé sans soin et sans caresse, N’étant pas mort, hélas ! s’était vite endurci, Car la misère tue ou rend robuste. Aussi, Plus fort que ne le sont les bambins de cet âge, Il supportait déjà la soupe et le laitage. Ensuite, autre souci, cet enfant inconnu Avait été trouvé par eux à peu près nu Il fallait le vêtir au plus tôt, faire emplette De toile, lui fournir sa layette complète, Payer quelque ouvrière enfin ; et justement Le curé n’était pas bien riche en ce moment ; Ses pauvres de la veille avaient vidé ses poches. Et le voilà déjà s’accablant de reproches Et se disant tout haut, d’un air très irrité, Qu’il était imprudent et que la charité Comme cela, c’était une chose coupable. Mais le soldat, fronçant le nez d’un air capable, Prit les deux meilleurs draps dans l’armoire en noyer, Et, s’armant de ciseaux, il se mit à tailler Des ronds et des carrés dans le vieux linge jaune. Parfois il devenait rêveur, prenait une aune, Se trompait, puis jetait ses ciseaux, plein d’effroi, Comme un tailleur gâtant le bleu manteau d’un roi. Le bon prêtre, ignorant comme une vieille fille Et stupéfait, le vit enfiler son aiguille, Coudre longtemps, soufflant très fort à chaque point, Puis enfin, d’un air grave, essayer sur son poing Un tout petit bonnet d’enfant du premier âge. Ce n’était pas parfait ; mais, sans perdre courage, Le bonhomme, étouffant quelquefois un juron, Vite en tailla plusieurs sur le même patron. Sans doute il essuyait bien souvent ses lunettes, Les coutures n’étaient ni droites ni bien nettes, Mais le vieil apprenti des choses du berceau, Le soir, eut terminé tout le petit trousseau. Pour eux ce fut alors une douce existence : Ces hommes maladroits, mais remplis de constance, Tâchaient de deviner, enchantés et surpris, Ces mille petits soins qu’ils n’avaient pas appris, Intuition du cœur, science maternelle, Qu’avec l’enfant conçu la femme porte en elle. Certes, ce ne fut pas d’abord sans embarras. Lorsque Angelus pleurait en leur tendant les bras, Souvent ils ne savaient que faire ni que dire. Que lui fallait-il donc ? Un baiser ? un sourire ? On les lui prodiguait. Que voulait-il enfin ? Souffrait-il ? avait-il sommeil ? avait-il faim ? Et puis, comme toujours un esprit qui travaille Découvre, ils découvraient ; et de chaque trouvaille, De chaque invention de leur ardent amour, Ils se sentaient le cœur heureux pour tout un jour ; Et le bonheur est fait de ces riens éphémères. Ils allaient à tâtons, consultaient les commères Du village, et prenaient des conseils très prudents Pour l’âge où le petit devrait faire ses dents. O candeur ! ils avaient des fiertés de nourrices, Et quand l’enfant dormait tout nu, montrant ses cuisses Où le sang rose et pur venait à fleur de peau, Les yeux brillants de joie, ils disaient : « Qu’il est beau ! » Angelus grandissait, et, sur ces entrefaites, Un beau jour il voulut marcher. Nouvelles fêtes ! Ces vieux, avec leurs dos voûtés et leurs pas lents, Semblaient faits pour guider les efforts chancelants De ce petit garçon, leur fils et leur élève. Chaque soir, sur le sable humide de la grève Ils le firent marcher, surveillant avec soin Ses progrès, chaque jour allant un peu plus loin, Et, plus tard, chaque jour allant un peu plus vite. L’encourageant par un bon rire qui l’invite, Chacun d’eux soutenait un des bras de l’enfant ; Et celui-ci parfois s’arrêtait, triomphant, Après un petit pas qui lui semblait immense, Heureux ainsi qu’on l’est toujours quand on commence ; Et les deux bons vieillards étaient tout égayés Lorsque Angelus, ouvrant de grands yeux effrayés, Jetait un léger cri, douce et claire syllabe, Devant la fuite oblique et bizarre d’un crabe, Ou quand il leur fallait, en se baissant un peu, L’aider à ramasser le coquillage bleu Ou le petit galet joli comme une perle Que jetait à leurs pieds la vague qui déferle. Et quel triomphe encor quand, s’étant hasardé, Un beau matin l’enfant courut sans être aidé ! Depuis lors il allait en avant, eux derrière. Le curé regardait par-dessus son bréviaire, Et l’autre se frottait les mains, l’air tout joyeux. Et quand leur fils courait trop vite, les deux vieux Hâtaient le pas, l’abbé refermait son gros livre, Et tous les deux riaient de ne pouvoir le suivre. Toute leur vie était pleine de ce marmot. Après le premier pas, ce fut le premier mot. Chaque jour amenait sa nouvelle surprise. Et comme le bonheur nous égare et nous grise, Le petit Angelus n’avait pas seulement Trouvé parmi ses cris ce vague bégaiement, Effort de la pensée éclose qui s’envole Et qui ressemble à peine encore à la parole, Que déjà le curé, plein d’ardeur et rêvant A le faire bientôt devenir très savant, Cherchait dans un coin noir de sa bibliothèque Son vieux savoir latin et sa science grecque, Et rouvrait ses bouquins de poussière chargés, Se reprochant de les avoir tant négligés, Et critiquant tout bas la Messe et l’Évangile Qui le brouillaient avec la langue de Virgile. Pourtant, sans honte, ainsi qu’un tout jeune garçon, Il se remit à l’œuvre, apprenant sa leçon Tous les jours et vivant sur son dictionnaire, Comme lorsqu’il était au petit séminaire. Pour mieux se souvenir, souvent il récitait Du latin à voix haute, et, quand il s’arrêtait Cherchant le mot perdu dans son livre d’étude, Le vétéran disait : Amen ! par habitude. Ils étaient donc heureux tout à fait ; et le soir Près du berceau chéri tous deux venaient s’asseoir, Et, le cœur attendri, silencieux, timides, Ils contemplaient l’enfant avec des yeux humides. IV Or le printemps avait sept fois fleuri ; l’été, Dardant sur les blés mûrs son or diamanté, Avait sept fois donné sa moisson, et l’automne Sa vendange, et l’hiver sa neige monotone. Auprès des deux vieillards l’enfant avait grandi, Mais sans prendre cet air libre, vif, étourdi, Ce goût des jeux bruyants et ce doux caquetage Qu’on trouve d’ordinaire aux garçons de cet âge : Sa grâce ? les enfants sont toujours gracieux ? Était comme voilée et craintive ; ses yeux Cachaient une douleur dans leur azur sincère ; Il était pâle et doux comme une fleur de serre ; Son sourire était rare et contraint. Souffrait-il ? Peut-être ; mais d’un mal bien lent et bien subtil, Et qui, ne s’exprimant jamais par une plainte, Ne pouvait éveiller l’affectueuse crainte Des deux vieillards naïfs, qui trouvaient justement L’enfant, dans sa douceur malade, plus charmant. Pourtant, s’il suffisait, pour que la fleur qui pousse Embaumât le jardin d’une haleine plus douce Et pour que l’enfant prît des forces chaque jour, D’un rayon généreux de soleil et d’amour, Angelus, qu’entourait deux fois l’amour d’un père, Aurait dû, tout pareil à la fleur qui prospère, S’épanouir en fraîche et robuste santé. Si le baiser longtemps et souvent répété Faisait éclore seul les roses sur la joue ; Si la bonté d’un cœur d’aïeul qui se dévoue, La tendresse tremblante et toujours en éveil, Le front à cheveux blancs penché sur le sommeil, Suffisaient pour servir de garde et de défense A ce fragile espoir qu’on appelle l’enfance, Angelus, délivré des langes du berceau, Aurait dû s’élancer, léger comme un oiseau, Par la nature et faire en courant bien des lieues, Fou des insectes d’or et des fleurettes bleues, Heureux, libre, voulant tout sentir, tout saisir, Tout connaître, cédant à l’avide désir, Tapageur, les cheveux emmêlés par les branches, Mordant les fruits trop verts de toutes ses dents blanches, Faisant rire avec lui les échos du chemin Et prenant sans effroi des bêtes dans sa main ! Mais non ! le jeune fils des deux vieux, au contraire, Par aucun jeu d’enfant ne se laissait distraire. Souvent, ouvrant ses yeux étonnés et chercheurs, Il regardait passer les enfants des pêcheurs, Qui, lorsque revenait la saison douce et belle, Allaient au bois voisin, en longue ribambelle, Cueillir des mûres ou chasser les papillons. Il regardait passer ces gaîtés en haillons, Qui couraient les pieds nus et d’aurore coiffées, Et ces blouses, et ces culottes étoffées De grands-pères, et ces cheveux blonds sans bonnet, Leur faisait un sourire, et puis s’en revenait, Marchant à petits pas, rêveur et solitaire, Tout seul, dans le jardin calme du presbytère. Quand il voyait l’enfant revenir et s’asseoir, Son père le soldat, qui tenait l’arrosoir Ou passait le râteau sur quelque plate-bande, En écoutant au loin chanter la folle bande, Grommelait, de son air affable et belliqueux : « Voyons donc, fainéant, va jouer avec eux. » Mais l’enfant, sans prêter l’oreille aux cris de fête, Soupirait, secouait négligemment la tête Et s’approchait du vieux pour lui dire : « Pourquoi ? Je m’amuse bien mieux quand je suis avec toi. » Puis Angelus passait bien des heures à lire ; Et le savoir n’est pas le père du sourire. Il lisait trop. D’abord ce désir curieux Avait rendu le bon curé tout glorieux : Tel le semeur qui voit prospérer ses semailles. Ce jeune esprit déjà plein d’heureuses trouvailles, Ces prompts étonnements, ces vives questions, Au vieux prêtre inspiraient quelques ambitions, Car Angelus avait toujours aimé le livre. A peine avait-il eu jadis besoin de suivre Le doigt ridé qui montre en tremblant l’alphabet. Le piège était tentant ; le bonhomme y tombait, Et parfois sa science était tout étonnée Quand l’enfant, sachant plus que la leçon donnée, Avec son éternel « Pourquoi ? » l’embarrassait. Il ne comprenait pas le danger : il laissait Angelus absorbé dans ses livres d’estampes, Et n’apercevait pas palpiter à ses tempes Les rêves trop pesants pour ce jeune cerveau Avide avant le temps d’étrange et de nouveau. Et chaque jour, malgré le calme de l’asile Où sa vie aurait dû couler, pure et facile, Dans les fleurs en été, près de l’âtre en hiver, Malgré le souffle sain et puissant de la mer Qui caressait son front sans y mettre le hâle, Angelus devenait plus souffrant et plus pâle ; Et de ce mal visible à peine, mais profond, Les vieux ne savaient rien, presque contents au fond ? Car chez les plus aimants l’égoïsme sommeille ? Que cette enfance fût moins fraîche et moins vermeille, Mais plus tendre et toujours présente à leur foyer. Tous deux s’étaient hâtés bien vite d’oublier Leurs doutes de jadis. On leur eût fait offense De leur dire à présent ce qu’il faut à l’enfance. Ils croyaient seulement que leur fils n’était pas Un être comme un autre, et se disaient tout bas Que leur affection avait fait ce prodige. Ils étaient étonnés de leur œuvre ; et, que dis-je ! De cette ardeur précoce, où déjà s’épuisait Angélus, leur orgueil paternel s’amusait. Hélas ! leur ignorance était seule coupable, Non pas leur cœur ; et tout ce dont était capable De soin, de dévoûment et d’amour, en effet, Leur vieillesse naïve et bonne, ils l’avaient fait. Mais malgré tout, malgré leur charité divine, Ils n’avaient pas appris ce qu’il faut qu’on devine ; Et leurs cerveaux, trop froids, ne pouvaient plus avoir L’instinct, bien plus puissant encor que le savoir. Car la grande Nature est jalouse : elle exige Qu’on ne s’écarte pas des règles qu’elle inflige, Et ne fait si chétif l’enfant qui naît au jour, Que pour qu’il soit aimé d’un plus prudent amour A cause des soucis et des craintes qu’il donne ; Elle veut que cet œil flottant et qui s’étonne Ne puisse supporter l’immense éclat des cieux Sans l’avoir vu d’abord reflété par les yeux De la mère, qui veille à côté de la couche ; Elle veut que, cruelle et rude, cette bouche Pour y boire le lait morde à même le sein ; Elle ordonne, dans son immuable dessein, Un travail réciproque à tous ceux qu’elle affame, Aux mères pour l’Enfant, aux époux pour la Femme ; Elle ne peut avoir pitié des célibats ; Ni les autels sacrés, ni les nobles combats Ne sauraient un instant plier sa règle austère, Et toujours elle dit : « Malheur au solitaire ! » Oui, ces deux justes, oui, ces excellents vieillards, Dont tous les battements de cœur, tous les regards Étaient pour cet enfant adorablement triste, Ne voyaient pas, dans leur amour presque égoïste, Que pour cet être, espoir de leur humble maison, Leur étreinte était une étouffante prison ; Que sur ce faible front leur sénile tendresse Appuyait trop longtemps la trop lente caresse ; Qu’Angelus en souffrait, et que chaque baiser Venait encore plus l’abattre et l’épuiser ; Qu’à son sourire, fleur exquise de sa lèvre, Volaient les papillons obsédants de la fièvre, Et qu’enfant pressentant déjà le séraphin, Sans regret et sans plainte il se mourait enfin. Car Angelus, nature affectueuse et douce, Ignorait tout à fait le geste qui repousse. A ces baisers mortels, dont il était brisé, Toujours il présentait son sourire lassé Et se jetait au cou du soldat et du prêtre. On meurt d’être aimé trop comme de ne pas l’être, Et c’est un mal divin dont nul ne se défend. Une mère aurait lu dans les yeux de l’enfant La fatale langueur de ce mal qui s’ignore. Elle eût dit : « C’est assez ! » Les vieux disaient : « Encore ! » Et par leur faute, et dans leurs bras, et sous leurs yeux, Angelus se mourait, martyr délicieux ! O Nature ! c’était pourtant bien peu de chose : Laisser vivre un enfant, laisser croître une rose, Épargner ce dernier supplice à ces deux saints, Cela n’importait pas beaucoup à tes desseins. Ne se peut-il donc pas, ô Mère, que tu veuilles Qu’en un an l’arbrisseau pousse deux fois ses feuilles ? Et si, sous le soleil d’automne, et trop hâtifs, Ses rameaux ont donné quelques bourgeons chétifs, Faut-il toujours, faut-il, hélas ! que tu l’accables Sous ton hiver et sous tes neiges implacables ? Pourtant c’était l’espoir de l’antique forêt. Ces chênes, dont le cercle auguste l’entourait Et peut-être au printemps jetait sur lui trop d’ombre, Ne pourront-ils, alors que revient le temps sombre, Étendre jusqu’à lui leurs grands bras paternels ? Non, tu ne changes rien aux ordres éternels ! Non ! Avril renaîtra sans que l’arbre renaisse, Et, retrouvant encore un effort de jeunesse, Les vieux troncs, tout pourris sous le lierre, verront Le feuillage épuisé reverdir à leur front ; Et ces aïeux, dont l’âme altière et résignée Ne craignait même plus les coups de la cognée, En voyant ce trépas qui précède le leur, Les vieux chênes des bois gémiront de douleur ! V Ce soir-là, – c’était vers le milieu de septembre, – Les vieillards et l’enfant avaient gardé la chambre, Angelus se sentant plus malade et plus las. Le prêtre et le soldat, les deux pères, hélas ! Ne pouvaient se douter que la fin fût si proche. Ils étaient sans effroi, se sentant sans reproche. « Ce sera, pensaient-ils, un malaise d’un jour. » Et leur bonheur n’était pas troublé, leur amour Les trompant, et l’enfant donnant à sa caresse