Titre : Le repas des oiseaux
Auteur : Lorand Gaspar
À l'aube, sur les eaux, ce premier appel
qui frissonne d'avoir d'un coup débondé l'étendue.
Et toi tu radotes en radoubant ta barque,
tu marmonnes des choses que ne peut comprendre
la Huppe Yafoûr du roi Salomon,
sur la solitude des eaux et l'inconstance des hommes,
sur la peur quand soudain s'obscurcissent les portes,
tu remâches encore ces plantes amères du cœur,
comme si tu ne savais pas que la faute, la seule
est de n'avoir pas su aimer assez, que cette douleur...
Ordre nourri d'une gorgée de braise
dévoré par la soufflerie des ailes.
Puissance et rigueur du fin balancier
qui commande aux angles du ciel.
Arcs graciles des côtes, scellés de nacre,
voûtes jumelles posées sur l'axe du vol,
ici s'amarrent les muscles de la forge
ces fibres et filins qui tendent les vents.
Une boule de choses qui tremblent dans la main,
deux ou trois couleurs, une idée folle
qui passe par la tête, une heureuse
nouvelle traverse en courant les murs,
retrousse un instant les dessous de lumière
et nous laisse à nos miroirs de nostalgie —
mais telle est l'imprudence qui nous irrigue.
Amont prodigieux, cataracte immobile de rumeurs —
buée d'encres et d'ardoises sur la vitre de Dieu.
Ecailles et poudres sur la terre.
Montagnes gris-bleu d'attendre
que se déclarent les quatre horizons —
l'humble idée de l'eau sur les tables absolues.
Glissement de lignes et de muqueuses,
puis la grande voix de l'Ange debout dans le soleil
qui convie les oiseaux à se repaître.
Prends ton sac d'indigence
de chimie chuchotante, fouineuse,
va dans le pur sifflement de lumière,
bègue boiteux, paquet de venin,
tes os remplis de craquements de fauvette.
Le soleil est déjà haut et tu écoutes les cailloux.
La lumière est un vivier de bulles et de bonds légers,
tu flottes au plafond de grandes salles liquides
et tes mouvements nagent décousus dans le tain —
il y a ce bruit de dégel que rendent à midi les fonds
des boues qui ont tant englouti de clameurs —
la note pure de l'eau tient ferme l'agonie
d'un rayon posé hors d'haleine sur les pierres —
les filets sont jetés comme d'habitude
et tu regardes incrédule le ciel sans nuage —
et qui sait le lieu et qui sait le temps?
Rappelle-toi les fonds sous la voûte glauque
la lueur dans la faille, le tressaillement des cœurs,
le fer rapide et la lutte obscure
pour remonter la mort dans la lumière.
Immobile à la barre, ses yeux d'ombre et de malice perdus dans la brume légère des vagues, il murmure Mais que cherchent-elles nos âmes à voyager ?
Plus loin, plus loin que mémoire
la bête rousse du soir sur la croupe des eaux
tant d'effervescence dans l'inéclairé
dans les vases glaiseuses de la chair,
qui sait, qui sait jusqu'où l'on peut brûler
jusqu'où te suivrai-je ineffable fraîcheur?
Rides et ravins dans la peau sèche de l'été
(tu ne voyais pas de halte à ces fièvres)
pâleur sans fond, odeur de paille effritée
clarté au soir à rien redevable
ruine de l'œil où la présence des choses
ramasse ses pépites musiciennes —
Marins dérisoires, rongés de sel et d'injures
la gorgone du naufrage tatouée sur nos bras,
qui nous conduira vers le port?
Tu es seul en cette nuit à lever l'ancre
de tant de regards que l'horreur t'a confiés —
Nuit sur mer plus noire que mer.
Il faut ramer longtemps, je sais.
La barque est noire et blanche
la peau humide et frileuse
(ton corps sentait la résine vers l'aube et la sauge)
je rame
une jubilation se tend sur les eaux couleur de ramier,
tu casses le pain cuit dans l'écorce d'orange, —
la mer change rapidement d'armure
(je ne te reconnaissais plus le matin dans les draps du regard)
la mer plie de grandes barres de miel roux,
la fraîcheur surprise dans les menthes, l'origan
et le nerprun épineux —
il y a des îles encore très accroupies
la chapelle blanche sur le dos et des femmes
qui viennent, gréées de noir
comme si tout était déjà tard et couvert de cendre.
une barque de pêcheur, là-bas, immobile, dur noyau de lumière
sédiment calme de célérité sa chimie érode le corps debout ininterrompu de mer