Titre : Fêter chaque parole
Auteur : Jacques Izoard
Morceaux de dents, grains, déchets d'ongle ou de tabac, je ne sais quels fragments d'objets, je ne sais quels haillons, quels couteaux, quels sifflets, quels cris de buis... Ainsi, les
mots se suivent sur la page, font bonne parole, bonne mesure. Mais il suffit d'ouvrir les yeux: le regard, glu sans veines, ne déchire sans doute que la nappe noire du sommeil, n'arrache
que la coque légère du vent, ne détruit que l'apparence du chemin.
Suffit-il donc de lire? Peut-être. Alors, chaque possible, autre et semblable, affleure. De toutes les directions affluent des lieux, des aires, des espaces.
Histoires coloriées, récits inachevés, on-dit, liturgies, bleues anecdotes, enfantillages, contes de ressasseurs.
Une activité multiple naît : prononcés, les mots meurent, s'effritent; aurons-nous la longue patience de les ressusciter ? (Les dire, malgré tout, les écrire sans
cesse, à satiété, jusqu'à les vider de leur sang, de leur sens...) Ainsi, nous épierons le mot «maison» dit dans l'arbre et le mot «arbre» dit dans
la maison.
Et je voudrais que nous soyons nombreux à fêter -travestir, dénuder, trahir - chaque parole. Où dorment les séismes, dorment les aphasies, et ce que je disais tel hiver
sans ambages («Les femmes assourdissent les traquenards, les commerces de jambes et de pluies»).
N'importe-t-il pas de contrefaire notre écriture, de nous glisser entre l'encre et le papier? En cet écart, tout existe souverainement: contrées de haute lucidité où
les mots sont ce qu'ils sont, signes purs, dessins sans ombre.
Sans l'écriture gauche sous la main (sans la main elle-même), nos conversations ne perdraient-elles pas crêtes et sabots, incendies ou ronronnements?
J'apprenais à écrire, à être. J'apprenais à lire, à être. Le poème conduit, confusément, vers ce que l'on est. Mais que d'échecs, que de
chemins battus sans issue! Nos mots les plus simples bougent, pourtant: vois le geste de l'a, le geste du b. Ainsi court la phrase, ainsi s'accroche-t-elle au papier. Pour tous, la poésie
regorge de mots. À travers elle, nous sommes sains et saufs. Mais vit toujours la ville et ceux qui vivent ici, ceux qui disent «muscat», «coups pleuvent»,
«courants d'air».
Voix du papier déchire l'ouïe, quand le glas casse le sang, quand le langage natal avoue.