Toujours plus de fiévreuse et de mièvre tendresse. Auprès de la fenêtre, où fraîchissait le soir, Dans son large fauteuil le curé fit asseoir Angelus ; et tous trois devant le clair de lune Écoutèrent mourir les lames sur la dune. Abandonné, fermant ses beaux yeux à demi, L’enfant, qui se mourait, paraissait endormi. La sueur sur son front collait ses cheveux d’ange ; Et, d’un geste navrant, mais plein d’un charme étrange, Il cherchait vaguement, comme on cherche un appui, Les mains des deux vieillards, assis auprès de lui. Mais ceux-ci ne pouvaient deviner sa souffrance : Leurs cœurs simples étaient toujours pleins d’espérance ; Et, pensant qu’Angelus ne les entendait pas, Avec un bon sourire ils échangeaient tout bas Les décevants projets et les douces chimères, Comme auprès des berceaux en évoquent les mères. « Puisque voilà l’enfant près de nous endormi, Disait le prêtre, il faut songer, mon bon ami, Que, pour qu’il soit heureux plus tard, notre prière Ne suffit pas. Voyons à choisir sa carrière. Notre Angelus devient grand garçon, et déjà Sa jeune âme, que Dieu jusqu’ici protégea, Blanc calice, s’entr’ouvre et cherche la lumière. Nous avons bien guidé son enfance première : Il ne sait rien encor de mauvais ni d’amer ; Il n’a vu jusqu’ici que le ciel et la mer ; Par la chanson du flux son âme fut bercée, Et l’azur est moins pur que sa fraîche pensée Et que ses sens nouveaux encore appesantis, Car la grande nature est bonne aux tout petits. Mais il faut profiter de l’heureuse minute. Nous sommes vieux. Demain, seul, il faudra qu’il lutte ; Et, comme le devoir paternel le prescrit, Nous devons lui donner les armes de l’esprit. Je ne désire pas, moi, qu’il se fasse prêtre. Oh ! qu’il soit bon chrétien, que la foi le pénètre, Qu’il aime et qu’il espère enfin, et qu’il soit tel Qu’un lys pur qui fleurit à l’ombre de l’autel ! Mais, si j’en puis juger par sa petite enfance, J’aimerais mieux ? que Dieu pardonne mon offense ! Que la vocation de grâce lui manquât, Car pour le sacerdoce il est trop délicat. C’est en souffrant qu’il faut que le pasteur travaille Pour ses brebis. Il faut qu’il se lève et qu’il aille Par la nuit, bien avant le petit point du jour, Sous la bise, à travers les terres de labour, Emportant dans un coin du manteau le ciboire, Et cherchant, tout au fond de la campagne noire, A découvrir enfin au douteux horizon La lueur qui trahit la funèbre maison Où quelque agonisant, quand il arrive à l’heure, Lui montre en blasphémant sa famille qui pleure, Son foyer sans fagot et sa huche sans pain. Puis, avec l’eau bénite et la bière en sapin, Il faut le lendemain qu’il revienne et qu’il donne Au mort une prière, aux vivants son aumône, Et, s’il n’a pas d’argent, qu’il en trouve, et qu’il ait Pour ses pauvres toujours du pain bis et du lait. Et, s’il chemine un jour, heureux, lisant son livre, Respirant les sentiers en fleurs, et qu’un homme ivre, Qui sort du cabaret et qu’il ne connaît point, L’appelle fainéant en lui montrant le poing, Il faut que sans pâlir il subisse l’insulte. Et puis ce n’est pas tout. Le serviteur du culte A bien d’autres soucis, et l’on ne peut savoir Combien grave et combien austère est son devoir, Car la tentation est bien près de la faute. Pourquoi, près de la chaire où l’on parle à voix haute, Ce confessionnal où l’on parle tout bas ? Il faut l’aide de Dieu pour n’y succomber pas. Ne nous le prends donc point, Seigneur, pour ton service, Et permets qu’à tel point il ignore le vice Que même pour l’abattre, il y soit étranger ; Car, tu le sais, l’agneau ne peut être berger. – Et maintenant, monsieur le curé, reprit l’autre, A mon tour, n’est-ce pas ? car cet enfant est nôtre, Et je suis comme vous le père d’Angelus. Pas de soutane, soit ! pas de sabre non plus. Très souvent le plumet tricolore dérange Les projets. Ces gamins ont un goût fort étrange Pour les habits dorés tout partout sur le corps Comme ceux des housards et des tambours-majors. Sachant qu’ils n’aiment pas beaucoup qu’on les chicane, On les laisse d’abord chevaucher sur sa canne Et grimper aux genoux comme on grimpe aux remparts ; C’est gentil. Puis un jour ils vous disent : « Je pars. » Et ce jour-là ce sont des hommes pour la tête ; Et l’on reste à pleurer tout seul comme une bête. Et voilà qu’ils s’en vont à la guerre là-bas, Dans des pays affreux d’où l’on ne revient pas. Ils meurent, et les vieux les suivent. C’est stupide ! Veillons-y. Le petit m’a l’air d’un intrépide. Quand il se portait mieux, il grimpait aux pruniers Les plus hauts. Le dimanche, il va voir les douaniers, A l’heure où le sergent fait faire la parade. Morbleu ! qu’il n’aille pas, le petit camarade, Vouloir être soldat, ou nous nous fâcherons ! – Bien, bien ! dit le curé, nous y réfléchirons. Sans être cardinal ni maréchal de France, Angelus peut encor passer notre espérance. L’enfant a tant d’esprit qu’il m’étonne souvent : Ce sera quelque artiste ou bien quelque savant ; Et, quoi qu’il soit d’ailleurs, nous en ferons un juste. Mais avant tout il faut qu’il devienne robuste, Qu’il retrouve son rire et ses fraîches couleurs. Mes livres sont mauvais : qu’il coure dans vos fleurs ! Une leçon vaut moins pour lui qu’une culbute A cette heure. Ainsi donc, ajournons la dispute. Tous deux en étaient là de leurs propos joyeux, Lorsque Angelus ouvrit tout doucement les yeux Et de cet air malin, si charmant dans l’enfance, Il leur dit : « C’est fort bien. On arrange d’avance Ce qu’on fera plus tard de son enfant gâté. Mais je ne dormais pas, et j’ai tout écouté. Savez-vous que c’est mal de disposer des autres ? Pourtant n’ayez pas peur, car, sans gêner les vôtres, Je puis vous confier maintenant mes projets. Ils sont très sérieux, vous verrez ! Je songeais Depuis assez longtemps, pères, à vous les dire. Ces livres dans lesquels vous m’apprîtes à lire Et ce vaste Océan qui berce mon sommeil Me les ont inspirés et m’ont donné conseil. Je veux être marin sur la mer. Ces volumes, Que j’épelais jadis si mal, puis que nous lûmes Ensemble et qu’aujourd’hui je relis couramment, M’ont parlé de pays au ciel toujours clément, Aux arbres toujours verts, pleins d’oiseaux magnifiques, Où l’on allait porté par les flots pacifiques. Je veux partir pour ces pays délicieux. Ce ciel gris m’est fatal. Quand je ferme les yeux, Tout prend la couleur d’or du soleil dans mes rêves ; Et les vagues au loin murmurant sur les grèves Me disent – car j’entends des mots dans leurs rumeurs : – « Viens avec nous, et fuis ces climats où tu meurs ! » Pères, ne tentez pas d’arrêter mon courage Et ne me parlez pas d’écueils et de naufrage ; Car j’ai lu quelque part, et c’était arrivé, Que toujours un marin, un seul, s’était sauvé A la nage, à cheval sur une vieille planche, Et qu’il voyait bientôt poindre la voile blanche D’un navire passant pour lui porter secours. Moi, je serai celui qui se sauve toujours. Si je tarde longtemps, il est bien inutile D’avoir peur. Non. C’est que je serai dans une île Où je m’établirai comme a fait Robinson, En attendant qu’il passe un brick à l’horizon. Il arrive toujours, le moment qu’on espère. Alors, je reviendrai. Ce n’est pas vrai, ce père Qui pleure et devient vieux, et dit : « Pauvre petit ! » De son fils, grand garçon déjà quand il partit. Les contes n’ont jamais une fin si fatale. L’enfant revient toujours à la maison natale, Près des vieux. On s’assied en cercle autour du feu, Et, pour les effrayer beaucoup, il ment un peu. Comme les voyageurs de mes belles lectures, Je vous raconterai toutes mes aventures. Vous verrez, en ouvrant de grands yeux ébahis, Toutes les mers, tous les peuples, tous Ies pays Où m’auront promené la voile et la machine. Je vous rapporterai des choses de la Chine. Vous verrez le trois-mâts glissant près des îlots Avec son pavillon qui traîne sur les flots, Et le peuple tout nu, très noir et très sauvage, Qui nous suit en tirant des flèches du rivage, Et ce sera charmant, et vous m’embrasserez Au beau milieu de mon récit, et vous serez Tout surpris de ma barbe et de mon air si grave. Aux beaux endroits, tout bas, vous direz : « Qu’il est brave ! Vous sourirez, et vous m’embrasserez encor, Et vous jouerez avec mes épaulettes d’or. Mais, je le sais, il faut un long apprentissage. Et dès demain je vais bien apprendre, être sage, Lire beaucoup, veiller sous ma lampe l’hiver ; Et puis je m’en irai pour longtemps sur la mer. » Il se tut, souriant à quelque intime joie. Et, comme un affamé qui réclame une proie, L’Océan qui montait gronda dans les rochers. Les astres de la nuit furent soudain cachés. L’enfant agonisait ; mais la voix sépulcrale De la lame étouffait le bruit sourd de son râle. Alors comme brisé par ce qu’il avait dit, Angelus referma ses beaux yeux et tendit Aux deux amis ses mains plus froides et plus molles. Mais sur ceux-ci déjà les bizarres paroles De l’enfant moribond exerçaient leur pouvoir. Sombres, ils regardaient ce ciel devenu noir, Ils écoutaient le bruit plus sinistre des vagues, Et se sentaient venir au cœur ces craintes vagues Qu’on repousse, mais dont l’âme en vain se défend. Sans doute ce n’étaient que des rêves d’enfant, Inspirés par un livre ou bien par quelque image, Qu’ils laissent aussitôt sans dire : « C’est dommage ! » Et qui durent un jour ou deux pour la plupart. Mais tout cela parlait d’absence, de départ, Avec une éloquence étrange et captivante ; Et l’âme des vieillards était dans l’épouvante. Les yeux toujours fermés, le petit Angelus Reprit tout bas : Venez plus près, je n’y vois plus. Le ciel et l’Océan sont noirs comme l’ébène. Ce que je vous ai dit vous a fait de la peine Tout à l’heure. Il faudra tâcher de l’oublier. Pères, j’ai maintenant un rêve singulier. Est-ce un rêve ? Prenez mes deux mains dans les vôtres. Les astres dans la mer les uns après les autres Sont tous tombés, tombés ! Et dans le ciel en deuil, Ainsi qu’un christ d’argent sur le drap d’un cercueil, Il n’en reste plus qu’un. Vous devez le connaître, Celui-là ; car il brille au haut de ma fenêtre, Le soir, et je le vois de mon cher petit lit ; Et c’est le seul qui reste au ciel. Mais il pâlit ! Il a l’air aussi d’être attiré par le gouffre. On dirait qu’il s’éteint et l’on dirait qu’il souffre. Regardez ! le voilà qui file, qui s’enfuit !… Il est tombé !… J’ai froid, j’ai peur !… Et c’est la nuit ! » En prononçant ce mot, ? c’était le mot suprême ! ? Le petit Angelus s’affaissa sur lui-même. Sa bouche ouverte et l’orbe éteint de ses grands yeux S’emplirent d’un effroi vague et mystérieux. Les vieillards, égarés et crispant la narine, Virent son front trop lourd tomber sur sa poitrine, Et ses petites mains, qu’ils lâchèrent alors, Pesamment et d’un coup glisser contre son corps. Pure, à travers la nuit profonde et solennelle, L’âme de l’enfant mort venait d’ouvrir son aile, Ainsi que d’une salle ouverte à l’air du soir S’envole un papillon silencieux et noir. Après un long regard échangé sans rien dire, Un long regard chargé d’horreur et de délire, Les vieillards, abattus par un terrible effort, Tombèrent à genoux devant Angelus mort. Ils restèrent ainsi toute la nuit, farouches, Collant les froides mains du cadavre à leurs bouches, Atterrés, leurs sanglots muets les étouffant, N’osant lever les yeux sur le front de l’enfant Qui prenait la blancheur dure et froide des pierres. Mais, comme s’il était gravé sous leurs paupières, Ce visage chéri, qu’ils ne voulaient plus voir, Leurs yeux, leurs yeux fermés, toujours sur un fond noir Distinguaient Angelus, penché d’un air débile, Pâle et leur souriant d’un sourire immobile. Ah ! cette nuit, tandis qu’ils se désespéraient, Était-ce seulement leur enfant qu’ils pleuraient ? Ne s’accusaient-ils pas, ces deux hommes candides ? Ne maudissaient-ils pas leurs cheveux blancs stupides ? Ne comprenaient-ils pas enfin, les malheureux, Que cet être adorable était tué par eux ? Que l’absurde consigne et la vaine prière, Auxquelles ils avaient donné leur vie entière, Avaient fait leur malheur et leur aveuglement ? Que prier seulement, combattre seulement, Cela n’est pas assez pour l’homme, et qu’il est lâche Et mauvais de n’avoir ici-bas qu’une tâche ? Qu’il faut que chacun soit amant et père un jour ; Que la loi du devoir est une loi d’amour ; Qu’être seul, cela tue et cela paralyse ; Que la famille, c’est la patrie et l’église ; Que l’épée au fourreau doit orner le foyer ; Que les yeux de l’enfant font croire et font prier ; Que si tous deux, le vieux soldat et le vieux prêtre, Ils n’avaient pu sauver ce pauvre petit être, A qui pourtant leur cœur entier se dévouait, C’est qu’ils l’avaient aimé comme on aime un jouet ; Que leur expérience était une chimère ; Qu’ils n’étaient que de vieux enfants ; et qu’une mère, Qui, dans l’humble maison d’un pauvre matelot, Balaye et lave, et met les légumes au pot, Et ravaude son linge, et file sa quenouille, Et tout à la fois baise, allaite et débarbouille Six marmots qu’elle voit autour d’elle courir, Eût fait vivre l’enfant qu’ils avaient fait mourir ? Le matin les surprit aux genoux du cadavre. Et puis ce fut l’histoire ordinaire, et qui navre : Dernier regard qu’on jette au cher enseveli, Dernier baiser qu’on pose au front déjà pâli, Et plus rien ! Mais pour ces vieillards le sort complice Rendit plus douloureux et plus long le supplice. Le prêtre ? il était prêtre, hélas ! – dut sur le corps De son enfant chanter les prières des morts, Lui jeter l’eau bénite en sanglotant, et boire Ses pleurs qui se mêlaient au vin dans le ciboire. Il dut l’accompagner jusqu’au dernier logis, Où le soldat, les yeux par les larmes rougis, Dut sous son vieux sabot pousser la lourde bêche Et couvrir le cercueil de terre toute fraîche. Maintenant ils sont seuls. Tout est déjà rentré Dans l’ordre d’autrefois chez le pauvre curé. Assis au feu, chauffant leurs vieilles mains tremblantes, Ils laissent, sans parler, s’enfuir les heures lentes, Ne sachant rien, sinon que leur enfant est mort. Mornes, sans l’accepter, ils subissent le sort. Le soldat fait ses trous, le prêtre dit sa messe. Ils vivront peu ; mais dans la suprême promesse C’est à peine s’ils ont encor gardé la foi. On lit dans leurs regards je ne sais quel effroi Quand ils sortent tous deux en grand deuil de l’église, Au moment où le soir répand son ombre grise. Et le pêcheur, qui passe et qui les reconnaît, Regarde, tout timide, en ôtant son bonnet, Descendre du parvis les deux vieillards funèbres, Tandis que vibre encore au loin dans les ténèbres, Long, triste et solennel comme leur désespoir, Le dernier tintement de l’angelus du soir.

