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Titre : Chant de la paix

Auteur : Louis Aragon

Je puis dans mon jardin fleuri de Seine-et-Oise Me promener ce soir avec de nouveaux yeux Car la vie a repris son odeur de framboise Et l'étoile n'est plus un reproche des cieux Nous l'appelions si fort qu'il fallait qu'elle vienne La paix ô Viet-Namiens qui m'aviez embrassé Comme je descendais de la tribune à Vienne Il y a dix-huit mois mon discours prononcé Fils du Patet-Laos et vous délégués khmers Vous me preniez les mains et me disiez tout bas Des mots qui me rendaient les choses plus amères Plus monstrueux entre nos peuples ce combat Ah si le sentiment qui fit cette minute Avait pu déferler de Vienne sur l'Asie Si ce que je pensais que dans mes yeux vous lûtes Avait éteint les oeillets fauves des fusils On aurait épargne la semence infertile Tant de pauvres enfants bernés et mutilés O cœurs d'illusion Maintenant où sont-ils Oubliés sous la terre ainsi qu'un riz volé Ceux-là qui les ont fait avant l'âge mourir Prononcent aujourd'hui des mots retentissants Qui demain payera pour la bouche et le rire Pour le bras et l'esprit le regard et le sang Allons comme toujours ces comptes-là se brouillent Mais pourtant aujourd'hui dans le meurtre arrêté Avant que les plaques d'identité se rouillent Pleurons fût-ce un instant la jeunesse jetée On ne peut voir fleurir dans la terre annamite Ni la sauge éclatante et ni le nelombo Ils ne cueilleront pas les reines-marguerites Ceux dont aucune croix ne dit même un tombeau Ils étaient faits pour vivre et demeurer en France Je les vois amoureux s'en revenir de nuit Dans quelque Périgord ou sur quelque Durance Sifflant un air de danse au pied d'un arbre à fruits Les voilà tard salés d'écume au sable sec Après la pêche sur la plage lanternant Ils aiment follement cette odeur des varechs C'est l'heure où va s'allumer le phare tournant Je les vois passionnés de courses cyclistes Au matin du Tour sur la route au Lautaret Tiens l'un d'eux quelque part à l'église est soliste Un autre chasse la perdrix au chien d'arrêt O chantiers de la paix Songes Lèvres chantantes Dentelles des labeurs Vin blanc des soirs légers Dans la rue il y a des passantes tentantes Que c'est beau le soleil après qu'il a neigé Tout cela tout cela que je dis en désordre C'est ce qu'ils n'auront pas ce qu'ils n'auront jamais Quand on était vivant un chien pouvait vous mordre On pouvait se casser la cheville On fumait Je ne sais pas pourquoi la vie est une chose Dont on peut tout au plus exprimer 10 % C'est drôle un nom de général pour une rose Ah le bon café-crème où l'on trempe un croissant Quand on était vivant oh ma mère ma mère Tout ce mal que tu t'es donné sans résultat Personne n'était là quand mes yeux se fermèrent Je n'aimerais pas trop qu'on te le racontât Personne n'était là Cela parfois arrive On rate son entrée On rate sa sortie On a la mort qu'on peut et puis faute de grives Mais nom de Dieu pourquoi m'avez-vous tous menti Apaise-toi garçon car maintenant qu'y faire C'est un tort d'en vouloir à tous de tes tourments Si l'on était assez fort pour porter le fer Où il faut ça se passerait tout autrement Apaise-toi garçon Tu disais C'est la guerre Et ça te paraissait tout-à-fait lumineux Que pour d'autres ce soit la paix n'explique guère Mais c'est la paix pour eux garçon la paix pour eux Je dis la paix pâle et soudaine Comme un bonheur longtemps rêvé Comme un bonheur qu'on croit à peine Avoir trouvé Je dis la paix comme une femme J'ouvrais la porte et tout à coup Ses deux bras autour de mon âme Et de mon cou Je dis la paix cette fenêtre Qui battit l'air un beau matin Et le monde ne semblait être Qu'odeur du thym Je dis la paix pour la lumière A tes pas dans cette saison Comme une chose coutumière A la maison Pour les oiseaux et les branchages Verts et noirs au-dessus des eaux Et les alevins qui s'engagent Dans les roseaux Je dis la paix pour les étoiles Pour toutes les heures du jour Aux tuiles des toits et pour toi l' Ombre et l'amour Je dis la paix aux jeux d'enfance On court on saute on crie on rit On perd le fil de ce qu'on pense Dans la prairie Je dis la paix mais c'est étrange Ce sentiment de peur que j'ai Car c'est mon cœur même qui change Léger léger Je dis la paix vaille que vaille Précaire fragile et sans voix Mais c'est l'abeille qui travaille Sans qu'on la voie Rien qu'un souffle parmi les feuilles Une simple hésitation Un rayon qui passe le seuil Des passions Elle vacille elle est peu sûre Gomme un pied de convalescent Encore écoutant sa blessure Son sang récent La guerre a relâché ses rênes La guerre a perdu la partie Il en reste un son sourd qui traîne Mal amorti Ce sont les chars vers les casernes Qui font encore un peu de bruit Nous danserons dans les luzernes Jusqu'à la nuit