Titre : De la solitude, comme espace d'écriture
Auteur : Edmond Jabès
Le geste d'écrire est geste solitaire.
L'écriture est-elle l'expression de cette solitude?
Peut-il y avoir écriture sans solitude ou encore solitude sans écriture ?
Y aurait-il des degrés à la solitude — donc plusieurs plages, différents niveaux de solitude — comme il y a des paliers d'ombre ou de lumière?
Pourrait-on, en ce cas, soutenir qu'il y a certaines solitudes vouées à la nuit et d'autres, au jour?
Y aurait-il enfin diverses formes de solitude : solitude resplendissante, ronde — celle du soleil — ou solitude plate, ténébreuse — celle des dalles funéraires;
solitude de la fête et solitude du deuil ?
La solitude ne peut se dire sans, aussitôt, cesser d'être.
Elle ne peut que s'écrire dans la distance qui la protège de l'œil qui la lira.
Le dire serait donc au texte, ce que la parole orale est a la parole écrite : la fin d'une solitude assumée par l'une et le prélude à une aventure solitaire, pour
l'autre.
Celui qui, à voix haute, parle n'est jamais seul.
Celui qui écrit rejoint, par l'intermédiaire du vocable, sa solitude.
Qui oserait, au milieu des sables, faire usage de la parole?
Le désert ne répond qu'au cri, l'ultime, déjà enveloppé de silence d'où surgira le signe ; car on n'écrit jamais qu'aux confins imprécis de
l'être.
Prendre conscience de cette limite c'est, en même temps, reconnaître comme point de départ de l'écrit, l'irrégulière ligne de démarcation de notre
solitude.
Il y aurait donc, ainsi, pour la solitude et pour l'écrit, de fluctuantes frontières que nous longerions, la plume en main; frontières par nous et grâce à nous,
reconnues.
A chaque livre, ses antres de solitude.
Sept cieux se réclament du ciel.
Le vide a ses étages.
Ainsi la solitude qui est vide du ciel et de la terre, vide de l'homme dans lequel il s'agite et où il respire.
Rattachée à toute origine, la solitude a ce pouvoir exceptionnel de rompre le temps, de dégager l'unité première ; de faire, en quelque sorte, du multiple
indéterminable, l'un innombrable.
Chercher à écrire, dans ces conditions, consisterait alors, en marge de l'écrit, à refaire d'abord, mais en sens inverse, le chemin suivi par la pensée ; à ramener
la pensée à l'objet même de sa pensée ; l'écrit, au vocable qui le contenait ; reviendrait, en somme, à sortir de sa propre solitude pour épouser l'initiale
solitude du livre dans l'ignorance encore de son commencement et à laquelle le livre procurera son nom ; car c'est sur les ruines d'un livre duquel on s'est détourné que le livre
se construit; sur l'effrayante solitude de ses décombres.
L'écrivain ne quitte pas le livre.
Il croît et s'effondre à ses côtés. Écrire, dans un premier temps, ne serait que ramasser les pierres du livre écroulé, afin de bâtir avec elles, un
nouvel ouvrage — le même, sans doute — ; édifice dont l'écrivain serait l'infatigable maître d'oeuvre, architecte et maçon ; moins attentif, cependant, au
progrès de sa construction, qu'au mouvement interne, naturel qui préside à son achèvement; attentif, avant tout donc, à l'écriture de cette double solitude —
celle du vocable et celle du livre — qui se voudra progressivement lisible.
Nulle part ailleurs que dans ce rectangle de papier fin réservé à l'indicible, mots et demeure ne sont aussi fortement liés l'un à l'autre et, en même temps
— ô paradoxe — si éloignés ; car aucune alliance n'est permise à la solitude, aucune union ou association ; aucune espérance de libération
commune.
Seule, elle s'édifie ; seule, avec la complicité de l'écriture, elle organise la lecture des orgueilleux pans de murs des époques de sa splendeur ou de ses larges et
profondes blessures, à l'heure où l'œuvre qu'elle a contribué à mettre sur pied, tombe en poussière ; où le livre se brise dans la brisure infinie de ses
mots.
Solitude à laquelle l'écrivain se soumet; accorde, parfois, plus qu'il ne peut tenir, ne pouvant se soustraire à l'engagement pris envers elle.
Mais pourquoi?
La solitude n'est-elle pas un choix délibéré de l'homme ?
Alors, quelles sont ces chaînes qu'il n'a pas forgées?
Y aurait-il une solitude qui échapperait à sa volonté, qu'il ne pourrait, impuissant, que subir?
L'exigence de cette solitude dont l'écrivain ne saurait s'affranchir est, précisément, celle que le mot qui la dénomme lui a imposée ; solitude du tréfonds de sa
solitude, comme s'il y avait une solitude plus seule, enfouie dans la solitude, où le mot se modèle sur l'image captée de lui-même, tel l'enfant dans le ventre
maternel.
Désormais, tout s'élaborera selon un ordre prémédilé ; car le projet du livre est, d'abord, téméraire projet du vocable.
On ne peut écrire le livre sans avoir indirectement participé à ce projet qui ne serait, peut-être, que l'intuition que nous avons du livre, à partir de laquelle
celui-ci s'écrit.
Solitude d'un mot donc, solitude du mot avant le mot, de la nuit avant la nuit où, astre immergé, le vocable ne brille plus que pour elle.
Mais, objectera-t-on, comment peut-on, à partir du livre, aller au mot? —
Comme le jour va au soleil, répondrai-je.
Livre n'est-il pas un mot?
C'est toujours au mol «Livre» que l'on revient
L'espace du livre est celui, intérieur, du mot qui le désigne.
Ecrire le livre ne serait ainsi qu'investir cet espace caché, qu'écrire dans ce mot.
Mais ce mot qui rassemble tous les mots de la langue — comme l'astre du matin toute la lumière du monde — n'est, de celle-ci, que le lieu de sa solitude ; le lieu où elle
se confronte au néant ; où elle cesse de signifier, ne désignant plus que le
Rien.
«
Tu ne peux lire ce que tu vis, mais tu peux vivre ce que tu lis», disait-il.
—
Combien de pages a ton livre ?
—
Exactement quatre-vingt-seize surfaces planes de solitude.
L'une au-dessous de l'autre.
La première au sommet ; la dernière à la base.
Tel est le cheminement de l'écriture — avait-il répondu.
Et il avait ajouté : «Ce qui m'intrigue ce n'est point d'avoir descendu, de feuillet en feuillet, toutes les marches du livre, mais de savoir comment j'ai fait pour me trouver,
d'entrée, sur la plus haute, la première?»
Le fond de l'eau est parsemé d'étoiles.
L'écriture est gageure de solitude ; flux et reflux d'inquiétude.
Elle est aussi reflet d'une réalité réfléchie dans sa nouvelle origine et dont, au cœur de nos désirs confus et de nos doutes, nous façonnons l'image.