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    François Coppée

    François Coppée

    @francoisCoppee

    Je suis un pale enfant du Vieux Paris... Je suis un pâle enfant du vieux Paris, et j'ai Le regret des rêveurs qui n'ont pas voyagé. Au pays bleu mon âme en vain se réfugie, Elle n'a jamais pu perdre la nostalgie Des verts chemins qui vont là-bas, à l'horizon. Comme un pauvre captif vieilli dans sa prison Se cramponne aux barreaux étroits de sa fenêtre Pour voir mourir le jour et pour le voir renaître. Ou comme un exilé, promeneur assidu, Regarde du coteau le pays défendu Se dérouler au loin sous l'immensité bleue, Ainsi je fuis la ville et cherche la banlieue. Avec mon rêve heureux j'aime partir, marcher Dans la poussière, voir le soleil se coucher Parmi la brume d'or, derrière les vieux ormes, Contempler les couleurs splendides et les formes Des nuages baignés dans l'occident vermeil, Et, quand l'ombre succède à la mort du soleil, M'éloigner encor plus par quelque agreste rue Dont l'ornière rappelle un sillon de charrue, Gagner les champs pierreux, sans songer au départ, Et m'asseoir, les cheveux au vent, sur le rempart. Au loin, dans la lueur blême du crépuscule, L'amphithéâtre noir des collines recule, Et, tout au fond du val profond et solennel Paris pousse à mes pieds son soupir éternel. Le sombre azur du ciel s'épaissit. Je commence A distinguer des bruits dans ce murmure immense, Et je puis, écoutant, rêveur et plein d'émoi, Le vent du soir froissant les herbes près de moi, Et parmi le chaos des ombres débordantes, Le sifflet douloureux des machines stridentes, Ou l'aboiement d'un chien, ou le cri d'un enfant, Ou le sanglot d'un orgue au lointain s'étouffant, Ou le tintement clair d'une tardive enclume, Voir la nuit qui s'étoile et Paris qui s'allume

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    François Coppée

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    Le justicier À Théodore de Banville L’an mil quatre cent trois, juste un mois après Pâques, Le jour des bienheureux saint Philippe et saint Jacques, Très-haut et très-puissant Gottlob, dit le Brutal, Baron d’Hildburghausen, comte de Schnepfenthal, Grand bailli d’Elbenau, margrave héréditaire De Schlotemsdorff, seigneur du fleuve et de la terre, Le doyen, le plus vieux des chevaliers saxons, Qui, sur l’armorial, porte les écussons De Rhun et de Gommern écartelés, l’unique Descendant d’une race altière et tyrannique, Après être allé voir pendre trois paysans Malgré la pluie et ses quatre-vingt-quatorze ans, Vers l’Angelus, après souper, presque sans fièvre Mourut, les bras en croix et l’hostie à la lèvre, En son château de Ruhn, sur l’Elbe. On arbora Le drapeau noir, et tout le pays respira. Car on était alors dans les guerres civiles ; L’ivrogne Wenceslas avait vendu les villes À prix d’or. Les seigneurs gouvernaient à leur gré, Et le vieux droit avait dès longtemps émigré. Or, il avait été cupide et sanguinaire Ce grand vieillard tout pâle et presque centenaire Que le drap dessinait sur son lit de repos. Il avait rétabli tous les anciens impôts ; Et ses hallebardiers, démons de violence, Faisaient payer les gens à coups de bois de lance : Impôt sur la vendange, impôt sur la moisson, Sur le gibier, sur les moulins, sur le poisson ; Impôt même sur ceux qui font pèlerinage ; Impôt toujours, et, quand on refusait, carnage. Le vieux margrave avait des vengeances d’enfer. Vêtu de fer, ganté de fer, masqué de fer, Il arrivait, suivi de ses piquiers avides, Et d’un geste faisait garnir les gibets vides. Les vassaux par le fer, la corde ou le bâton Mouraient ; les jeunes gens prenaient le hoqueton ; Mais les vieux, tout couverts de haillons et de lèpres, Il leur fallait aller, après l’heure des vêpres, Mendier un pain noir aux portes du couvent ; Et sur la grande route on rencontrait souvent Des mendiants douteux montrant d’horribles plaies. Les bourgeois, enterrant les sous et les monnaies, Avaient d’abord voulu se plaindre. Ils avaient pris Un des leurs, un de ces malcontents à fronts gris Qui portent des rouleaux auxquels pend une cire Et qui font la grimace en disant le mot : Sire, Pour aller supplier l’archevêque électeur À Trêves, en secret, et dire avec lenteur Et sans fiel leurs griefs au très-saint patriarche. Mais Gottlob, du prud’homme ayant su la démarche, Envoya devant lui deux beaux mulets très-lourds Portant ciboires d’or et chappes de velours ; Et l’électeur, du bien de Dieu trop économe, Reçut les dons et fit estraper le prud’homme. Et l’on se tut. Or la misère redoublait, Et Gottlob devenait centenaire. Il semblait Qu’on ne dût jamais voir la fin de ce supplice. Les vieilles lui donnaient le diable pour complice ; Et tous désespéraient, et l’on criait merci. Enfin il était mort ; c’était bien sûr. Aussi, Comme les petits nids des forêts sont en joie Quand la tempête emporte un vol d’oiseaux de proie, Le bon peuple à grands cris saluait ce départ En allumant des feux de nuit sur le rempart, Comme à Noël, après le temps des pénitences ; Et les manants dansaient en rond sous les potences. Dans le château fermé, prêtant l’oreille aux bruits Du lointain apportés par la brise des nuits, Les soldats, inquiets, veillaient aux meurtrières ; Et près du mort un moine était seul en prières. Assis dans un fauteuil de cuir, il rêvait, seul, Observant sur le corps le dessin du linceul Que rougissaient un cierge à droite, un cierge à gauche, Et comparant ce lit funéraire à l’ébauche Du marbre qu’on allait tailler pour le tombeau ; Ou, quand l’air plus glacé ravivait un flambeau Et détournait ainsi sa vague rêverie, Il regardait dans l’ombre une tapisserie Obscure où se tordaient confus des cavaliers ; Ou bien suivait de l’œil l’arête des piliers. Il était seul. Parfois une flamme hardie Sur les vitraux étroits reflétait l’incendie, Et les cris des vassaux en liesse au dehors Par instants arrivaient moins lointains et plus forts. Rigide sous le froc et pareil aux fantômes, Le moine s’était mis à réciter des psaumes Souvent interrompus d’un lent miserere, Quand soudain il pâlit, et son œil égaré S’emplit d’une épouvante effroyable et niaise ; Ses maigres doigts crispés aux deux bras de sa chaise, Il restait là, dompté, pétrifié, béant : Le margrave s’était dressé sur son séant, Voilé, blanc, et faisant de grands gestes étranges Pour se débarrasser de ses funèbres langes. Et celui qu’on croyait la pâture des vers Apparut tout à coup vivant, les yeux ouverts, Reconnut d’un regard vague et surpris à peine Le moine, les flambeaux, le crucifix d’ébène, Le bénitier plein d’eau bénite avec son buis, Et dit d’une voix claire : « Où suis-je ? Je ne puis Dire si je rêvais ou si j’étais mort. Moine, Mes neveux ont-ils pris déjà mon patrimoine Et jeté bas le rouge étendard du beffroi ? Suis-je défunt ou suis-je encor maître chez moi ? Réponds. Puis, comme j’ai la tête encor troublée, Cherche sur ce dressoir ma coupe ciselée, Et me verse un grand coup de vin. — En vérité, Dieu puissant, dit le moine, il est ressuscité ! — Ressuscité ? J’étais donc mort ? Par mes ancêtres, Je vais faire demain pavoiser mes fenêtres, Recevoir mes neveux du haut de mon balcon Et leur offrir à tous une chasse au faucon Quand ils viendront, la larme à l’œil, pour mes obsèques, Puis, après un repas comme en font nos évêques, Les renvoyer tous gris abominablement. » Le moine avec deux doigts se signa triplement Sur la poitrine, sur le front et sur la bouche, Se leva, fit un pas vers le vieillard farouche, Et, d’une voix encor palpitante d’émoi, Il dit : « Et maintenant, margrave, écoutez-moi. Tout à l’heure, à genoux près de votre cadavre, Je priais, en songeant que c’est chose qui navre Que de voir un vieillard, un grand seigneur, partir Sans avoir eu le temps de se bien repentir. Car l’absolution tombant des mains du prêtre Est encore soumise à l’Éternel peut-être ; Et, sans contrition, l’orémus dépêché Ne guérit point l’ulcère horrible du péché. C’est pourquoi je priais avec ferveur dans l’ombre. Nous vivons dans un siècle inexorable et sombre, Monseigneur, dans un temps très-pervers, où les grands Du malheur populaire, hélas ! sont ignorants. Les gens de guerre ont tant piétiné l’Allemagne Qu’il ne reste plus rien debout sur la campagne. Les moissonneurs sont sans besogne, et nous n’aurons Bientôt plus de travail que pour les forgerons ; C’est grand’pitié de voir les blés couchés, les seigles Perdus, et les festins des vautours et des aigles, Les seuls qui maintenant se nourrissent de chair ; On mendie à tous les moutiers ; le pain est cher ; Les villes ayant faim, les hameaux font comme elles ; Et les mères n’ont plus de lait dans leurs mamelles. De cela les puissants n’ont soucis ni remords. Et moi, qui dois prier ici-bas pour les morts, Ma prière est surtout pour les grands et les riches : Car je vois des vassaux en pleurs, des champs en friches Et des pendus bercés par le vent des forêts ; Car je songe, margrave, aux éternels arrêts, À la stricte balance où se pèsent les âmes, Et j’entends le joyeux crépitement des flammes Qu’attisé avec sa fourche énorme le démon. » Le margrave éclata de rire. « Un beau sermon, Dit-il. Et tu conclus ? — Que si la mort tenace Vous épargne, c’est une effrayante menace, Un avis du Très-Haut, et que votre cercueil Avant longtemps aura franchi le dernier seuil, Et que Dieu vous accorde, en son omnipotence, Gottlob, le juste temps de faire pénitence. — Tu le vois, dit Gottlob, j’écoute de mon mieux Ton homélie, étant aujourd’hui très-joyeux De n’avoir point quatre ais de chêne pour chemise. Ne crois pas cependant qu’elle te soit permise Davantage, et retiens que, si je le voulais, Je te ferais chasser par deux de mes valets Fouaillant derrière toi mes limiers pour te mordre Aux jambes. Maintenant je t’avais donné l’ordre De m’aller vilement quérir à boire ; va. » Le moine, qui s’était assis, se releva. Son froc l’enveloppait de grandes lignes blanches ; Ses mains en l’air sortaient, tremblantes, de ses manches, Et, sous l’ombre de sa cagoule, son regard S’attachait fixement sur le marquis. « Vieillard, Repens-toi ! cria-t-il. Avant que de descendre Au tombeau, va souiller tes cheveux blancs de cendre, Prends le cilice et prends la robe comme nous, Aux marches des autels use tes vieux genoux, Va chanter les répons et va baiser la pierre Des cloîtres, et, la nuit, couche dans une bière. Le martinet armé de ses pointes de fer Entretenant la plaie ardente sur ta chair, L’in pace, l’escalier gluant où l’on trébuche, Le jeûne, le pain noir et l’eau bue à la cruche, Sont doux pour un pécheur qui se repent si tard ! — Holà ! cria Gottlob, ridicule bâtard, Sache d’abord qu’il n’est qu’un vêtement qui m’aille : C’est mon habit de fer qu’on forgea maille à maille, Et que n’ont pu trouer les princes et les rois, Quand j’étais lieutenant du duc Rudolphe Trois Et sergent de combat du bon empereur Charles, Moi, Gottlob, haut seigneur de Ruhn, à qui tu parles. Sache aussi que tous ceux qui portent de grands noms Et qui se font broder en or sur leurs pennons Des mots latins parlant de courage et de morgue Ne savent point hurler des psaumes sous un orgue ; Que leur musique, c’est le bruit des éperons, C’est la note éclatante et fière des clairons, Le frisson des tambours et le joyeux murmure Des estocs martelant le cuivre d’une armure. Sache aussi que je hais les frocards et tous ceux Qui se cachent, poltrons, dans les cloîtres crasseux Et ne lavent leurs mains qu’en prenant l’eau bénite. Ainsi, tais-toi, bon frère, et m’obéis bien vite. » Le moine vers le lit fit encore deux pas. Redoute Dieu, qui passe et qui ne revient pas. Margrave, il est encor temps de sauver ton âme. Mais tu fus vil, tu fus cruel, tu fus infâme ; Tu sembles aujourd’hui ne plus te souvenir De tes crimes ; mais Dieu, qui les doit tous punir, Se rappelle, et la liste au ciel en est gravée : Au sac de Schepfenthal, qui s’était soulevée, Tu tuas d’un seul coup, stupide meurtrier, Un échevin courbé jusqu’à ton étrier ; Puis tu le fis couper en morceaux et suspendre Au portail du donjon, qu’alors on pouvait prendre Pour les crochets sanglants de l’étal des tripiers. À la chasse, une fois, tu te chauffas les pieds Dans le ventre béant d’un braconnier. Tes lances Faisaient autour de toi régner de noirs silences ; Mais qui t’aurait suivi sûrement t’eût rejoint Par le chemin sanglant que menaçaient du poing Les laboureurs avec leurs familles en larmes. Tu fis périr ta sœur enceinte. Tes gens d’armes Pillaient les voyageurs jusque dans les faubourgs ; Et tu fis promener, chevauchant à rebours Des pourceaux, les bourgeois qui refusaient les dîmes. J’en passe. Et quand tu meurs souillé de tous ces crimes, Et quand le Tout-Puissant, comme surpris de voir Ce monstre et te trouvant pour son enfer trop noir, Te repousse du pied sur la terre et t’accorde Le temps de lui crier enfin miséricorde, Le ciel par ton orgueil est encore insulté ! Apprends donc maintenant toute la vérité. Ah ! tu n’as pas assez d’un prêtre pour arbitre ? Eh bien ! vois cette flamme incendiant ta vitre ; Entends ces cris de joie au lointain éclatants. Écoute et souviens-toi. Lorsque depuis longtemps Un loup, un ours ou quelque autre bête sauvage Exerçait dans nos bois antiques son ravage, Et lorsqu’il est enfin tombé sous les épieux, Le soir sur les coteaux on allume des feux Autour desquels, grandis par les flammes rougeâtres, Dansent, lourds et joyeux, les chasseurs et les pâtres ; Marquis, c’est la coutume en Saxe, n’est-ce pas ? Puisqu’on en fait autant le jour de ton trépas, Et qu’on te traite ainsi qu’une bête féroce. — Silence ! » dit Gottlob avec un rire atroce. Et, se levant de ses deux poings sur l’oreiller, Livide, fou de rage, il se mit à crier : Ah ! vous mettez la flamme aux bûchers, misérables ! Ah ! vous jetez au feu les pins et les érables Où je taillais jadis vos poteaux de gibet ! Sans mon réveil, demain peut-être l’on flambait, Pour l’ébaudissement de toute la canaille, Avec mes ormes gris un margrave de paille ! Ah ! vous coupez gaîment, pour les mettre en fagots, Mes vieux chênes rugueux plantés du temps des Goths ! Soit ! puisque mon bon peuple aime le feu qui flambe, Dès ce soir, casque en tête et lance sur la jambe, J’accours pour voir s’il est joyeux et rayonnant, Le feu qu’on entretient de graisse de manant, Et je veux comparer les flammes et les braises. — Gottlob, Satan aussi prépare ses fournaises. Songe au feu qui rougeoie aux bouches des volcans ; Marquis, songe aux damnés tordus et suffocants Qui, perdus dans le gouffre et sous les sombres porches, Pour une éternité brûlent comme des torches ; Songe qu’il est un Dieu ; songe que tu mourras, Et que tous tes gibets de leur unique bras Te montrent le chemin de l’abîme. Margrave, Songe qu’après ta mort, toi qui fus noble et brave Et qui portais une hydre horrible à ton cimier, Tu seras faible et nu comme un ver de fumier. Alors, entraîné vers les flammes éternelles Par les démons, saignant sous l’ongle de leurs ailes, La corde aux mains, la fourche aux reins, les fers aux pieds, Tu roidiras tes vieux membres estropiés, Sans pouvoir fuir ce feu, vers lequel on te penche Et dont l’ardeur fera flamber ta barbe blanche. — Soit donc, reprit le vieux margrave. Je te dis, Moine, d’aller offrir tes clés de paradis À cette populace à chanter occupée, Et dont bientôt, par la grâce de mon épée, Plus d’un aura besoin d’avoir les cieux conquis. Pour mon compte, Satan est prince, moi marquis, Et j’irai le rejoindre en égal, car nous sommes Tous les deux de très-bons et très-vieux gentilshommes. Puis je retrouverai là-bas, dans son enfer, Mes meilleurs compagnons de combat que le fer Jadis faucha parmi les sanglantes tempêtes, Et nous nous donnerons des tournois et des fêtes ; Quant à vous, mes mignons, qui vous réjouissez, Et qui faites des feux de paille, et qui dansez, Je vais donner à tout le monde un peu de joie Et régaler si bien mes chers oiseaux de proie Que, dans cent ans, vos fils ôteront leur chapeau Quand ils traverseront l’ombre de mon tombeau. » Et Gottlob, haletant d’une horrible folie, Tourna son regard noir vers une panoplie Où s’épanouissaient, comme une fleur de fer Énorme, vingt estocs au reflet dur et clair, Que reliaient entre eux des toiles d’araignée ; Puis, s’élançant, car elle était trop éloignée, Mit hors du lit sa jambe horrible de vieillard. Le moine devant lui s’était dressé, hagard. Meurs donc dans ton blasphème et ton impénitence ! » Dit-il ; et d’un seul bond franchissant la distance Qui le sépare encor du vieillard éperdu, Nu-tête, et laissant voir sous son crâne tondu Ses yeux creux et brillants comme un foyer de forge, Calme et tragique, il prend le margrave à la gorge ; Et, malgré cette voix qui crie : À l’assassin ! Malgré ces cheveux blancs épars sur le coussin, Il l’étrangle, en disant : « Cette fois-ci, margrave, Meurs pour de bon. » Alors, toujours tranquille et grave, Il ramène le drap rejeté sur le mort, Comme fait une mère à son enfant qui dort, Ramasse un des flambeaux renversé, le rallume, Puis se met à genoux, ainsi qu’il a coutume De faire quand il prie à l’ombre du saint lieu, Joint les deux mains et dit : « Je me confesse à Dieu. »

