Titre : Le péché
Auteur : Emile Verhaeren Recueil : Les Campagnes hallucinées
Sur sa butte que le vent gifle,
Il tourne et fauche et ronfle et siffle
Le vieux moulin des péchés vieux
Et des forfaits astucieux.
Il geint des pieds jusqu’à la tête,
Sur fond d’orage et de tempête,
Lorsque l’automne et les nuages
Frôlent son toit de leurs voyages.
L’hiver, quand la campagne est éborgnée,
Il apparaît une araignée
Colossale, tissant ses toiles
Jusqu’aux étoiles.
C’est le moulin des vieux péchés.
Qui l’écoute, parmi les routes,
Entend battre le cœur du diable,
Dans sa carcasse insatiable.
Un travail d’ombre et de ténèbres
S’y fait, pendant les nuits funèbres,
Quand la lune fendue
Gît-là, sur le carreau de l’eau,
Comme une hostie atrocement mordue.
C’est le moulin de la ruine
Qui moud le mal et le répand aux champs,
Infini, comme une bruine.
Ceux qui sournoisement écornent
Le champ voisin en déplaçant les bornes ;
Ceux qui, valets d’autrui, sèment l’ivraie
Au lieu de l’orge vraie ;
Ceux qui jettent les poisons clairs dans l’eau
Où l’on amène le troupeau ;
Ceux qui, par les nuits seules,
En brasiers d’or font éclater les meules,
Tous passèrent par le moulin
Encore :
Les conjureurs de sorts et les sorcières
Que vont trouver les filles-mères ;
Ceux qui cachent dans les fourrés
Leurs ruts et leurs spasmes vociférés ;
Ceux qui n’aiment la chair que si le sang
Gicle aux yeux, frais et luisant ;
Ceux qui s’entr’égorgent, à couteaux rouges,
Volets fermés, au fond des bouges ;
Ceux qui flairent l’espace
Avec, entre leurs poings, la mort pour tel qui passe,
Tous passèrent par le moulin.
Aussi
Les vagabonds qui habitent des fosses
Avec leurs filles qu’ils engrossent ;
Les fous qui choisissent des bêtes
Pour assouvir leur rut et ses tempêtes ;
Les mendiants qui déterrent les mortes
Rageusement et les emportent ;
Les couples noirs, pervers et vieux,
Qui instruisent l’enfant à coucher entre eux deux ;
Tous passèrent par le moulin.
Enfin :
Ceux qui font de leur cœur l’usine,
Où fermente l’envie et cuve la lésine ;
Ceux qui dorment, sans autre vœu,
Avec leurs sous, comme avec Dieu ;
Ceux qui projettent leurs prières,
Croix à rebours et paroles contraires ;
Ceux qui cherchent un tel blasphème
Que descendrait vers eux Satan lui-même ;
Tous passèrent par le moulin.
Ils sont venus sournoisement,
Choisissant l’heure et le moment,
Les uns lents et chenus
Et les autres mâles et fermes.
Avec le sac au dos.
Ils sont venus des bourgs perdus
Gagnant les bois, tournant les fermes,
Les vieux, carcasses d’os,
Mais les jeunes, drapeaux de force.
Par des chemins rugueux comme une écorce,
Ils sont montés — et quand ils sont redescendus,
Avec leurs chiens et leurs brouettes
Et leurs ânes et leurs charrettes,
Chargés de farine ou de grain,
Par groupes noirs de pèlerins,
Les grand’routes charriaient toutes,
Infiniment, comme des veines,
Le sang du mal parmi les plaines.
Et le moulin tournait au fond des soirs,
La croix grande de ses bras noirs,
Avec des feux, comme des yeux,
Dans l’orbite de ses lucarnes
Dont les rayons gagnaient les loins.
Parfois, s’illuminaient des coins,
Là-bas, dans la campagne morne
Et l’on voyait les porteurs gourds,
Ployant au faix des péchés lourds,
Hagards et las, buter de borne en borne.
Et le moulin ardent,
Sur sa butte, comme une dent,
Alors, mêlait et accordait
Son giroiement de voiles
Au rythme même des étoiles
Qui tournoyaient, par les nuits seules.
Fatalement, comme ses meules.