Titre : Le cabaret de la Mère Saguet
Auteur : Gérard de Nerval
Jamais les gens de lettres ne furent plus graves qu'en ce temps-ci : soit qu'ils aient compris dans leur état une plus haute vocation que celle de plaire et de faire rire, soit qu'ils
veuillent que leur conduite ne démente pas leurs écrits, soit qu'ils cachent mieux qu'autrefois leur vie privée, toujours est-il que l'on n'entend plus parler de ces joyeux
repas, de ces délicieuses orgies que les auteurs célèbres des deux derniers siècles ont immortalisés entre la poire et le fromage : heureux âge, dont les jours de
folie occuperont la postérité!... Oh! qui nous revaudra le souper d'Auteuil et la nuit de Piron chez le commissaire, et la vraie chanson de lable, et les comédies au gros sel, et
le Théâtre de la Foire! Nous avons la grande élégie du xixe siècle, nous avons le drame, nous avons la comédie du Gymnase : d'un côté, la mélancolie
rêveuse de l'homme qui ne s'enivre jamais; de l'autre, la froide plaisanterie de bon ton de l'homme des cafés et des restaurants... Vivent les cabarets, mordieu!... vous verrez qu'on
y reviendra!
Allez donc, avec des amis, passer votre soirée au café Procope : ohl l'ennuyeuse et sotte chose! Les uns se jettent sur les journaux, les autres organisent une poule au billard; pas
de conversation gaie et bruyante, pas de ces bons éclats de rire qui vous fendent la bouche jusqu'aux oreilles; autrement, le garçon viendrait poliment vous prier de faire moins de
bruit; cela interrompt les lecteurs de journaux, cela distrait les habitués qui font leur partie... Tarare! je veux, moi, être de bonne humeur! .
Or, savez-vous où tend ce préambule?... à vous parler d'une tentative que font, en ce moment, quelques jeunes gens de rétablir l'usage antique et solennel des cabarets, et
ceci, ne riez pas, ceci vaut au moins les barbes à la Henri III et tant d'autres inventions imitées de l'ancien régime.
Si, quelque soir, il vous prend fantaisie de faire une promenade hors barrière, et qu'en revenant tard vous entendiez des rieurs et des chanteurs mener grand bruit dans l'intérieur de
quelque cabaret borgne de la chaussée du Mont-Parnasse, vous monterez au plus haut du pavé, fixant les yeux aux fenêtres et vous dressant, pour voir, sur la pointe des pieds : ce
sont, direz-vous, des ouvriers en goguette l et vous poursuivrez votre route... Non, arrêtez-vous,-entrez au grand salon, et vous y trouverez, autour de la table du milieu, chargée de
pots, de cigares et de quelques coins de fromage, à la lueur de trois chandelles bien espacées, vous trouverez une vingtaine de messieurs bien mis, au front haut et à l'œil
pétillant, tous buvant et s'enivrant d'aussi bonne grâce que Chapelle et Panard, quoique avec moins d'habitude, il est vrai.
Écoutez-les un peu; faites comme les hôtes ordinaires du lieu, assis alentour, aux petites tables, et tout émerveillés de ne rien comprendre à ce beau parler;
écoutez, dis-je, et, au travers de ce tumulte trivial et délirant, vous saisirez par éclairs une conversation qui est quelque chose de plus que spirituelle, des pensées
hardies et profondes, des vues d'art développées avec génie... C'est que ces hommes sont vraiment des artistes célèbres, des écrivains dont la France s'honore et
qui sont venus au cabaret comme Hoffmann; qui sait?... peut-être pour voir aussi l'idéal et le fantastique de leur art se dessiner dans les nuages de fumée de tabac, ou
apparaître parmi les vapeurs de l'ivresse... Ils se sont mis tous en rapport, comme par le magnétisme, afin d'avoir des rêves de l'avenir, choquant ensemble leurs rêves et
leurs pensées, pour en faire jaillir la lumière... ou encore... Eh bien! oui, riez, gens du monde, riez, car vous ne comprenez pas... Vous serez allés, ce soir-là même,
rendre visite à quelques-uns de ces hommes illustres, vous vous serez présentés chez une puissance littéraire du siècle, osant à peine poser le pied à terre,
et le corps humblement plié en deux... et la dame de la maison vous aura répondu : « Monsieur... est au cabaret. » Entendez-vous, bonnes gens? au cabaret!