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    François Coppée

    François Coppée

    @francoisCoppee

    Les aïeules À madame Judith Mendès À la fin de juillet les villages sont vides. Depuis longtemps déjà des nuages livides, Menaçant d’un prochain orage à l’occident, Conseillaient la récolte au laboureur prudent. Donc voici la moisson, et bientôt la vendange ; On aiguise les faux, on prépare la grange, Et tous les paysans, dès l’aube rassemblés, Joyeux vont à la fête opulente des blés. Or, pendant tout ce temps de travail, les aïeules Au village, devant les portes, restent seules, Se chauffant au soleil et branlant le menton, Calmes et les deux mains jointes sur leur bâton ; Car les travaux des champs leur ont courbé la taille. Avec leur long fichu peint de quelque bataille, Leur jupe de futaine et leur grand bonnet blanc, Elles restent ainsi tout le jour sur un banc, Heureuses, sans penser peut-être et sans rien dire, Adressant un béat et mystique sourire Au clair soleil qui dore au loin le vieux clocher Et mûrit les épis que leurs fils vont faucher. Ah ! c’est la saison douce et chère aux bonnes vieilles ! Les histoires autour du feu, les longues veilles Ne leur conviennent plus. Leur vieux mari, l’aïeul, Est mort, et, quand on est très-vieux, on est tout seul : La fille est au lavoir, le gendre est à sa vigne. On vous laisse ; et pourtant encore on se résigne, S’il fait un beau soleil aux rayons réchauffants. Elles aimaient naguère à bercer les enfants. Le cœur des vieilles gens, surtout à la campagne, Bat lentement et très-volontiers s’accompagne Du mouvement rythmique et calme des berceaux. Mais les petits sont grands aujourd’hui ; ces oiseaux Ont pris leur vol ; ils n’ont plus besoin de défense ; Et voici, que les vieux, dans leur seconde enfance, N’ont même plus, hélas ! ce suprême jouet. Elles pourraient encor bien tourner le rouet ; Mais sur leurs yeux pâlis le temps a mis son voile ; Leurs maigres doigts sont las de filer de la toile ; Car de ces mêmes mains, que le temps fait pâlir, Elles ont déjà dû souvent ensevelir Des chers défunts la froide et lugubre dépouille Avec ce même lin filé par leur quenouille. Mais ni la pauvreté constante, ni la mort Des troupeaux, ni le fils aîné tombant au sort, Ni la famine après les mauvaises récoltes, Ni les travaux subis sans cris et sans révoltes, Ni la fille, servante au loin, qui n’écrit pas, Ni les mille tourments qui font pleurer tout bas, En cachette, la nuit, les craintives aïeules, Ni la foudre du ciel incendiant les meules, Ni tout ce qui leur parle encore du passé Dans l’étroit cimetière à l’église adossé Où vont jouer les blonds enfants après l’école, Et qui cache, parmi l’herbe et la vigne folle, Plus d’une croix de bois qu’elles connaissent bien, Rien n’a troublé leur cœur héroïque et chrétien. Et maintenant, à l’âge où l’âme se repose, Elles ne semblent pas désirer autre chose Que d’aller, en été, s’asseoir, vers le midi, Sur quelque banc de pierre au soleil attiédi, Pour regarder d’un œil plein de sereine extase Les canards bleus et verts caquetant dans la vase, Entendre la chanson des laveuses et voir Les chevaux de labour descendre à l’abreuvoir. Leur sourire d’enfant et leur front blanc qui tremble Rayonnent de bien-être et de candeur ; il semble Qu’elles ne songent plus à leurs chagrins passés, Qu’elles pardonnent tout, et que c’est bien assez Pour elles que d’avoir, dans leurs vieilles années, Les peines d’autrefois étant bien terminées, Et pour donner la joie à leurs quatre-vingts ans, Le grand soleil, ce vieil ami des paysans.

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    François Coppée

    François Coppée

    @francoisCoppee

    Une sainte À ma mère C’est une vieille fille en cheveux blancs ; elle est Pâle et maigre ; un antique et grossier chapelet S’égrène, machinal, sous ses doigts à mitaines. Sans cesse remuant ses lèvres puritaines D’où tombent les Pater noster et les Ave, Et laissant son tricot de laine inachevé, Droite, elle prie, assise au coin d’un feu de veuve, Dans sa robe de deuil rigide et toujours neuve. Le logis est glacé comme elle. Le cordeau Semble avoir aligné les plis droits du rideau, Que blêmit le reflet pâle d’un jour d’automne ; Et, s’il vient un rayon de soleil, il détonne Et sur le sol découpe un grand carré brutal. Le lit est étriqué comme un lit d’hôpital. L’heure marche sans bruit sous son globe de verre. Tout est froid, triste, gris, monotone et sévère ; Et près du crucifix penché comme un fruit mûr, Deux béquilles d’enfant, en croix, pendent au mur. C’est une histoire simple et très mélancolique Que raconte l’étrange et lugubre relique : Les baisers sur les mains froides des vieux parents ; La bénédiction tremblante des mourants ; Et puis deux orphelins tout seuls, le petit frère Infirme, étiolé, qui souffre et qui se serre, Frileux, contre le sein d’un ange aux cheveux blonds ; La grande sœur, si pâle avec ses voiles longs, Qui, la veille, devant le linceul et le cierge, Jurait aux parents morts, à Jésus, à la Vierge, D’être une mère au pauvre enfant, frêle roseau ; Ce sont les petits bras tendus hors du berceau, La douleur apaisée un instant par un conte, L’insomnie et la voix de l’horloge qui compte L’heure très lentement, les réveils pleins d’effrois, Les soins donnés, les pieds nus sur les carreaux froids, Les baisers appuyés sur la trace des larmes, Et la tisane offerte, et les folles alarmes, Et le petit malade à l’aurore n’offrant Qu’un front plus pâle et qu’un sourire plus navrant. Ce dévoûment obscur a duré dix années, Beauté, jeunesse, fleurs loin du soleil fanées, Tout fut sacrifié sans plainte et sans regret ; Et quand, par les beaux soirs, un instant elle ouvrait À la brise de mai charmante et parfumée La fenêtre toujours par prudence fermée Et laissait ses regards errer à l’horizon, Une toux de l’enfant refermait sa prison. Elle est libre aujourd’hui. C’est une pauvre vieille, Toujours en deuil, dévote, ascétique, pareille Aux béguines qu’on voit errer dans le couvent. Libre ! Pauvre âme simple et douce ! Bien souvent Elle songe, très triste, à son cher esclavage, Et, tout bas, d’une voix sourde, presque sauvage, Elle dit : « Il est mort ! » Puis elle s’attendrit, Et reprend : « Il avait déjà beaucoup d’esprit. Quand il était méchant, il m’appelait madame. Il est mort ! Le bon Dieu l’a pris. Sa petite âme À des ailes. Il est un ange au paradis. Sans quoi serait-il mort ? Quelquefois je me dis Que Dieu prend les enfants pour en faire des anges. Puis il avait des mots et des regards étranges : Peut-être qu’il était ange avant d’être né ? Tes pleurs de chaque jour, ô pauvre condamné, Valent bien tous les longs Oremus qu’on prodigue. Puis un signe de croix était une fatigue Pour son bras. Il savait sourire, et non prier. Il est mort ! Une nuit, je l’entendis crier. J’accourus, je penchai la tête vers sa couche, Et sa dernière haleine a passé sur ma bouche, Et depuis ce temps-là je n’ai plus de gaîté. Le lendemain, des gens sombres l’ont emporté. Pauvre martyr ! Sa bière était toute petite ! J’ai laissé sur son cœur sa médaille bénite. Cela fera plaisir au bon Dieu, n’est-ce pas ? Il est au Ciel. Hélas ! est-il heureux là-bas ? Les anges, on se fait parfois de ces chimères, Ont-ils soin des enfants aussi bien que les mères ? Je doute. Pardonnez, Seigneur, à mon regret ! » Et baissant ses grands yeux où l’âme transparaît, Elle active le cours rythmique et monotone De son lent chapelet. Et le soleil d’automne, Qui dore les carreaux de ses rayons tremblants, Met de vagues lueurs parmi ses cheveux blancs.

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    François Fabié

    @francoisFabie

    Savoir vieillir Vieillir, se l’avouer à soi-même et le dire, Tout haut, non pas pour voir protester les amis, Mais pour y conformer ses goûts et s’interdire Ce que la veille encore on se croyait permis. Avec sincérité, dès que l’aube se lève, Se bien persuader qu’on est plus vieux d’un jour. À chaque cheveu blanc se séparer d’un rêve Et lui dire tout bas un adieu sans retour. Aux appétits grossiers, imposer d’âpres jeûnes, Et nourrir son esprit d’un solide savoir ; Devenir bon, devenir doux, aimer les jeunes Comme on aima les fleurs, comme on aima l’espoir. Se résigner à vivre un peu sur le rivage, Tandis qu’ils vogueront sur les flots hasardeux, Craindre d’être importun, sans devenir sauvage, Se laisser ignorer tout en restant près d’eux. Vaquer sans bruit aux soins que tout départ réclame, Prier et faire un peu de bien autour de soi, Sans négliger son corps, parer surtout son âme, Chauffant l’un aux tisons, l’autre à l’antique foi, Puis un jour s’en aller, sans trop causer d’alarmes, Discrètement mourir, un peu comme on s’endort, Pour que les tout petits ne versent pas de larmes Et qu’ils ne sachent pas ce que c’est que la mort.

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    François Maynard

    @francoisMaynard

    La belle vieille Cloris, que dans mon cœur j'ai si longtemps servie Et que ma passion montre à tout l'univers, Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie, Et donner de beaux jours à mes derniers hivers ? N'oppose plus ton deuil au bonheur où j'aspire. Ton visage est-il fait pour demeurer voilé ? Sors de ta nuit funèbre, et permet que j'admire Les divines clartés des yeux qui m'ont brûlé. (...) Ce n'est pas d'aujourd'hui que je suis ta conquête : Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris, Et j'ai fidèlement aimé ta belle tête Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris. C'est de tes jeunes yeux que mon ardeur est née, C'est de leurs premiers traits que je fus abattu ; Mais tant que tu brûlas du flambeau d'hyménée, Mon amour se cacha pour plaire à ta vertu.

