Titre : Le banc
Auteur : François Coppée Recueil : Poèmes modernes
Non loin du piédestal où j’étais accoudé,
A l’ombre d’un Sylvain de marbre démodé
Et sur un banc perdu du jardin solitaire,
Je vis une servante auprès d’un militaire.
Ils se tenaient tous deux assis à chaque coin
Du banc, et se parlaient doucement, mais de loin,
– Attitude où l’amour jeune est reconnaissable. –
A leurs pieds un enfant jouait avec le sable.
C’était le soir ; c’était l’heure où les amoureux,
Moins timides, tout bas osent se faire entre eux
Les tendres questions et les douces réponses.
Le couchant empourprait le front noir des quinconces ;
Lentement descendait l’ombre, comme à dessein ;
Le vent, déjà plus frais, ridait l’eau du bassin
Où tremblait un beau ciel vert et moiré de rose ;
Tout s’apaisait. C’était cette adorable chose :
Une fin de beau jour à la fin de l’été.
Et, n’ayant rien de mieux à faire, j’écoutai.
Tous deux dirent d’abord le plaisir qu’on éprouve
A parler du passé, comment on se retrouve
Si loin, bien qu’étant nés dans un petit pays,
Leur enfance commune, et les parents vieillis
Dont on est inquiet, sans trop oser le dire
Dans ses lettres, les vieux ne sachant pas écrire
Et ne pouvant payer la plume du bedeau.
Ils dirent la rivière ombreuse, le rideau
De peupliers, l’endroit pour pêcher à la ligne
Caché sous le houblon et sous la folle vigne,
Le cerisier qu’ensemble ils avaient dépouillé,
Le vieux bateau, rempli de feuillage mouillé,
Qu’on prenait pour aller jouer dans le coin d’île,
Les moulins, les sentiers sous bois, toute l’idylle.
Mais l’enfance du pauvre est très courte, et depuis
N’avaient-ils pas tous deux souffert bien des ennuis –
– Et naïve, ignorant encore la prudence,
La simple enfant livra toute sa confidence,
La première.
Elle dit, en termes très touchants,
Que, ne supportant pas les durs travaux des champs
Et ne voulant pas être à charge à sa famille,
Elle avait bien prévu qu’elle resterait fille,
Ses père et mère étant de pauvres villageois,
Et qu’elle était entrée alors chez des bourgeois.
Or cette vie était pour elle bien amère,
A son âge, d’avoir tous les soins d’une mère
Pour des enfants ingrats et qui ne l’aimaient pas.
Elle pleurait souvent à l’heure des repas,
Dans sa froide cuisine, auprès d’une chandelle,
Toute seule. Elle était courageuse et fidèle ;
Mais ses maîtres, gardant toujours leur air grognon,
Ne semblaient même pas la connaître de nom
Et lui donnaient celui de la servante ancienne.
Enfin la vie était dure à tous, et la sienne
Lui compterait sans doute un jour pour ses péchés.
Les deux enfants s’étaient doucement rapprochés.
Mais, sans pouvoir trouver un bon mot qui console,
Le militaire prit à son tour la parole.
Il parla, le front bas et les yeux assombris :
Lui, la conscription à vingt ans l’avait pris.
Être soldat, cela se nomme encor service.
Il maudit ce métier qui lui donnait un vice :
De pauvre on l’avait fait devenir paresseux.
L’avenir ! il n’osait y croire, étant de ceux
Qu’on peut le lendemain envoyer à la guerre,
Un de ces hommes, faits d’une argile vulgaire,
Que pour l’ambition du premier conquérant
Dieu sans doute pétrit d’un pouce indifférent,
Chair à canon, chair à scalpel, matière infâme
Et que la statistique appelle seule une âme.
Il raconta ses jours sans fin de garnison,
Ses courses dans les champs, le soir, vers l’horizon,
Sans but, en écoutant si la retraite sonne.
Il était sans ami, sans pays, sans personne,
Sans rien. Il ne pouvait se faire à son état
Et parfois souhaitait que la guerre éclatât.
A ce mot, prononcé simplement, la servante
Eut un petit frisson de soudaine épouvante,
Et s’approchant, avec un bon geste de sœur :
« Ne parlez pas ainsi, » dit-elle avec douceur ;
Puis elle prit les mains du soldat, sans rien dire,
Et tous deux, essayant un douloureux sourire,
Écoutèrent au loin mourir le chant des nids.
Alors – mystérieux témoin, je te bénis,
Amour, consolateur dernier des misérables,
Je vous bénis, ô nuit, ô rameaux vénérables
Qui les cachiez, pendant qu’ils oubliaient un peu !
En silence, les mains froides, la tête en feu,
Ils virent dans l’azur les étoiles éclore,
Puis longtemps et tout bas échangèrent encore,
Heureux et confiants, l’un près de l’autre assis,
Leurs modestes espoirs et leurs humbles soucis.
Le murmure des voix, plus craintif et plus tendre,
S’affaiblit ; et, bientôt après, je pus entendre
– Car l’ombre m’empêchait de voir les deux amis –
Un baiser, qu’un soupir d’abord avait promis,
Vibrer, pareil au bruit d’un oiseau qui s’effare.
Tout à coup une claire et brutale fanfare
Éclata dans la nuit profonde du jardin.
Le soldat inquiet se releva soudain :
Il fallait se quitter, car c’était la retraite.
Oh ! le triste moment d’un départ qui s’apprête !
Vingt fois on se redit qu’on se reverrait là ;
Et le pauvre amoureux en hâte s’en alla,
Mais non sans regarder bien souvent en arrière.
Elle, les yeux baissés comme pour la prière,
Triste, joignant les mains sur son tablier blanc,
Resta longtemps rêveuse et seule sur le banc.
Lentement s’éloignait la fanfare importune ;
Et, lorsque dans le ciel monta le clair de lune,
Je la vis, pâle encor du baiser de l’amant
Et les larmes aux yeux, écouter vaguement
La retraite s’éteindre au fond du crépuscule.
Et je n’ai pas trouvé cela si ridicule.