Tu vas voir demain tu vas voir Les écoliers dans les préaux Et ce beau temps à ne plus croire La météo On va bâtir pour la jeunesse Des maisons et des jours heureux Et les amours voudront que naissent Leurs fils nombreux On reconstruira par le monde Les merveilles incendiées La vie aura la taille ronde Sans mendier Enfin veux-tu que j'énumère Les Versailles que nous ferons Les airs peuplés par les chimères De notre front Et l'immense laboratoire Où les miracles sont humains Et la colombe de l'histoire Entre nos mains Je sais je sais Tout est à faire Dans ce siècle où la mort campait Et va voir dans la stratosphère Si c'est la paix Eteint ici là-bas qui couve Le feu court on voit bien comment Quelqu'un toujours donne à la louve Un logement Quelqu'un toujours quelque part rêve Sur la table d'être le poing Et sous le manteau de la trêve Il fait le point Je sais je sais ce qu'on peut dire Et le danger d'être d'endormi L'homme au zénith et le nadir A l'ennemi Je sais mais c'est la paix quand même Le recul du monstre devant Ce que je défends Ce que j'aime Toujours vivant C'est la paix dont les peuples savent Obscurément tous plus ou moins Contre le maître et pour l'esclave Qu'elle est témoin C'est la paix des peuples où sourd L'eau profonde des libertés C'est au silence des tambours Le mai planté C'est la paix couleur de la preuve Où le meurtre porte son nom A qui le voile de la veuve Dit Non C'est la paix qui force le crime A s'agenouiller dans l'aveu Et qui crie avec les victimes Cessez le feu Cessez partout le feu sur l'homme et la nature Sur la serre et le champ les jardins les pâtures Sur la table et le banc sur l'arbre et la toiture Sur la mer des poissons et celle des mâtures Sur le ciel où l'audace et l'oiseau s'aventurent Sur le passé de pierre où rêve la sculpture Sur les choses d'ici sur les choses futures Sur ce cœur dans son cœur qu'une mère défend Cessez le feu partout sur la femme et l'enfant Sur les chemins ombreux que le6 amants vont prendre Sur les baisers ardents où des baisers s'engendrent Sur les yeux grands ouverts pour le plaisir entendre Sur les amours vannés qui laissent le bras pendre Sur le réveil heureux des désirs sous leur cendre Sur cette douceur-là qui n'est jamais à vendre Sur les chuchotements qui font les lits si tendres Et de la. tête aux pieds comprendre ce qu'on sent Cessez le feu sur les caresses et le sang Cessez le feu devant les crèches et l'école Initial balbutiement de la parole Et les boules de neige et le lait dans le bol Le rire aux doigts levés à tort des pigeon-voie La décalcomanie au carreau que l'on colle Billes saute-moutons marelles courses folles Et deux et deux font quatre et do ré mi fa sol O cahiers de bâtons solfège épèlement O douceur aux premières pages du roman Cessez le feu sur le soleil des connaissances Le regard démêlant l'accessoire et l'essence L'énorme patience humaine qui recense La science qui sort comme une fleur des sens L'idée à l'accident mêlée à sa naissance L'homme sauf contre l'homme ayant toute licence Dans le laboratoire essayant sa puissance L'esprit qui dans les faits se plie et se déploie Cessez le feu sur le progrès trouvant sa loi Cessez le feu sur ceux qui goudronnent la route Et sur la profondeur des mines et des soutes Sur le bras qui défriche ou qui construit la voûte Les déblaiements à pratiquer coûte que coûte L'épaulement de chair où le polder s'arc-boute Et l'effort journalier qui n'a pas droit au doute Pétrole acier béton cristal caoutchouc toute La sueur investie aux matières qu'il faut Cessez le feu sur l'homme et ses pas triomphaux Cessez le feu sur la statue au corps durable Sur le peintre qui fait un verre désirable Sur le vers labourant aux nuages arables La musique par qui l'hiver est tolérable Dans la gorge le chant comme une ombre adorable La danse qui rend tout à ses pieds admirable Dentelle architecture aux forêts comparable Tout l'éblouissement soudain de la beauté Cessez cessez le feu sur ceux qui vont chanter Cessez le feu pour départager les doctrines Assez à la pensée opposer les machines Au cœur croyant porter la mort dans la poitrine Laissez comme à des fleurs au flanc de deux collines Leurs chances de printemps l'humaine et la divine A ces rêves de paix que divers imaginent Le pari de Pascal et celui de Lénine Assez trouer les yeux pour y chercher dedans La lumière qui fait le monde en l'inondant Cessez le feu sur ceux qui gagent sur l'aurore Leur morale et leur vie au lieu d'autres sur l'or Sur ceux même folie à vos yeux qui n'implorent Ni vos financements ni votre à bras-le-corps Et qui sans Plan Marshall sans Système Taylor Comptent sur le vouloir commun qu'on voit éclore Dans le refus commun des hommes à la mort Tais-toi l'atome et toi canon cesse ta toux Partout cessez le feu fessez le feu partout