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    François Villon

    François Villon

    @francoisVillon

    Ballade de la belle Heaulmière Aux filles de joie. « Or y pensez, belle Gantière, Qui m’escolière souliez estre, Et vous, Blanche la Savetière, Ores est temps de vous congnoistre. Prenez à dextre et à senestre ; N’espargnez homme, je vous prie : Car vieilles n’ont ne cours ne estre, Ne que monnoye qu’on descrie. « Et vous, la gente Saulcissière, Qui de dancer estes adextre ; Guillemette la Tapissière, Ne mesprenez vers vostre maistre ; Tous vous fauldra clorre fenestre, Quand deviendrez vieille, flestrie ; Plus ne servirez qu’un vieil prebstre, Ne que monnoye qu’on descrie. « Jehanneton la Chaperonnière, Gardez qu’ennuy ne vous empestre ; Katherine la Bouchière, N’envoyez plus les hommes paistre : Car qui belle n’est, ne perpetre Leur bonne grace, mais leur rie. Laide vieillesse amour n’impetre, Ne que monnoye qu’on descrie. ENVOI. « Filles, veuillez vous entremettre D’escouter pourquoy pleure et crie C’est que ne puys remède y mettre, Ne que monnoye qu’on descrie. »

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    François Villon

    François Villon

    @francoisVillon

    Le grand Ttstament I. En l’an trentiesme de mon eage, Que toutes mes hontes j’eu beues, Ne du tout fol, ne du tout sage. Nonobstant maintes peines eues, Lesquelles j’ay toutes receues Soubz la main Thibault d’Aussigny. S’evesque il est, seignant les rues, Qu’il soit le mien je le regny ! II. Mon seigneur n’est, ne mon evesque ; Soubz luy ne tiens, s’il n’est en friche ; Foy ne luy doy, ne hommage avecque ; Je ne suis son serf ne sa biche. Peu m’a d’une petite miche Et de froide eau, tout ung esté. Large ou estroit, moult me fut chiche. Tel luy soit Dieu qu’il m’a esté. III. Et, s’aucun me vouloit reprendre Et dire que je le mauldys, Non fais, si bien me sçait comprendre, Et rien de luy je ne mesdys. Voycy tout le mal que j’en dys : S’il m’a esté misericors, Jésus, le roy de paradis, Tel luy soit à l’ame et au corps ! IV. S’il m’a esté dur et cruel Trop plus que cy ne le racompte, Je vueil que le Dieu eternel Luy soit doncq semblable, à ce compte !… Mais l’Eglise nous dit et compte Que prions pour nos ennemis ; Je vous dis que j’ay tort et honte : Tous ses faictz soient à Dieu remis ! V. Si prieray Dieu de bon cueur, Pour l’ame du bon feu Cotard. Mais quoy ! ce sera doncq par cueur, Car de lire je suys faitard. Priere en feray de Picard ; S’il ne le sçait, voise l’apprandre, S’il m’en croyt, ains qu’il soit plus tard A Douay, ou à Lysle en Flandre ! VI. Combien souvent je veuil qu’on prie Pour luy, foy que doy mon baptesme, Obstant qu’à chascun ne le crye, Il ne fauldra pas à son esme. Au Psaultier prens, quand suys à mesme, Qui n’est de beuf ne cordoen, Le verset escript le septiesme Du psaulme de Deus laudem. VII. Si pry au benoist Filz de Dieu, Qu’à tous mes besoings je reclame, Que ma pauvre prière ayt lieu Verz luy, de qui tiens corps et ame, Qui m’a preservé de maint blasme Et franchy de vile puissance. Loué soit-il, et Nostre-Dame, Et Loys, le bon roy de France ! VIII. Auquel doint Dieu l’heur de Jacob, De Salomon l’honneur et gloire ; Quant de prouesse, il en a trop ; De force aussi, par m’ame, voire ! En ce monde-cy transitoire, Tant qu’il a de long et de lé ; Affin que de luy soit memoire, Vive autant que Mathusalé ! IX. Et douze beaulx enfans, tous masles, Veoir, de son très cher sang royal, Aussi preux que fut le grand Charles, Conceuz en ventre nuptial, Bons comme fut sainct Martial. Ainsi en preigne au bon Dauphin ; Je ne luy souhaicte autre mal, Et puys paradis à la fin. X. Pour ce que foible je me sens, Trop plus de biens que de santé, Tant que je suys en mon plain sens, Si peu que Dieu m’en a presté, Car d’autre ne l’ay emprunté, J’ay ce Testament très estable Faict, de dernière voulenté, Seul pour tout et irrevocable : XI. Escript l’ay l’an soixante et ung, Que le bon roy me delivra De la dure prison de Mehun, Et que vie me recouvra, Dont suys, tant que mon cueur vivra, Tenu vers luy me humilier, Ce que feray jusqu’il mourra : Bienfaict ne se doibt oublier. Icy commence Villon à entrer en matière pleine d’erudition et de bon sçavoir. XII. Or est vray qu’apres plaingtz et pleurs et angoisseux gemissemens, Après tristesses et douleurs, Labeurs et griefz cheminemens, Travail mes lubres sentemens, Esguisez comme une pelote, M’ouvrist plus que tous les Commens D’Averroys sur Aristote. XIII. Combien qu’au plus fort de mes maulx, En cheminant sans croix ne pile, Dieu, qui les Pellerins d’Esmaus Conforta, ce dit l’Evangile, Me montra une bonne ville Et pourveut du don d’esperance ; Combien que le pecheur soit vile, Riens ne hayt que perseverance. XIV. Je suys pecheur, je le sçay bien ; Pourtant Dieu ne veult pas ma mort, Mais convertisse et vive en bien ; Mieulx tout autre que peché mord, Soye vraye voulenté ou enhort, Dieu voit, et sa misericorde, Se conscience me remord, Par sa grace pardon m’accorde. XV. Et, comme le noble Romant De la Rose dit et confesse En son premier commencement, Qu’on doit jeune cueur, en jeunesse, Quant on le voit vieil en vieillesse, Excuser ; helas ! il dit voir. Ceulx donc qui me font telle oppresse, En meurté ne me vouldroient veoir. XVI. Se, pour ma mort, le bien publique D’aucune chose vaulsist myeulx, A mourir comme ung homme inique Je me jugeasse, ainsi m’aid Dieux ! Grief ne faiz à jeune ne vieulx, Soye sur pied ou soye en bière : Les montz ne bougent de leurs lieux, Pour un paouvre, n’avant, n’arrière. XVII. Au temps que Alexandre regna, Ung hom, nommé Diomedès, Devant luy on luy amena, Engrillonné poulces et detz Comme ung larron ; car il fut des Escumeurs que voyons courir. Si fut mys devant le cadès, Pour estre jugé à mourir. XVIII. L’empereur si l’arraisonna : « Pourquoy es-tu larron de mer ? » L’autre, responce luy donna : « Pourquoy larron me faiz nommer ? « Pour ce qu’on me voit escumer « En une petiote fuste ? « Se comme toy me peusse armer, « Comme toy empereur je fusse. XIX. « Mais que veux-tu ! De ma fortune, « Contre qui ne puis bonnement, « Qui si durement m’infortune, « Me vient tout ce gouvernement. « Excuse-moy aucunement, « Et sçaches qu’en grand pauvreté « (Ce mot dit-on communément) « Ne gist pas trop grand loyaulté. » XX. Quand l’empereur eut remiré De Diomedès tout le dict : « Ta fortune je te mueray, « Mauvaise en bonne ! » ce luy dit. Si fist-il. Onc puis ne mesprit A personne, mais fut vray homme ; Valère, pour vray, le rescript, Qui fut nommé le grand à Romme. XXI. Se Dieu m’eust donné rencontrer Ung autre piteux Alexandre, Qui m’eust faict en bon heur entrer, Et lors qui m’eust veu condescendre A mal, estre ars et mys en cendre Jugé me fusse de ma voix. Necessité faict gens mesprendre, Et faim saillir le loup des boys. XXII. Je plaings le temps de ma jeunesse, Ouquel j’ay plus qu’autre gallé, Jusque à l’entrée de vieillesse, Qui son partement m’a celé. Il ne s’en est à pied allé, N’à cheval ; las ! et comment donc ? Soudainement s’en est vollé, Et ne m’a laissé quelque don. XXIII. Allé s’en est, et je demeure, Pauvre de sens et de sçavoir, Triste, failly, plus noir que meure, Qui n’ay ne cens, rente, n’avoir ; Des miens le moindre, je dy voir, De me desadvouer s’avance, Oublyans naturel devoir, Par faulte d’ung peu de chevance. XXIV. Si ne crains avoir despendu, Par friander et par leschier ; Par trop aimer n’ay riens vendu, Que nuls me puissent reprouchier, Au moins qui leur couste trop cher. Je le dys, et ne croys mesdire. De ce ne me puis revencher : Qui n’a meffait ne le doit dire. XXV. Est vérité que j’ay aymé Et que aymeroye voulentiers ; Mais triste cueur, ventre affamé, Qui n’est rassasié au tiers, Me oste des amoureux sentiers. Au fort, quelqu’un s’en recompense, Qui est remply sur les chantiers, Car de la panse vient la danse. XXVI. Bien sçay se j’eusse estudié Ou temps de ma jeunesse folle, Et à bonnes meurs dedié, J’eusse maison et couche molle ! Mais quoy ? je fuyoye l’escolle, Comme faict le mauvays enfant… En escrivant ceste parolle, A peu que le cueur ne me fend. XXVII. Le dict du Saige est très beaulx dictz, Favorable, et bien n’en puis mais, Qui dit : « Esjoys-toy, mon filz, A ton adolescence ; mais Ailleurs sers bien d’ung autre mectz, Car jeunesse et adolescence (C’est son parler, ne moins ne mais) Ne sont qu’abbus et ignorance. » XXVIII. Mes jours s’en sont allez errant, Comme, dit Job, d’une touaille Sont les filetz, quant tisserant Tient en son poing ardente paille : Lors, s’il y a nul bout qui saille, Soudainement il le ravit. Si ne crains rien qui plus m’assaille, Car à la mort tout assouvyst. XXIX. Où sont les gratieux gallans Que je suyvoye au temps jadis, Si bien chantans, si bien parlans, Si plaisans en faictz et en dictz ? Les aucuns sont mortz et roydiz ; D’eulx n’est-il plus rien maintenant. Respit ils ayent en paradis, Et Dieu saulve le remenant ! XXX. Et les aucuns sont devenuz, Dieu mercy ! grans seigneurs et maistres, Les autres mendient tous nudz, Et pain ne voyent qu’aux fenestres ; Les autres sont entrez en cloistres ; De Celestins et de Chartreux, Bottez, housez, com pescheurs d’oystres : Voilà l’estat divers d’entre eulx. XXXI. Aux grans maistres Dieu doint bien faire, Vivans en paix et en requoy. En eulx il n’y a que refaire ; Si s’en fait bon taire tout quoy. Mais aux pauvres qui n’ont de quoy, Comme moy, Dieu doint patience ; Aux aultres ne fault qui ne quoy, Car assez ont pain et pitance. XXXII. Bons vins ont, souvent embrochez, Saulces, brouetz et gros poissons ; Tartres, flans, œufz fritz et pochez, Perduz, et en toutes façons. Pas ne ressemblent les maçons, Que servir fault à si grand peine ; Ils ne veulent nulz eschançons, Car de verser chascun se peine. XXXIII. En cest incident me suys mys, Qui de rien ne sert à mon faict. Je ne suys juge, ne commis, Pour punyr n’absouldre meffaict. De tous suys le plus imparfaict. Loué soit le doulx Jesus-Christ ! Que par moy leur soit satisfaict ! Ce que j’ay escript est escript. XXXIV. Laissons le monstier où il est ; Parlons de chose plus plaisante. Ceste matière à tous ne plaist : Ennuyeuse est et desplaisante. Pauvreté, chagrine et dolente, Tousjours despiteuse et rebelle, Dit quelque parolle cuysante ; S’elle n’ose, si le pense-elle. XXXV. Pauvre je suys de ma jeunesse, De pauvre et de petite extrace. Mon pere n’eut oncq grand richesse. Ne son ayeul, nommé Erace. Pauvreté tous nous suyt et trace. Sur les tumbeaulx de mes ancestres, Les ames desquelz Dieu embrasse, On n’y voyt couronnes ne sceptres. XXXVI. De pouvreté me guermentant, Souventesfoys me dit le cueur : « Homme, ne te doulouse tant Et ne demaine tel douleur, Se tu n’as tant qu’eust Jacques Cueur. Myeulx vault vivre soubz gros bureaux Pauvre, qu’avoir esté seigneur Et pourrir soubz riches tumbeaux ! » XXXVII. Qu’avoir esté seigneur !… Que dys ? Seigneur, lasse ! ne l’est-il mais ! Selon ce que d’aulcun en dict, Son lieu ne congnoistra jamais. Quant du surplus, je m’en desmectz. Il n’appartient à moy, pecheur ; Aux theologiens le remectz, Car c’est office de prescheur. XXXVIII. Si ne suys, bien le considère, Filz d’ange, portant dyadème D’etoille ne d’autre sydère. Mon pere est mort, Dieu en ayt l’ame, Quant est du corps, il gyst soubz lame… J’entends que ma mère mourra, Et le sçait bien, la pauvre femme ; Et le filz pas ne demourra. XXXIX. Je congnoys que pauvres et riches, Sages et folz, prebstres et laiz, Noble et vilain, larges et chiches, Petitz et grans, et beaulx et laidz, Dames à rebrassez colletz, De quelconque condicion, Portant attours et bourreletz, Mort saisit sans exception. XL. Et mourut Paris et Helène. Quiconques meurt, meurt à douleur. Celluy qui perd vent et alaine, Son fiel se crève sur son cueur, Puys sue Dieu sçait quelle sueur ! Et n’est qui de ses maulx l’allège : Car enfans n’a, frère ne sœur, Qui lors voulsist estre son pleige. XLI. La mort le faict fremir, pallir, Le nez courber, les veines tendre, Le col enfler, la chair mollir, Joinctes et nerfs croistre et estendre. Corps feminin, qui tant est tendre, Polly, souef, si precieulx, Te faudra-il ces maulx attendre ? Ouy, ou tout vif aller ès cieulx.

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    François Villon

    François Villon

    @francoisVillon

    Le petit testament I. Mil quatre cens cinquante six, Je, François Villon, escollier, Considérant, de sens rassis, Le frain aux dens, franc au collier, Qu’on doit ses œuvres conseiller, Comme Vegèce le racompte, Saige Romain, grant conseiller, Ou autrement on se mescompte. II. En ce temps que j’ay dit devant, Sur le Noël, morte saison, Que les loups se vivent du vent, Et qu’on se tient en sa maison, Pour le frimas, près du tison : Cy me vint vouloir de briser La très amoureuse prison Qui souloit mon cueur desbriser. III. Je le feis en telle façon, Voyant Celle devant mes yeulx Consentant à ma deffaçon, Sans ce que jà luy en fust mieulx ; Dont je me deul et plains aux cieulx, En requérant d’elle vengence À tous les dieux venerieux, Et du grief d’amours allégence. IV. Et, se je pense en ma faveur, Ces doulx regrets et beaulx semblans De très decepvante saveur, Me trespercent jusques aux flancs : Bien ilz ont vers moy les piez blancs Et me faillent au grant besoing. Planter me fault autre complant Et frapper en ung autre coing. V. Le regard de Celle m’a prins, Qui m’a esté felonne et dure ; Sans ce qu’en riens aye mesprins, Veult et ordonne que j’endure La mort, et que plus je ne dure. Si n’y voy secours que fouir. Rompre veult la dure souldure, Sans mes piteux regrets ouir ! VI. Pour obvier à ses dangiers, Mon mieulx est, ce croy, de partir. Adieu ! Je m’en voys à Angiers, Puisqu’el ne me veult impartir Sa grace, ne me departir. Par elle meurs, les membres sains ; Au fort, je meurs amant martir, Du nombre des amoureux saints ! VII. Combien que le depart soit dur, Si fault-il que je m’en esloingne. Comme mon paouvre sens est dur ! Autre que moy est en queloingne, Dont onc en forest de Bouloingne Ne fut plus alteré d’humeur. C’est pour moy piteuse besoingne : Dieu en vueille ouïr ma clameur ! VIII. Et puisque departir me fault, Et du retour ne suis certain : Je ne suis homme sans deffault, Ne qu’autre d’assier ne d’estaing. Vivre aux humains est incertain, Et après mort n’y a relaiz : Je m’en voys en pays lointaing ; Si establiz ce present laiz. IX. Premierement, au nom du Père, Du Filz et Saint-Esperit, Et de sa glorieuse Mère Par qui grace riens ne périt, Je laisse, de par Dieu, mon bruit À maistre Guillaume Villon, Qui en l’honneur de son nom bruit, Mes tentes et mon pavillon. X. À celle doncques que j’ay dict, Qui si durement m’a chassé, Que j’en suys de joye interdict Et de tout plaisir dechassé, Je laisse mon cœur enchassé, Palle, piteux, mort et transy : Elle m’a ce mal pourchassé, Mais Dieu luy en face mercy ! XI. Et à maistre Ythier, marchant, Auquel je me sens très tenu, Laisse mon branc d’acier tranchant, Et à maistre Jehan le Cornu, Qui est en gaige detenu Pour ung escot six solz montant ; Je vueil, selon le contenu, Qu’on luy livre, en le racheptant. XII. Item, je laisse a Sainct-Amant Le Cheval Blanc avec la Mule, Et à Blaru, mon dyamant Et l’Asne rayé qui reculle. Et le décret qui articulle : Omnis utriusque sexus, Contre la Carmeliste bulle, Laisse aux curez, pour mettre sus. XIII. Item, à Jehan Trouvé, bouchier, Laisse le mouton franc et tendre, Et ung tachon pour esmoucher Le bœuf couronné qu’on veult vendre, Et la vache, qu’on ne peult prendre. Le vilain qui la trousse au col, S’il ne la rend, qu’on le puist pendre Ou estrangler d’un bon licol ! XIV. Et à maistre Robert Vallée, Povre clergeon au Parlement, Qui ne tient ne mont ne vallée, J’ordonne principalement Qu’on luy baille legerement Mes brayes, estans aux trumellières, Pour coeffer plus honestement S’amye Jehanneton de Millières. XV. Pour ce qu’il est de lieu honeste, Fault qu’il soit myeulx recompensé, Car le Saint-Esprit l’admoneste. Ce obstant qu’il est insensé. Pour ce, je me suis pourpensé, Puis qu’il n’a sens mais qu’une aulmoire, De recouvrer sur Malpensé, Qu’on lui baille, l’Art de mémoire. XVI. Item plus, je assigne la vie Du dessusdict maistre Robert… Pour Dieu ! n’y ayez point d’envie ! Mes parens, vendez mon haubert, Et que l’argent, ou la pluspart, Soit employé, dedans ces Pasques, Pour achepter à ce poupart Une fenestre emprès Saint-Jacques. XVII. Derechief, je laisse en pur don Mes gands et ma hucque de soye À mon amy Jacques Cardon ; Le gland aussi d’une saulsoye, Et tous les jours une grosse oye Et ung chappon de haulte gresse ; Dix muys de vin blanc comme croye, Et deux procès, que trop n’engresse. XVIII. Item, je laisse à ce jeune homme, René de Montigny, troys chiens ; Aussi à Jehan Raguyer, la somme De cent frans, prins sur tous mes biens ; Mais quoy ! Je n’y comprens en riens Ce que je pourray acquerir : On ne doit trop prendre des siens, Ne ses amis trop surquerir. XIX. Item, au seigneur de Grigny Laisse la garde de Nygon, Et six chiens plus qu’à Montigny, Vicestre, chastel et donjon ; Et à ce malostru Changon, Moutonnier qui tient en procès, Laisse troys coups d’ung escourgon, Et coucher, paix et aise, en ceps. XX. Et à maistre Jacques Raguyer, Je laisse l’Abreuvoyr Popin, Pour ses paouvres seurs grafignier ; Tousjours le choix d’ung bon lopin, Le trou de la Pomme de pin, Le doz aux rains, au feu la plante, Emmailloté en jacopin ; Et qui vouldra planter, si plante. XXI. Item, à maistre Jehan Mautainct Et maistre Pierre Basannier, Le gré du Seigneur, qui attainct Troubles, forfaits, sans espargnier ; Et à mon procureur Fournier, Bonnetz courts, chausses semellées, Taillées sur mon cordouennier, Pour porter durant ces gellées. XXII. Item, au chevalier du guet, Le heaulme luy establis ; Et aux pietons qui vont d’aguet Tastonnant par ces establis, Je leur laisse deux beaulx rubis, La lenterne à la Pierre-au-Let… Voire-mais, j’auray les Troys licts, S’ilz me meinent en Chastellet. XXIII. Item, à Perrenet Marchant, Qu’on dit le Bastard de la Barre, Pour ce qu’il est ung bon marchant, Luy laisse trois gluyons de feurre Pour estendre dessus la terre À faire l’amoureux mestier, Où il luy fauldra sa vie querre, Car il ne scet autre mestier. XXIV. Item, au Loup et à Chollet Je laisse à la foys un canart, Prins sous les murs, comme on souloit, Envers les fossez, sur le tard ; Et à chascun un grand tabart De cordelier, jusques aux pieds, Busche, charbon et poys au lart, Et mes housaulx sans avantpiedz. XXV. Derechief, je laisse en pitié, À trois petitz enfans tous nudz, Nommez en ce present traictié, Paouvres orphelins impourveuz, Tous deschaussez, tous despourveus, Et desnuez comme le ver ; J’ordonne qu’ils seront pourveuz, Au moins pour passer cest yver. XXVI. Premierement, Colin Laurens, Girard Gossoyn et Jehan Marceau, Desprins de biens et de parens, Qui n’ont vaillant l’anse d’un ceau, Chascun de mes biens ung faisseau, Ou quatre blancs, s’ilz l’aiment mieulx ; Ils mengeront maint bon morceau, Ces enfans, quand je seray vieulx ! XXVII. Item, ma nomination, Que j’ay de l’Université, Laisse par resignation, Pour forclorre d’adversité Paouvres clercs de ceste cité, Soubz cest intendit contenuz : Charité m’y a incité, Et Nature, les voyant nudz. XXVIII. C’est maistre Guillaume Cotin Et maistre Thibault de Vitry, Deux paouvres clercs, parlans latin, Paisibles enfans, sans estry, Humbles, biens chantans au lectry. Je leur laisse cens recevoir Sur la maison Guillot Gueuldry, En attendant de mieulx avoir. XXIX. Item plus, je adjoinctz à la Crosse Celle de la rue Sainct-Anthoine, Et ung billart de quoy on crosse, Et tous les jours plain pot de Seine, Aux pigons qui sont en l’essoine, Ensserez soubz trappe volière, Et mon mirouer bel et ydoyne, Et la grace de la geollière. XXX. Item, je laisse aux hospitaux Mes chassis tissus d’araignée ; Et aux gisans soubz les estaux, Chascun sur l’œil une grongnée, Trembler à chière renffrongnée, Maigres, velluz et morfonduz ; Chausses courtes, robe rongnée, Gelez, meurdriz et enfonduz. XXXI. Item, je laisse à mon barbier Les rongneures de mes cheveulx, Plainement et sans destourbier ; Au savetier, mes souliers vieulx, Et au fripier, mes habitz tieulx Que, quant du tout je les délaisse, Pour moins qu’ilz ne coustèrent neufz Charitablement je leur laisse. XXXII. Item, aux Quatre Mendians, Aux Filles Dieu et aux Beguynes, Savoureulx morceaulx et frians, Chappons, pigons, grasses gelines, Et puis prescher les Quinze Signes, Et abatre pain à deux mains. Carmes chevaulchent nos voisines, Mais cela ce n’est que du meins. XXXIII. Item, laisse le Mortier d’or A Jehan l’Espicier, de la Garde, Et une potence à Sainct-Mor, Pour faire ung broyer à moustarde. Et celluy qui feit l’avant-garde, Pour faire sur moy griefz exploitz, De par moy sainct Anthoine l’arde ! Je ne lui lairray autre laiz. XXXIV. Item, je laisse à Mairebeuf Et à Nicolas de Louvieulx, A chascun l’escaille d’un œuf, Plaine de frans et d’escus vieulx. Quant au concierge de Gouvieulx, Pierre Ronseville, je ordonne, Pour luy donner encore mieulx, Escus telz que prince les donne. XXXV. Finalement, en escrivant, Ce soir, seullet, estant en bonne, Dictant ces laiz et descripvant, Je ouyz la cloche de Sorbonne, Qui tousjours à neuf heures sonne Le Salut que l’Ange predit ; Cy suspendy et cy mis bonne, Pour pryer comme le cueur dit. XXXVI. Cela fait, je me entre-oubliai, Non pas par force de vin boire, Mon esperit comme lié ; Lors je senty dame Memoire Rescondre et mectre en son aulmoire Ses espèces collaterales, Oppinative faulce et voire, Et autres intellectualles. XXXVII. Et mesmement l’extimative, Par quoy prosperité nous vient ; Similative, formative, Desquelz souvent il advient Que, par l’art trouvé, hom devient Fol et lunatique par moys : Je l’ay leu, et bien m’en souvient, En Aristote aucunes fois. XXXVIII. Doncques le sensif s’esveilla Et esvertua fantaisie, Qui tous argeutis resveilla, Et tint souveraine partie, En souppirant, comme amortie, Par oppression d’oubliance, Qui en moy s’estoit espartie Pour montrer des sens l’alliance. XXXIX. Puis, mon sens qui fut à repos Et l’entendement desveillé, Je cuide finer mon propos ; Mais mon encre estoit gelé, Et mon cierge estoit soufflé. De feu je n’eusse pu finer. Si m’endormy, tout enmouflé, Et ne peuz autrement finer. XL. Fait au temps de ladicte date, Par le bon renommé Villon, Qui ne mange figue ne date ; Sec et noir comme escouvillon, Il n’a tente ne pavillon Qu’il n’ayt laissé à ses amys, Et n’a mais q’un peu de billon, Qui sera tantost à fin mys. cy fine le testament Villon

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    François Villon

    François Villon

    @francoisVillon

    Les regrets de la belle heaulmière Jà parvenue à vieillesse. Advis m’est que j’oy regretter La belle qui fut heaulmière, Soy jeune fille souhaitter Et parler en ceste manière : « Ha ! vieillesse felonne et fière, Pourquoy m’as si tost abatue ? Qui me tient que je ne me fière, Et qu’à ce coup je ne me tue ? « Tollu m’as ma haulte franchise Que beauté m’avoit ordonné Sur clercz, marchans et gens d’Eglise : Car alors n’estoit homme né Qui tout le sien ne m’eust donné, Quoy qu’il en fust des repentailles, Mais que luy eusse abandonné Ce que reffusent truandailles. « A maint homme l’ay reffusé, Qui n’estoit à moy grand saigesse, Pour l’amour d’ung garson rusé, Auquel j’en feiz grande largesse. A qui que je feisse finesse, Par m’ame, je l’amoye bien ! Or ne me faisoit que rudesse, Et ne m’amoyt que pour le mien. « Jà ne me sceut tant detrayner, Fouller au piedz, que ne l’aymasse, Et m’eust-il faict les rains trayner, S’il m’eust dit que je le baisasse Et que tous mes maux oubliasse ; Le glouton, de mal entaché, M’embrassoit… J’en suis bien plus grasse ! Que m’en reste-il ? Honte et peché. « Or il est mort, passé trente ans, Et je remains vieille et chenue. Quand je pense, lasse ! au bon temps, Quelle fus, quelle devenue ; Quand me regarde toute nue, Et je me voy si très-changée, Pauvre, seiche, maigre, menue, Je suis presque toute enragée. « Qu’est devenu ce front poly, Ces cheveulx blonds, sourcilz voultyz, Grand entr’œil, le regard joly, Dont prenoye les plus subtilz ; Ce beau nez droit, grand ne petiz ; Ces petites joinctes oreilles, Menton fourchu, cler vis traictis, Et ces belles lèvres vermeilles ? « Ces gentes espaules menues, Ces bras longs et ces mains tretisses ; Petitz tetins, hanches charnues, Eslevées, propres, faictisses A tenir amoureuses lysses ; Ces larges reins, ce sadinet, Assis sur grosses fermes cuysses, Dedans son joly jardinet ? « Le front ridé, les cheveulx gris, Les sourcilz cheuz, les yeulx estainctz, Qui faisoient regars et ris, Dont maintz marchans furent attaincts ; Nez courbé, de beaulté loingtains ; Oreilles pendans et moussues ; Le vis pally, mort et destaincts ; Menton foncé, lèvres peaussues : « C’est d’humaine beauté l’yssues ! Les bras courts et les mains contraictes, Les espaulles toutes bossues ; Mammelles, quoy ! toutes retraictes ; Telles les hanches que les tettes. Du sadinet, fy ! Quant des cuysses, Cuysses ne sont plus, mais cuyssettes Grivelées comme saulcisses. « Ainsi le bon temps regretons Entre nous, pauvres vieilles sottes, Assises bas, à croppetons, Tout en ung tas comme pelottes, A petit feu de chenevottes, Tost allumées, tost estainctes ; Et jadis fusmes si mignottes !… Ainsi en prend à maintz et maintes. »

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    François-René de Chateaubriand

    François-René de Chateaubriand

    @francoisReneDeChateaubriand

    Clarisse Imitation d’un poète écossais. Oui, je me plais, Clarisse, à la saison tardive, Image de cet âge où le temps m’a conduit ; Du vent à tes foyers j’aime la voix plaintive Durant la longue nuit. Philomèle a cherché des climats plus propices ; Progné fuit à son tour : sans en être attristé, Des beaux jours près de toi retrouvant les délices, Ton vieux cygne est resté. Viens dans ces champs déserts où la bise murmure Admirer le soleil, qui s’éloigne de nous ; Viens goûter de ces bois qui perdent leur parure Le charme triste et doux. Des feuilles que le vent détache avec ses ailes Voltige dans les airs le défaillant essaim : Ah ! puissé-je en mourant me reposer comme elles Un moment sur ton sein ! Pâle et dernière fleur qui survit à Pomone, La veilleuse en ces prés peint mon sort et ma foi : De mes ans écoulés tu fais fleurir l’automne, Et je veille pour toi. Ce ruisseau, sous tes pas, cache au sein de la terre Son cours silencieux et ses flots oubliés : Que ma vie inconnue, obscure et solitaire, Ainsi passe à tes pieds ! Aux portes du couchant le ciel se décolore ; Le jour n’éclaire plus notre aimable entretien : Mais est-il un sourire aux lèvres de l’Aurore Plus charmant que le tien ? L’astre des nuits s’avance en chassant les orages : Clarisse, sois pour moi l’astre calme et vainqueur Qui de mon front troublé dissipe les nuages Et fait rêver mon coeur.

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    Félix Arvers

    @felixArvers

    Bury I Lorsque le jeune Edgard, après bien des années, Au seuil de son château s’en vint heurter un soir, Traversa lentement les cours abandonnées, Et près du vieux foyer voulut enfin s’asseoir, Il vit avec douleur au manoir de ses pères Les créneaux sans soldats et les murs délabrés, Et sentit en marchant se dresser les vipères Que cachait sous ses pas la ronce des degrés. Quoique le vieux Caleb, honteux de sa détresse, La cachât de son mieux ; comme en un soir d’été, Surprise au bord des eaux, la jeune chasseresse Aux regards du passant voile sa nudité ; Edgard vit bien au front de ces tours inclinées Ce sillon que le temps avait fait si profond, Et sentit d’un seul coup tout le poids des années Retomber sur son cœur et bondir jusqu’au fond. Pourtant c’était la loi. Dieu veut que sur sa trace, Sans pitié ni remords, comme un vieux meurtrier, Le temps entraîne tout : le peuple après la race, L’arbuste après la fleur, l’œuvre après l’ouvrier. II Mais moi, qu’ai-je éprouvé, lorsque sous votre ombrage, Après quatre ans passés, retraites de Bury, Ainsi qu’un voyageur surpris par un orage. Je vins, triste déjà, demander un abri ? Enfans, durant l’hiver, pour égayer nos veilles, On nous a tous conté que, dans cet heureux temps Que Perrault a peuplé de naïves merveilles, Une belle princesse avait dormi cent ans ; Et lorsque la vertu de quelque anneau magique Eut enfin secoué cet étrange sommeil, Après ce siècle entier d’un repos léthargique, Elle sortit du bois jeune et le teint vermeil ; Oh ! moi j’ai cru renaître à ces jours de féerie, Comme elle, à son réveil, voyant à mon retour La demeure aussi neuve et l’herbe aussi fleurie, Et l’ombrage aussi frais des arbres d’alentour. Le Temps, ce vieux faucheur, qui renverse et qui passe. Semblait avoir pour moi fixé ses pas errans. Comme si dans ce coin oublié de l’espace Quelque autre Josué l’eût arrêté quatre ans. Les hôtes qui jadis accueillaient mon Jeune âge, Paraissaient réunis pour attendre au festin Le retour d’un enfant qui, pour le voisinage. Voulant voir ses amis, est parti le matin. Ils avaient parcouru cette vie escarpée Exempts des noirs chagrins si prompts à l’assaillir. Et, dans sa voie étroite et de ravins coupée, Marché sans se lasser, et vécu sans vieillir.

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    G

    Gaston Couté

    @gastonCoute

    La dernière bouteille Les gas ! apportez la darniér’ bouteille Qui nous rest’ du vin que j’faisions dans l’temps, Varsez à grands flots la liqueur varmeille Pour fêter ensembl’ mes quat’er vingts ans… Du vin coumm’ c’ti-là, on n’en voit pus guère, Les vign’s d’aujord’hui dounn’nt que du varjus, Approchez, les gas, remplissez mon verre, J’ai coumm’ dans l’idé’ que j’en r’boirai pus ! Ah ! j’en r’boirai pus ! c’est ben triste à dire Pour un vieux pésan qu’a tant vu coumm’ moué Le vin des vendang’s, en un clair sourire Pisser du perssoué coumme l’ieau du touet ; On aura bieau dire, on aura bieau faire, Faura pus d’un jour pour rempli’ nos fûts De ce sang des vign’s qui’rougit mon verre. J’ai coumm’ dans l’idé’ que j’en r’boirai pus ! A pesant, cheu nous, tout l’mond’ gueul’ misère, On va-t-à la ville où l’on crév’ la faim, On vend poure ren le bien d’son grand-père Et l’on brûl’ ses vign’s qui n’amén’nt pus d’vin ; A l’av’nir le vin, le vrai jus d’la treille Ça s’ra pour c’ti-là qu’aura des écus, Moué que j’viens d’vider nout’ dargnier’ bouteille J’ai coumm’ dans l’idé’ que j’en r’boirai pus.

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    Germain Nouveau

    Germain Nouveau

    @germainNouveau

    La poudre Et vos cheveux, alors, de sombres Deviennent gris, et de gris, blancs, Comme un peuple aux ailes sans nombres De colombes aux vols tremblants. Suis-je sur terre ou bien rêvè-je ? Quoi, c'est vous, c'est toi que je vois Sous ta chevelure de neige, Jeune de visage et de voix ; Le corps svelte et libre d'allure, Sans rien de fané ni de las, Et cependant ta chevelure Est plus blanche que les lilas. Pour qu'il meure et pour qu'il renaisse, Viens-tu verser à mon désir, Avec le vin de la jeunesse L'expérience du plaisir ? Avec ta voix pleine de verve Et la pureté de tes mains, Es-tu la déesse Minerve Sous l'acier du casque romain ? Viens-tu verser, dans ta largesse, Au cœur qui ne peut s'apaiser, Avec le vin de la sagesse, L'expérience du baiser ? Jeune Femme aux cheveux de Sage, Tels qu'un vol de blancs papillons, C'est la gloire de ton visage Qui l'entoure de ses rayons ; Si ce n'est l'Amour, c'est l'image De l'Amour, qu'en vous je veux voir, Jeune femme aux cheveux de Mage, Tels que les neiges du savoir ! Sous votre vieillesse vermeille La caresse se cache et rit, Comme une chatte qui sommeille Sur les griffes de son esprit. Dans ta vieillesse enchanteresse Je veux t'étreindre et m'embraser Dans l'alambic de ta caresse, Sous l'élixir de ton baiser.

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    G

    Grégory Rateau

    @gregoryRateau

    Poème païen A la fin, je me présenterai devant vous Presque nu Avec seulement mes bagues en éventail Une pour chaque vie que j’ai vampirisée Les yeux gris d’un trop plein de soleil L’iris en parchemin Récit des folies de ma jeunesse Mes muscles à présent atrophiés d’avoir trop ou mal aimé De rares cheveux formeront ici ma couronne Unique récompense pour toutes mes conquêtes Personne pour laver ma dépouille Lui donner les derniers sacrements païens Juste une vieille photo monstrueuse pliée dans mon poing droit Et qui n’aura plus rien à voir Avec cette chose sans âge aux traits aguicheurs Couchée là Sur son lit de ronces L’ironie glorieuse aux coins des lèvres Innocence encadrée dans un miroir de poche Enfin confrontée à son portrait ravagé Une vie entière pour un rien Car privée de tout Même d’une descendance

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    Guy de Maupassant

    Guy de Maupassant

    @guyDeMaupassant

    La dernière escapade I Un grand château bien vieux aux murs très élevés. Les marches du perron tremblent, et l’herbe pousse, S’élançant longue et droite aux fentes des pavés Que le temps a verdis d’une lèpre de mousse. Sur les côtés deux tours. L’une, en chapeau pointu, S’amincit dans les airs. L’autre est décapitée. Sa tête fut, un soir, par le vent emportée ; Mais un lierre, grimpé jusqu’au faîte abattu, S’ébouriffe au-dessus comme une chevelure, Tandis que, s’infiltrant dans le flanc de la tour, L’eau du ciel, acharnée et creusant chaque jour, L’entr’ouvrit jusqu’en bas d’une immense fêlure. Un arbre, poussé là, grandit au creux des murs, Laissant voir vaguement de vieux salons obscurs, Chaque fenêtre est morne ainsi qu’un regard vide. Tout ce lourd bâtiment caduc, noirci, fané, Que la lézarde marque au front comme une ride, Dont s’émiette le pied, de salpêtre miné, Dont le toit montre au ciel ses tuiles ravagées, A l’aspect désolé des choses négligées. Tout autour un grand parc sombre et profond s’étend ; Il dort sous le soleil qui monte et l’on entend, Par moments, y passer des rumeurs de feuillages, Comme les bruits calmés des vagues sur les plages, Quand la mer resplendit au loin sous le ciel bleu. Les arbres ont poussé des branches si mêlées Que le soleil, jetant son averse de feu, Ne pénètre jamais la noirceur des allées. Les arbustes sont morts sous ces géants touffus, Et la voûte a grandi comme une cathédrale ; Il y flotte une odeur antique et sépulcrale, L’humidité des lieux où l’homme ne va plus. Mais sur les hauts degrés du perron qui dominent Les longs gazons qu’au loin de grands arbres terminent, Des valets ont paru, soutenant par les bras Deux vieillards très courbés qui vont à petits pas. Ils traînent lentement sur les marches verdies Les hésitations de leurs jambes roidies, Et tâtent le chemin du bout de leur bâton. Très vieux, – l’homme et la femme, – et branlant du menton, Ils ont le front si lourd et la peau si fanée Qu’on ne devine pas quel pouvoir enfonça Aux moelles de leurs os cette vie obstinée. Affaissés dans leurs grands fauteuils on les laissa, Pliés en deux, tremblant des mains et de la tête. Ils ont baissé leurs yeux que la vieillesse hébète, Et regardent tout près, par terre, fixement. Ils n’ont plus de pensée. Un long tremblotement Semble seul habiter cette décrépitude ; Et s’ils ne sont pas morts, c’est par longue habitude De vivre à deux, tout près l’un de l’autre toujours, Car ils n’ont plus parlé depuis beaucoup de jours. II Mais un souffle de feu sur la plaine s’élève. Les arbres dans leurs flancs ont des frissons de sève, Car sur leurs fronts troublés le soleil va passer. Partout la chaleur monte ainsi qu’une marée Et, sur chaque prairie, une foule dorée De jaunes papillons flotte et semble danser. Épanouie au loin la campagne grésille, C’est un bruit continu qui remplit l’horizon, Car, affolé dans les profondeurs du gazon, Le peuple assourdissant des criquets s’égosille. Une fièvre de vie enflammée a couru, Et rajeuni, tout blanc dans la chaude lumière, Ainsi qu’aux premiers jours d’un passé disparu, Le vieux château reprend son sourire de pierre. Alors les deux vieillards s’animent peu à peu : Ils clignotent des yeux et, dans ce bain de feu, Les membres desséchés lentement se détendent ; Leurs poumons refroidis aspirent du soleil, Et leurs esprits, confus comme après un réveil, S’étonnent vaguement des rumeurs qu’ils entendent. Ils se dressent, pesant des mains sur leur bâton. L’homme se tourne un peu vers son antique amie, La regarde un instant et dit : « Il fait bien bon. » Elle, levant sa tête encor tout endormie Et parcourant de l’oeil les horizons connus, Lui répond : « Oui, voilà les beaux jours revenus. » Et leur voix est pareille au bêlement des chèvres. Des gaietés de printemps rident leurs vieilles lèvres ; Ils sont troublés, car les senteurs du bois nouveau Les traversent parfois d’une brusque secousse, Ainsi qu’un vin trop fort montant à leur cerveau. Ils balancent leurs fronts d’une façon très douce Et retrouvent dans l’air des souffles d’autrefois. Lui, tout à coup, avec des sanglots dans la voix : « C’était un jour pareil que vous êtes venue Au premier rendez-vous, dans la grande avenue. » Puis ils n’ont plus rien dit ; mais leurs pensers amers Remontaient aux lointains souvenirs du jeune âge, Ainsi que deux vaisseaux, ayant passé les mers, S’en retournent toujours par le même sillage. Il reprit : « C’est bien loin, cela ne revient pas. Et notre banc de pierre, au fond du parc, – là-bas ? » La femme fit un saut comme d’un trait blessée : « Allons le voir », dit-elle, et, la gorge oppressée, Tous deux se sont levés soudain d’un même effort ! Coupe prodigieux tant il est grêle et pâle. Lui, dans un vieil habit de chasse à boutons d’or, Elle, sous les dessins étranges d’un vieux châle ! III Ils guettèrent, ayant grand’peur d’être aperçus ; Et puis, voûtés, avec le dos rond des bossus, Humbles d’être si vieux quand tout semblait revivre, Ainsi que des enfants ils se prirent la main Et partirent, barrant la largeur du chemin. Car chacun oscillant un peu, comme un homme ivre, Heurtait l’autre d’un coup d’épaule quelquefois, Et des zigzags guidaient leur douteux équilibre. Leurs bâtons supportant chaque bras resté libre Trottaient à leurs côtés comme deux pieds de bois. Mais, d’arrêts en arrêts dans leur course essoufflée, Ils gagnèrent le parc et puis la grande allée. Leur passé se levait et marchait devant eux, Et sur la terre humide ils croyaient voir, par places, L’empreinte fraîche encor de leurs pieds amoureux ; Comme si les chemins avaient gardé leurs traces, Attendant chaque jour le couple habituel. Ils allaient, tout chétifs, près des arbres énormes, Perdus sous la hauteur des chênes et des ormes Qui versaient autour d’eux un soir perpétuel. Et comme un livre ancien dont on tourne la page : « C’est ici », disait l’un. L’autre disait : « C’est là : La place où je baisai vos doigts ? – Oui, la voilà. – Vos lèvres ? – Oui ! c’est elle ! » Et leur pèlerinage, De baisers en baisers sur la bouche ou les doigts, Continuait ainsi qu’un chemin de la croix. Ils débordaient tous deux d’allégresses passées, Élans que prend le coeur vers les bonheurs finis, En songeant que jadis, les tailles enlacées, Les yeux parlant au fond des yeux, les doigts unis, Muets, le sein troublé de fièvres inconnues, Ils avaient parcouru ces mêmes avenues ! IV Le banc les attendait, moussu, vieilli comme eux. « C’est lui ! » dit-il. « C’est lui ! » reprit-elle. Ils s’assirent, Et sous les chauds reflets des souvenirs heureux Les profondes noirceurs des arbres s’éclaircirent. Mais voilà que dans l’herbe ils virent s’approcher Un crapaud centenaire aux formes empâtées. Il imitait, avec ses pattes écartées, Des mouvements d’enfant qui ne sait pas marcher. Un sanglot convulsif fit râler leurs haleines ; Lui ! le premier témoin de leurs amours lointaines Qui venait chaque soir écouter leurs serments ! Et seul il reconnut ces reliques d’amants, Car hâtant sa démarche épaisse et patiente, Gonflant son ventre, avec des yeux ronds attendris, Contre les pieds tremblants des amoureux flétris Il traîna lentement sa grosseur confiante. Ils pleuraient. – Mais soudain un petit chant d’oiseau Partit des profondeurs du bois. C’était le même Qu’ils avaient entendu quatre-vingts ans plus tôt ! Et dans l’effarement d’un délire suprême, Du fond des jours finis devant eux accourus, Par bonds, comme un torrent qui va, sans cesse accru, Toute leur vie, avec ses bonheurs, ses ivresses, Et ses nuits sans repos de fougueuses caresses, Et ses réveils à deux si doux, las et brisés, Et puis, le soir, courant sous les ombres flottantes, Les senteurs des forêts aux sèves excitantes Qui prolongent sans fin la lenteur des baisers !… Mais comme ils s’imprégnaient de tendresse, l’allée S’ouvrit, laissant passer une brise affolée ; Et, parfumé, frappant leur coeur, comme autrefois, Ce souffle, qui portait la jeunesse des bois, Réveilla dans leur sang le frisson mort des germes. Ils ont senti, brûlés de chaleurs d’épidermes, Tout leur corps tressaillir et leurs mains se presser, Et se sont regardés comme pour s’embrasser ! Mais au lieu des fronts clairs et des jeunes visages Apparus à travers l’éloignement des âges Et qui les emplissaient de ces désirs éteints, L’une tout contre l’autre, étaient deux vieilles faces Se souriant avec de hideuses grimaces ! Ils fermèrent les yeux, tout défaillants, étreints D’une terreur rapide et formidable comme L’angoisse de la mort !… « Allons-nous-en ! » dit l’homme. Mais ils ne purent pas se lever ; incrustés Dans la rigidité du banc, épouvantés D’être si loin, étant si vieux et si débiles. Et leurs corps demeuraient tellement immobiles Qu’ils semblaient devenus des gens de pierre. Et puis Tous deux, soudain, d’un grand élan, se sont enfuis. Ils geignaient de détresse, et sur leur dos la voûte Versait comme une pluie un froid lourd goutte à goutte ; Ils suffoquaient, frappés par des souffles glacés, Des courants d’air de cave et des odeurs moisies Qui germaient là-dessous depuis cent ans passés. Et sur leurs coeurs, fardeau pesant, leurs poésies Mortes alourdissaient leurs efforts convulsifs, Et faisaient trébucher leurs pas lents et poussifs. V La femme s’abattit comme un ressort qui casse ; Lui, resta sans comprendre et l’attendit, debout, Inquiet, la croyant seulement un peu lasse, Car sa robe tremblait toujours. Puis tout à coup L’épouvante lui vint ainsi qu’une bourrasque. Il se pencha, lui prit les bras, et d’un effort Terrible, il la leva, quoiqu’il fût très peu fort. Mais tout son pauvre corps pendait, sinistre et flasque Il vit qu’elle étouffait et qu’elle allait mourir, Et pour chercher de l’aide il se mit à courir Avec de petits bonds effrayants et grotesques, Décrivant, sans la main qui lui servait d’appui, Au galop saccadé par son bâton conduit, Des chemins compliqués comme des arabesques. Son souffle était rapide et dur comme une toux. Mais il sentit fléchir sa jambe vacillante, Si molle qu’il semblait danser sur ses genoux. Il heurtait aux troncs noirs sa course sautillante, Et les arbres jouaient avec lui, le poussant, Le rejetant de l’un à l’autre et paraissant S’amuser lâchement avec cette agonie. Il comprit que la lutte horrible était finie, Et, comme un naufragé qui se noie, il jeta Un petit cri plaintif en tombant sur la face. Faible gémissement qu’aucun vent n’emporta ! Il entendit encor, quelque part dans l’espace, Les long croassements lugubres d’un corbeau Mêlés aux sons lointains d’une cloche cassée. Et puis tout bruit cessa. L’ombre épaisse et glacée S’appesantit sur eux, lourde comme un tombeau. VI Ils restaient là. Le jour s’éteignit. Les ténèbres Emplirent tout le ciel de leurs houles funèbres. Ils restaient là, roulés comme deux petits tas De feuilles, grelottant leurs fièvres acharnées, Si vagues dans la nuit qu’on ne les trouva pas. Ils formaient un obstacle aux bête étonnées En barrant le sentier tracé de chaque soir. Les unes s’arrêtaient, timides, pour les voir ; D’autres les parcouraient ainsi que des épaves ; Des limaces rampaient sur eux, traînant leurs baves ; Des insectes fouillaient les replis de leurs corps, Et d’autres s’installaient dessus, les croyant morts. Mais un frisson bientôt courut par les allées. Une averse entr’ouvrit les feuilles flagellées, Ruisselante et claquant sur le sol avec bruit. Et sur les deux vieillards qui grelottaient encore, La pluie, en flots épais, tomba toute la nuit. Puis, lorsque reparut la clarté de l’aurore, Sous l’égout persistant des hauts feuillages verts On ramassa, tout froids en leurs habits humides, Deux petits corps sans vie, effrayants et rigides Ainsi que les noyés qu’on trouve au fond des mers.

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    Guy de Maupassant

    Guy de Maupassant

    @guyDeMaupassant

    L’aïeul L’aïeul mourait froid et rigide. Il avait quatre-vingt-dix ans. La blancheur de son front livide Semblait blanche sur ses draps blancs. Il entr’ouvrit son grand oeil pâle, Et puis il parla d’une voix Lointaine et vague comme un râle, Ou comme un souffle au fond des bois. Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ? Aux clairs matins de grand soleil L’arbre fermentait sous la sève, Mon coeur battait d’un sang vermeil. Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ? Comme la vie est douce et brève ! Je me souviens, je me souviens Des jours passés, des jours anciens ! J’étais jeune ! je me souviens ! Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ? L’onde sent un frisson courir A toute brise qui s’élève ; Mon sein tremblait à tout désir. Est-ce un souvenir, est-ce un rêve. Ce souffle ardent qui nous soulève ? Je me souviens, je me souviens ! Force et jeunesse ! ô joyeux biens ! L’amour ! l’amour ! je me souviens ! Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ? Ma poitrine est pleine du bruit Que font les vagues sur la grève, Ma pensée hésite et me fuit. Est-ce un souvenir, est-ce un rêve Que je commence ou que j’achève ? Je me souviens, je me souviens ! On va m’étendre près des miens ; La mort ! la mort ! je me souviens !

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    Gérard de Nerval

    Gérard de Nerval

    @gerardDeNerval

    Mélodie Quand le plaisir brille en tes yeux Pleins de douceur et d'espérance, Quand le charme de l'existence Embellit tes traits gracieux, − Bien souvent alors je soupire En songeant que l'amer chagrin, Aujourd'hui loin de toi, peut t'atteindre demain, Et de ta bouche aimable effacer le sourire ; Car le Temps, tu le sais, entraîne sur ses pas Les illusions dissipées, Et les yeux refroidis, et les amis ingrats, Et les espérances trompées ! Mais crois-moi, mon amour ! tous ces charmes naissants Que je contemple avec ivresse, S'ils s'évanouissaient sous mes bras caressants, Tu conserverais ma tendresse ! Si tes attraits étaient flétris, Si tu perdais ton doux sourire, La grâce de tes traits chéris Et tout ce qu'en toi l'on admire, Va, mon cœur n'est pas incertain : De sa sincérité tu pourrais tout attendre. Et mon amour, vainqueur du Temps et du Destin, S'enlacerait à toi, plus ardent et plus tendre ! Oui, si tous tes attraits te quittaient aujourd'hui, J'en gémirais pour toi ; mais en ce cœur fidèle Je trouverais peut-être une douceur nouvelle, Et, lorsque loin de toi les amants auraient fui, Chassant la jalousie en tourments si féconde, Une plus vive ardeur me viendrait animer. « Elle est donc à moi seul, dirais-je, puisqu'au monde Il ne reste que moi qui puisse encor l'aimer ! »

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    Gérard de Nerval

    Gérard de Nerval

    @gerardDeNerval

    Mélodie irlandaise Le soleil du matin commençait sa carrière, Je vis près du rivage une barque légère Se bercer mollement sur les flots argentés. Je revins quand la nuit descendait sur la rive : La nacelle était là, mais l’onde fugitive Ne baignait plus ses flancs dans le sable arrêtés. Et voilà notre sort ! au matin de la vie Par des rêves d’espoir notre âme poursuivie Se balance un moment sur les flots du bonheur ; Mais, sitôt que le soir étend son voile sombre, L’onde qui nous portait se retire, et dans l’ombre Bientôt nous restons seuls en proie à la douleur. Au déclin de nos jours on dit que notre tête Doit trouver le repos sous un ciel sans tempête ; Mais qu’importe à mes voeux le calme de la nuit ! Rendez-moi le matin, la fraîcheur et les charmes ; Car je préfère encor ses brouillards et ses larmes Aux plus douces lueurs du soleil qui s’enfuit. Oh ! qui n’a désiré voir tout à coup renaître Cet instant dont le charme éveilla dans son être Et des sens inconnus et de nouveaux transports ! Où son âme, semblable à l’écorce embaumée, Qui disperse en brûlant sa vapeur parfumée, Dans les feux de l’amour exhala ses trésors !

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    H

    Henri Michaux

    @henriMichaux

    Emme et le vieux médecin Revenant des Indes avec une jambe gonflée d'où le pus sortait de toutes parts, Emme fit un détour pour aller consulter un vieux médecin qui habitait la Forêt Noire, et lui montra sa jambe et le pus. — Oh, fit celui-ci, quelques microbes vieux et usés peut-être qui restent encore... Quelques vieux microbes usés... Comme le jeune homme s'inquiétait pour l'os de sa jambe que les microbes allaient détruire : — Non, je ne pense pas, fit le médecin, je les vois plutôt embarrassés. Leur bon temps est fini, croyez-moi, et il le congédia avec un sourire paisible.

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    J

    Jacques Viallebesset

    @jacquesViallebesset

    Les papillons bleus Dans les alvéoles de sa mémoire La petite fille qu’elle était danse encore A chaque battement de ses paupières S’envolent de ses yeux des papillons bleus Elle savait déjà tout sans vraiment le savoir Elle a tout donné venu de son grand cœur Des années dorées transformées en plomb Les ailes du malheur ont fracassé les cages Ses oiseaux se sont envolés dans son ciel Ils pépient le soir à la margelle des pupilles Elle a dans le cœur un cerf-volant qui poursuit Les tendres moutons roses du ciel en rêvant A des croisières bleues au pays du croissant Où languide dans les saveurs ocres de l’orient De ses mains naissent des chants de couleurs A l’instant de rejoindre le ventre de la terre Elle laissera ici-haut quelques traces légères De bleu pour que les douces jacinthes des cœurs Les océans le ciel les humains se rappellent Que les yeux bleus sont les yeux des amoureux

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    J

    Jean Auvray

    @jeanAuvray

    Contre une vieille importune Furie aux crins retors, exécrable mégère, Qui te fait tant vomir de poison contre moi, Et troubler la beauté qui me donne la loi Des importuns discours de ta langue légère ? Quel démon envieux tous les jours te suggère Les moyens d'ébranler le roc de notre foi ? Penses-tu que la sainte, en qui seule je crois, Soit infidèle autant que tu es mensongère ? Non, non, vieille sorcière, invente si tu veux, Mille charmes nouveaux pour dissoudre les nœuds Dont Cupidon étreint nos amoureuses âmes : Tu feras lors cesser nos honnêtes ébats, Quand tes yeux cesseront d'allumer aux sabbats Dans le sein des démons des impudiques flammes.

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    Jean de La Fontaine

    Jean de La Fontaine

    @jeanDeLaFontaine

    La vieille et les deux servantes Il était une vieille ayant deux Chambrières. Elles filaient si bien que les soeurs filandières Ne faisaient que brouiller au prix de celles-ci. La Vieille n'avait point de plus pressant souci Que de distribuer aux Servantes leur tâche. Dès que Téthis chassait Phébus aux crins dorés, Tourets entraient en jeu, fuseaux étaient tirés ; Deçà, delà, vous en aurez ; Point de cesse, point de relâche. Dès que l'Aurore, dis-je, en son char remontait, Un misérable Coq à point nommé chantait. Aussitôt notre Vieille encor plus misérable S'affublait d'un jupon crasseux et détestable, Allumait une lampe, et courait droit au lit Où de tout leur pouvoir, de tout leur appétit, Dormaient les deux pauvres Servantes. L'une entr'ouvrait un oeil, l'autre étendait un bras ; Et toutes deux, très malcontentes, Disaient entre leurs dents : Maudit Coq, tu mourras. Comme elles l'avaient dit, la bête fut grippée. Le réveille-matin eut la gorge coupée. Ce meurtre n'amenda nullement leur marché. Notre couple au contraire à peine était couché Que la Vieille, craignant de laisser passer l'heure, Courait comme un Lutin par toute sa demeure. C'est ainsi que le plus souvent, Quand on pense sortir d'une mauvaise affaire, On s'enfonce encor plus avant : Témoin ce Couple et son salaire. La Vieille, au lieu du Coq, les fit tomber par là De Charybde en Scylla.

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    Jean de La Fontaine

    Jean de La Fontaine

    @jeanDeLaFontaine

    Le chat et un vieux rat J’ai lu chez un conteur de Fables, Qu’un second Rodilard, l’Alexandre des Chats, L’Attila, le fléau des Rats, Rendait ces derniers misérables : J’ai lu, dis-je, en certain Auteur, Que ce Chat exterminateur, Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde : Il voulait de Souris dépeupler tout le monde. Les planches qu’on suspend sur un léger appui, La mort aux Rats, les Souricières, N’étaient que jeux au prix de lui. Comme il voit que dans leurs tanières Les Souris étaient prisonnières, Qu’elles n’osaient sortir, qu’il avait beau chercher, Le galant fait le mort, et du haut d’un plancher Se pend la tête en bas : la bête scélérate A de certains cordons se tenait par la patte. Le peuple des Souris croit que c’est châtiment, Qu’il a fait un larcin de rôt ou de fromage, Egratigné quelqu’un, causé quelque dommage, Enfin qu’on a pendu le mauvais garnement. Toutes, dis-je, unanimement Se promettent de rire à son enterrement, Mettent le nez à l’air, montrent un peu la tête, Puis rentrent dans leurs nids à rats, Puis ressortant font quatre pas, Puis enfin se mettent en quête. Mais voici bien une autre fête : Le pendu ressuscite ; et sur ses pieds tombant, Attrape les plus paresseuses. « Nous en savons plus d’un, dit-il en les gobant : C’est tour de vieille guerre ; et vos cavernes creuses Ne vous sauveront pas, je vous en avertis : Vous viendrez toutes au logis.  » Il prophétisait vrai : notre maître Mitis Pour la seconde fois les trompe et les affine, Blanchit sa robe et s’enfarine, Et de la sorte déguisé, Se niche et se blottit dans une huche ouverte. Ce fut à lui bien avisé : La gent trotte-menu s’en vient chercher sa perte. Un Rat, sans plus, s’abstient d’aller flairer autour : C’était un vieux routier, il savait plus d’un tour ; Même il avait perdu sa queue à la bataille. « Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille, S’écria-t-il de loin au Général des Chats. Je soupçonne dessous encor quelque machine. Rien ne te sert d’être farine ; Car, quand tu serais sac, je n’approcherais pas. C’était bien dit à lui ; j’approuve sa prudence : Il était expérimenté, Et savait que la méfiance Est mère de la sûreté.

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    Jean de La Fontaine

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    @jeanDeLaFontaine

    Le vieux chat et la jeune souris Une jeune Souris, de peu d’expérience, Crut fléchir un vieux Chat, implorant sa clémence, Et payant de raisons le Raminagrobis : « Laissez-moi vivre : une souris De ma taille et de ma dépense Est-elle à charge en ce logis ? Affamerais-je, à votre avis, L’hôte et l’hôtesse, et tout leur monde ? D’un grain de blé je me nourris : Une noix me rend toute ronde. À présent je suis maigre ; attendez quelque temps : Réservez ce repas à messieurs vos enfants. » Ainsi parlait au Chat la Souris attrapée. L’autre lui dit : « Tu t’es trompée : Est-ce à moi que l’on tient de semblables discours ? Tu gagnerais autant de parler à des sourds. Chat, et vieux, pardonner ? cela n’arrive guères. Selon ces lois, descends là-bas, Meurs, et va-t’en, tout de ce pas, Haranguer les soeurs filandières : Mes enfants trouveront assez d’autres repas. » Il tint parole. Et pour ma fable Voici le sens moral qui peut y convenir : La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir : La vieillesse est impitoyable.

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